Tunisie: Tribune - La République des constitutionnalistes ?

13 Juin 2022

Si on ne devait retenir qu'une seule leçon de la dernière décennie, elle serait de ne pas confondre politiciens, experts et élites nationales. A l'ère de la surabondance des moyens de communication, le risque de mélanger les genres est énorme et la juste mesure est difficile à trouver. Deux illustrations viennent à l'esprit. La récente épidémie de Covid-19 nous a démontré à quel point les opinions personnelles d'experts autoproclamés en Covid pouvait s'apparenter à une manipulation politique et causer la mort de millions de personnes à travers le monde.

Autre exemple tout aussi dramatique: l'islam politique s'est enraciné dans nos sociétés grâce à des hommes politiques qui s'avançaient drapés d'une connaissance supposée exclusive des textes sacrés. Il s'agissait en réalité d'interprétations temporelles, personnelles et souvent machistes des textes. En d'autres termes, des politiciens se sont autoproclamés porte-parole d'Allah pour installer une théocratie soft, mais une théocratie ! En ce moment, le qualificatif cheikh pourrait être remplacé par celui de professeur en droit constitutionnel. Un débat d'ego machistes de professeurs en droit constitutionnel tient lieu et place d'un débat de société éminemment politique, que dis-je exclusivement politique !

L'étalement, en préambule des interventions, des titres académiques des uns et des autres censés nous rassurer, en réalité ils nous inquiètent. Mettre en avant ses titres académiques anciens ou actuels ou parfois même usurpés traduit la faiblesse des arguments. Une sorte d'arme de dissuasion qui dit : attention, nous sommes la référence en la matière. Certes vous l'êtes, mais vous ne devez pas pour autant devenir des ayatollahs constitutionnalistes. Depuis quelque temps, cette forme d'intimidation a permis la diffusion de choix idéologiques, parfois irrationnels, toujours non argumentés, par le Président de la République. Comme si cela ne suffisait pas, toujours sous couvert d'expertise, quelques professeurs en droit se sont lancés dans cette arène. La démarche est d'autant plus choquante qu'elle provient d'universitaires qui ont refusé la mainmise du religieux sur la vie politique. Clairement les errements idéologiques des dix dernières années ne nous ont pas immunisés contre les théories les plus farfelues.

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Tous les juristes vous le diront, le rêve de tout constitutionnaliste est de rédiger sa propre Constitution. Tous l'ont fait discrètement dans un coin à un moment ou un autre de leur vie.

La rédaction d'une constitution, qu'elle soit le fruit d'une assemblée constituante ou d'un pouvoir exécutif qui s'attribue ce droit, répond des normes reconnues. Elle doit être dans tous les cas de figure validée par à des experts, spécialistes en droit constitutionnel. Ce n'est pas un sujet. Tous savent aussi que la mise en place des mécanismes démocratiques énoncés par le texte demande des années, une réflexion permanente rythmée par des ajustements réguliers dictés par l'expérience acquise et l'évolution de la société. Les failles ou même les incohérences d'une constitution constatées au fil du temps existent et existeront dans tous les textes. La prochaine constitution en comportera sans aucun doute ! Dans ce contexte, on ne peut pas croire que le travail technique a été la principale motivation de nos experts hypermédiatisés. Ils ont ouvert la boîte de Pandore et la future constitution est d'avance condamnée à disparaître rapidement. C'est une certitude.

Ils ont aussi ouvert la boite de Pandore parce qu'entre la validation technique des textes écrits par les politiques et faire soi-même ces choix, il existe une barrière virtuelle. La franchir, c'est perdre sa crédibilité académique. En affichant en ce moment leur conception de la place de la religion ou de la femme dans la société, ils perdent toute légitimité. A la rigueur, j'aurais compris qu'ils nous expliquent qu'une constitution doit être à la fois une déclaration et une garantie des libertés, ou alors qu'ils promettent de veiller à ce que le texte les garantisse, sans s'aventurer dans les sables mouvants des choix politiques. Prendre position sur la nature ou les limites de ces libertés est un choix de société qui ne peut qu'être politique, en se risquant sur ce terrain, ils ont perdu toute légitimité si tant est qu'ils en aient eu une. Le processus étant faussé dès le départ, cela n'a rien de surprenant.

Par ailleurs, la crainte plébiscitaire exprimée par les forces démocratiques n'est pas une vue de l'esprit. Le président de la République lui-même l'a dit en 2018 lors d'une conférence à la fondation Temimi : les craintes à l'égard de l'institution référendaire sont historiques. Dans notre histoire en Tunisie et dans le monde arabe, le recours au référendum a toujours été motivé par la tentation autocratique. Nos experts en droit constitutionnel savent pertinemment qu'en validant le recours à un référendum "sauvage" sans les garanties reconnues dans le monde entier ne conférera pas au texte son caractère de norme fondamentale, mais en revanche c'est bel et bien la preuve de leur complicité avec le régime. Tel qu'il est prévu, ce référendum ne sera pas la forme la plus élevée de démocratie directe mais une arme entre les mains du pouvoir en place.

Les défis internes et externes économiques et sociétaux que nous affrontons en ce moment exigent de tous, sans exception, des engagements qui vont bien au-delà d'une expertise dans un domaine donné. Les universitaires autant que les autres ont le devoir d'enrichir ces débats et, le cas échéant, éclairer l'opinion, mais ne leur confère en aucun cas une supériorité sur les autres citoyens. La liberté d'expression des universitaires doit être absolue tant qu'elle est exercée dans leurs activités de recherche et d'enseignement. En dehors de ce cadre, leurs opinions n'engagent que leur personne.

Hors cadre académique, étaler ses titres universitaires dans un débat est malsain. Il s'apparente à de l'intimidation intellectuelle. Se faire appeler Professeur ou Monsieur le Doyen est déplacé. Qu'un juriste retraité qui fut un doyen respecté il y a environ un demi-siècle, ancien directeur d'université libre s'engage dans une action politique, c'est une bonne chose. C'est une personne influente dans la société. Mais en matière de choix politiques, ses anciens titres universitaires ne lui donnent aucune prééminence sur ses concitoyens.

Le but non déclaré de la mise en avant de ses anciennes fonctions est en réalité d'anesthésier notre vigilance et de nous faire avaler la pilule. Ce qui est fait en ce moment n'est rien d'autre qu'un tour de passe-passe destiné à enrober un choix politique pour donner un crédit académique à des opinions strictement personnelles. Le texte publié par l'ensemble des doyens en fonction qui ont refusé de participer au dialogue national ne dit pas autre chose, il insiste sur le fait que la liberté académique impose de ne pas utiliser ses titres pour faire de la politique.

La participation des élites de toutes sortes dans les débats est essentielle. Leur stigmatisation est un abus aussi nocif que leur instrumentalisation. L'action volontairement clivante du Président de la République tend à faire des élites soit des bourreaux, soit des vassaux. Une parole présidentielle aussitôt prononcée aussitôt contredite par lui-même explique tous les errements. Le climat actuel d'incertitudes anxiogènes est sciemment entretenu. Le flou savamment entretenu alimente la peur. Il sera lourd de conséquences,

Ce n'est pas exagérer que de dire que notre avenir semble dépendre des humeurs d'un homme. Ce n'est pas par hasard que les exégètes de la parole présidentielle, les devins, les désespérés, les rêveurs prolifèrent. Qu'un universitaire aussi respectable adhère à des choix politiques soit. Il a comme tout un chacun des goûts personnels, des orientations politiques et même une équipe sportive qu'il soutient. C'est des choix qui n'engagent que sa personne et lorsqu'il s'exprime sur un sujet il le fait en tant que simple citoyen. Être expert dans un domaine n'autorise pas tout. Notre République ne doit pas être celle des juges ou des experts ou des élites ou des universitaires, elle ne peut être que celle de tous les citoyens.

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