Sénégal: Ouvrage collectif - Ousmane Kane, une contre-histoire de l'érudition islamique en Afrique

5 Juillet 2022

Il est maintenant bien connu que le développement de l'érudition islamique et arabe en Afrique subsaharienne n'a pas du tout été séparé de celui d'autres centres d'enseignement islamique dans le monde musulman au sens large.

L'ouvrage collectif, publié sous la direction d'Ousmane Oumar Kane, Professeur à l'Université Harvard, aux États-Unis, et intitulé : " Érudition islamique en Afrique " (Cerdis, Dakar, 2021, 490 p.), déconstruit les idées reçues et explore de nouvelles pistes de recherche en les articulant au contexte mondial. L'auteur sera à Dakar, ce 19 juillet, pour une cérémonie de dédicace au Warc.

La récente visite de médiation du Khalife général de la Fayda, Cheikh Mouhammadou Mahi Niasse, au Darfour, a mis en lumière une histoire peu connue du grand public. Celle d'une érudition islamique en Afrique de l'Ouest et son rayonnement jusqu'en Afrique du Nord. Pourtant, cette histoire est connue des spécialistes. En effet, entre 2004 et 2016, beaucoup de travaux universitaires ont donné une visibilité importante à l'étude de l'érudition en Afrique. À titre d'exemple, on peut citer l'ouvrage coordonné par Shamil Jeppie et Souleymane Bachir Diagne, intitulé : " The Meanings of Timbuktu " (Cape Town : Human Sciences Research Council, 2008).

Ainsi, ces dernières années, l'étude de l'érudition islamique s'est considérablement développée, attirant de nombreux chercheurs. Mais, il n'existait pas d'ouvrage faisant le point sur l'état de la recherche dans le domaine. Pour pallier ce manque, Ousmane Oumar Kane, Professeur titulaire de la Chaire Alwaleed Bin Talal Islam et sociétés musulmanes contemporaines à l'Université Harvard (États-Unis), a organisé, en février 2017, une conférence internationale sur le thème : Textes, Connaissances, pratique : le sens de l'érudition en Afrique musulmane, qui avait réuni 25 universitaires affiliés à 21 universités d'Europe, du Moyen-Orient, d'Afrique et des États-Unis. Les actes de cette conférence ont été publiés dans un ouvrage collectif, toujours sous la direction d'Ousmane Kane, sous le titre : " Érudition islamique en Afrique. Nouvelles pistes de recherche et contexte mondial " (Cerdis, Dakar, 2021, 490 p.).

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L'arabe, une langue africaine

Si l'étude de l'érudition islamique en Afrique connaît, comme nous le disions, un renouveau ces dernières années, pour Zachary Wright (Nothwestern University du Qatar), un des contributeurs de cet ouvrage collectif, l'enthousiasme que suscitent actuellement les 'Ajamī africains " se fonde sur une méprise du fait qu'il est hautement probable que la plus grande partie de la production intellectuelle islamique au Sénégal, par exemple, est écrite en arabe plutôt qu'en wolofal ('Ajamī wolof). Mieux, souligne le spécialiste, la production des écrits islamiques en Afrique de l'Ouest dépasse celle de tous les peuples musulmans non arabes. " L'Islam et la langue arabe ne sont plus étrangers en Afrique qu'ils ne le sont en Syrie, au Liban, en Palestine, en Irak... La langue arabe est de loin la première langue africaine ", écrit, à ce propos, Ousmane Kane.

En déconstruisant certaines idées reçues - par exemple, les lettrés subsahariens seraient principalement des consommateurs de connaissances produites ailleurs, la dichotomie oralité/textualité... - les auteurs remettent en cause le postulat implicite que les érudits subsahariens tendent à être des partenaires de second plan dans les relations intellectuelles entre l'Afrique du Nord et de l'Ouest. Zachary Wright affirme même que les lettrés de l'Afrique subsaharienne " ont contribué, d'une manière active, au champ intellectuel couvrant [une partie de leur région] mais aussi le Maroc et l'Égypte et remontant, au moins, au 16ème siècle ". Ainsi, à rebours d'une " compréhension superficielle " qui voudrait que les ordres soufis soient essentiellement un cadeau du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord à l'Afrique subsaharienne, il montre que, bien au contraire, les lettrés d'Afrique noire ont, pendant longtemps, été impliqués dans la formulation des ingrédients constitutifs du concept de " tarīqa Muhammadiyya " ayant fortement inspiré la " Tijāniyya ". Il cite à l'appui l'histoire d'un lettré de Borno nommé 'Abdallah al-Barnāwī, un des maîtres de 'Abd al- 'Azīz al-Dabbāgh, dont les enseignements ont exercé une influence considérable sur Cheikh Ahmad al-Tijānī. Il en est de même des doctrines de la Salafiyya/Wahhābiyya dont on suppose qu'elles ont été introduites en Afrique par des pèlerins de retour au pays.

L'historien et islamologue Chanfi Ahmed démontre, dans sa contribution, que les lettrés d'Afrique de l'Ouest ont contribué à la consolidation du régime de 'Abd al- 'Azīz b. Sa'ūd dans le domaine de l'enseignement et de la prédication, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Arabie saoudite, ainsi qu'à l'élaboration de la théologie wahhabite.

Réseaux d'échanges intellectuels

Les contributeurs de ce foisonnant volume montrent qu'avant l'érection des frontières coloniales en Afrique de l'Ouest, la région sahélienne abondait de réseaux d'échanges intellectuels de grande envergure et au sein desquels textes et lettrés circulaient sans entrave. Aujourd'hui, il est clairement établi qu'au-delà de Tombouctou, voire Al-Azhar, il existait de nombreux foyers d'érudition en Afrique de l'Ouest où on pouvait acquérir une solide érudition islamique. Néanmoins, comme le montre le dialogue entre Cheikh Ibrahim Niasse (1900-1975) avec un lettré égyptien rencontré à la Mecque, que rapporte Ousmane Kane dans l'épigraphe de l'introduction de cet ouvrage, certains ne peuvent pas imaginer, aujourd'hui encore, qu'on puisse acquérir une érudition islamique solide en dehors d'Al-Azhar et encore moins en Afrique de l'Ouest.

L'un des mérites des contributeurs de cet ouvrage, c'est de déconstruire cette idée reçue en montrant non seulement la présence, de longue date, des Africains subsahariens dans les plus prestigieux établissements d'enseignement supérieur islamique, mais aussi les musulmans d'Afrique noire ont été d'éminents enseignants à Al-Azhar et dans d'autres grands centres intellectuels islamiques dans le monde entier. À titre d'exemple, on peut citer l'histoire de Muhammad Al-Kasnāwī (m. 1741), dont Dahlia Gubara (Université américaine de Beyrouth), couvre la biographie dans ce livre. Tout comme Cheikh Ibrahim Niasse (qui avait reçu toute son instruction auprès de son père à Kaolack), Al-Kasnāwī avait reçu toute son éducation dans l'actuel nord du Nigeria avant de se rendre aux Lieux Saints pour accomplir le pèlerinage et se fixer, par la suite, à Al-Azhar où il a formé beaucoup d'étudiants. De nombreux autres exemples sont cités dans ce livre. Comme Ahmad Bāba al-Timbbuktī (mort en 1627), déporté de Tombouctou au Maroc à la suite de l'invasion saadienne de Songhay, où il a enseigné dans les écoles les plus réputées et formé des sommités...

La transformation du Hajj

La recherche de connaissances et de certifications était l'un des objectifs du pèlerinage aux Lieux Saints de l'Islam. Ousmane Oumar Kane analyse, dans sa contribution, la transformation de la tradition du pèlerinage musulman en Afrique de l'Ouest. En effet, il montre que non seulement le développement technologique " réoriente " le pèlerinage et élimine la tradition d'apprentissage péripatétique qui, naguère, lui était associée, mais aussi la diffusion des ordres soufis du Maghreb, la Tijāniyya notamment, crée une nouvelle destination de pèlerinage en Afrique du Nord. D'autres contributions explorent de nouvelles pistes de recherche en matière d'érudition islamique en Afrique : les liens entre textualité et oralité, l'impact des réseaux sociaux sur celle-ci, les liens entre soufisme et jurisprudence, la place du texte sacré dans la culture populaire, la transmission des connaissances dans les communautés musulmanes africaines ou encore la place centrale du 'Ajamī dans ce processus.

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