Sénégal: Louis Camara, écrivain Grand Prix pour les lettres 1996 - "Si le monde doit être sauvé, ce sera par la culture, l'échange fécondant"

interview

De la lignée des grands écrivains-conteurs tels que Birago Diop, Amadou Hampâté Ba, Bernard Dadié ou encore Amos Tutuola, qu'il considère comme ses maîtres, Louis Camara, Grand Prix du Président de la République pour les lettres (édition 1996), a produit une œuvre remarquable par son originalité et sa qualité littéraires.

Dans cet entretien, le conteur d'Ifa livre quelques facettes de son talent littéraire mais également sa connaissance pointue de la culture yorouba, sa principale source d'inspiration. Il s'est appesanti aussi sur le récent classement du " ceebu jën " au patrimoine immatériel mondial de l'Unesco... .

Louis Camara, en ce mois de mai 2022, le plat national sénégalais, le " ceebu jën ", a été inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco. En tant qu'écrivain, que vous inspire cette distinction ?

En tant que " Domou Ndar " bon teint, cette inscription du " ceebu jën " à l'Unesco ne peut évidemment que me faire éprouver un immense plaisir et de la fierté pour mon pays d'abord et pour ma ville en particulier, car tout le monde sait que ce plat est originaire de Saint-Louis où sa recette a été créée par la dame Penda Mbaye. C'est donc une excellente chose pour l'image de marque du Sénégal et c'est un atout sur le plan de ce qu'il est convenu d'appeler la " diplomatie gastronomique ".

Il faut souligner qu'un autre pays du " tiers-monde ", et de la diaspora africaine, Haïti en l'occurrence, a également vu son plat national, la " soupe joumou " être classé sur la liste du patrimoine immatériel au même titre que notre " ceebu jën " national. Selon certaines sources historiques, ce plat aurait été préparé pour la première fois pour célébrer l'éclatante victoire des troupes de Toussaint Louverture sur l'armée napoléonienne qui tentait de rétablir l'esclavage sur l'île. Ces deux spécialités culinaires, l'une en provenance du continent africain, l'autre de la diaspora noire des Caraïbes, ont été ajoutées à la liste des œuvres du " Patrimoine africain mondial " de l'Unesco le 5 mai dernier.

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Que peut-on retenir de cette " Journée du patrimoine mondial africain " ?

Il faut peut-être préciser que pour ce cas précis du " ceebu jën " et de la " soupe joumou ", il s'agit du patrimoine immatériel, par opposition au patrimoine matériel. Pour être plus succinct et précis que possible, on peut dire que le patrimoine culturel immatériel concerne avant tout les œuvres de l'esprit et la créativité humaine en général. Il recouvre aussi bien la poésie ou la littérature orale traditionnelle, la musique, le chant, la danse, le théâtre, les rites et même, comme on l'a vu cette année, la cuisine.

Pour revenir à votre question, " La journée du patrimoine mondial africain " a été proclamée par la 38ème session de l'assemblée générale de l'Unesco en novembre 2015 et elle est depuis lors fêtée le 5 mai de chaque année. C'est une occasion privilégiée pour mettre en valeur puis classifier un élément du patrimoine immatériel du continent africain ou de sa diaspora. Personnellement, je me sens concerné par cette journée de commémoration du patrimoine africain mondial en tant qu'écrivain mais aussi en tant que connaisseur du système divinatoire d'Ifa, lui aussi inscrit sur la liste du patrimoine mondial immatériel depuis 2008.

Comment êtes-vous devenu " un connaisseur ", pour reprendre vos propres termes, du système divinatoire d'Ifa ?

Je ne pourrais pas vous expliquer cela en seulement quelques mots, mais sachez qu'il m'a fallu lire beaucoup d'ouvrages et même faire un voyage jusqu'au Bénin et au Nigeria pour avoir plus d'informations sur le sujet.

Pouvez-vous nous expliquer concrètement ce qu'est le système divinatoire d'Ifa ?...

Pour faire plus court, disons tout simplement Ifa. Eh bien, Ifa désigne trois choses complémentaires : d'abord la divination à proprement parler, avec ses techniques propres et ses instruments particuliers, ensuite un ensemble de textes oraux, divisés en 256 chapitres, que l'on récite à la fin de la divination, enfin Ifa est l'une des deux appellations du dieu de la divination, de la sagesse et de l'activité intellectuelle, également connu sous le nom d'Orounmila. Cette divinité (Orisha) du panthéon yorouba est en quelque sorte le trait d'union entre le monde des dieux et celui des hommes qui ont toujours besoin de le consulter au moyen de la divination, pratiquée par des spécialistes appelés Babalawos ou " pères des secrets ". Ifa est donc un élément fondamental dans la société traditionnelle yorouba, car c'est lui qui dicte aux êtres humains la conduite à tenir au cours de leur existence terrestre. Le système divinatoire d'Ifa est aujourd'hui encore très pratiqué au Bénin et au Nigéria, mais plus encore au Brésil (le Candomblé) et à Cuba (la Santeria) où il a été apporté par les esclaves yoroubas au cours de la traite négrière.

Quel rapport cela a-t-il avec vous qui êtes écrivain ?

Je vais peut-être vous surprendre en vous disant que si je suis devenu écrivain, c'est en partie grâce à Ifa, car c'est en découvrant la poésie divinatoire yorouba que l'idée m'est venue d'écrire des contes qui s'en inspiraient. J'ai d'abord écrit " Le choix de l'Ori " qui a obtenu le Grand Prix du Président de la République pour les lettres l'année même de sa publication, en 1996.

Ensuite il y eu successivement " Iyewa ", " Kankan le maléfique ", un conte pour enfants, " Le tambour d'Orounmila " et " Histoire d'Aganoribi ". Entretemps j'ai approfondi mes recherches sur la culture et la mythologie yorouba, ce qui m'a conduit à écrire des articles sur le sujet et même à adapter en français un roman yorouba écrit en 1935 par D.O Fagunwa et traduit en anglais par Wole Soyinka. On peut donc dire que vous n'êtes pas seulement un écrivain, mais aussi un chercheur...

Oui, c'est exactement cela, un écrivain doublé d'un chercheur, mais un chercheur indépendant et non un universitaire. Cependant, j'aurais souhaité que mes travaux de recherche personnels puissent être reconnus et validés au niveau de l'université car cela seul pourrait leur donner une certaine valeur pour ne pas dire une valeur certaine car reconnue par une institution de l'enseignement supérieur.

Avez-vous fait des démarches dans ce sens ?

Pas vraiment. Vous savez, l'université n'ouvre pas ses portes si facilement que ça et il faut donner des preuves concrètes de ce vous avancez, surtout si vous n'êtes pas du sérail. La première chose qu'il me faut faire, c'est de proposer mon travail à qui de droit pour qu'il puisse juger de l'opportunité de le sanctionner positivement ou non. Mais il faudrait aller vite car à présent je prends de l'âge, le temps passe et n'attend personne. Une chose cependant me réconforte et m'encourage à pousser plus loin dans ce sens, c'est que mes œuvres de fiction ont servi de corpus dans une thèse de doctorat en littérature comparée à l'Université Gaston Berger, il y a deux ans de cela. Le candidat, maintenant docteur, a d'ailleurs brillamment réussi sa soutenance et j'en étais très heureux car j'y avais assisté personnellement.

Que devient le Saint-Louisien, le " Domou Ndar " que vous êtes avant tout ?

(Rires) Eh bien, le " Domou Ndar " est toujours là, fier de l'être et bien ancré dans son terroir, dans sa culture à laquelle il a ajouté un supplément d'âme grâce à la littérature et à la découverte d'une autre culture africaine qu'il a faite sienne. Je suis certain que Mame Coumba Bang n'est pas mécontente de moi car j'ai même voulu l'immortaliser à travers un conte éponyme. Vous savez, je suis un partisan de " l'enracinement et l'ouverture " et je pense que si le monde doit être sauvé, ce sera par la culture, par l'échange fécondant de toutes les cultures du monde et leur enrichissement mutuel pour le plus grand bien de l'humanité.

Avez-vous d'autres publications en vue ?

Oui, j'attends la publication prochaine d'un conte pour enfants et j'espère que mon éditeur ne fera pas trop languir ces petits chérubins. J'ai déjà écrit un conte pour enfants intitulé " Kankan le maléfique " en 2001. Celui-ci sera le deuxième. Écrire pour les enfants est un exercice particulier auquel les écrivains doivent aussi essayer de s'adonner. Les enfants ont besoin de " nourriture spirituelle " autant ou peut-être même plus que les adultes : il faut leur en fournir qui soit d'excellente qualité et adaptée à leurs besoins.

À part ça, j'avoue que j'écris de moins en moins et que je consacre de plus en plus de temps à la lecture des œuvres de la littérature mondiale et à la méditation. Peut-être est-ce aussi un des effets de l'âge qui fait que l'on aspire davantage au calme, à la sagesse et que l'on est plus enclin à " cultiver son jardin " comme y invitait Voltaire en son temps. Mais en attendant, je reste encore et je l'espère pour toujours, " Le conteur d'Ifa ".

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