Sénégal: [Le Joola] Plainte en France - Chronique d'une bataille judiciaire

Bateau Le Joola à Ziguinchor
28 Septembre 2022

En aout 2003, une information judiciaire a été ouverte en France sur les responsabilités ayant conduit au naufrage du bateau " Le Joola ". Celui-ci avait fait près de 1.900 morts, dont 18 Français, le 26 septembre 2002. Retour sur les faits marquants de cette bataille judiciaire dont l'épilogue a eu lieu en octobre 2018, avec un non-lieu dans l'enquête française.

Il aura fallu 16 longues années pour aboutir au résultat définitif d'un véritable marathon judiciaire. En octobre 2018, la Cour de cassation de Paris a définitivement validé le non-lieu dans l'enquête française sur le naufrage du bateau " Le Joola ". Pourquoi la justice française avait-elle été saisie pour un drame qui s'est déroulé en Afrique de l'Ouest ? Elle l'a été par l'association des familles des victimes françaises du " Joola " dont le président est Alain Verschatse dès aout 2003. Leur plainte évoquait des " homicides involontaires par violation délibérée des règles de prudence ou de sécurité, blessures involontaires par violation délibérée des règles de prudence ou de sécurité, et non-assistance à personne en péril ".

Mandats d'arrêt internationaux

Après l'ouverture de l'enquête, la justice française avait lancé des mandats d'arrêt internationaux contre neuf puis sept officiels sénégalais (ceux concernant Mame Madior Boye, Premier ministre, au moment du naufrage, et son Ministre des Forces armées de l'époque, Youba Sambou, avaient été annulés par la Cour de cassation en application de l'immunité de juridiction de l'État).

Il y a quatre ans, donc, cette haute juridiction française qu'est la Cour de cassation a rejeté leur pourvoi et validé ainsi le non-lieu prononcé par la Cour d'appel de Paris en juin 2016. En effet, des juges d'instruction d'Evry (Tribunal situé en région parisienne) avaient rendu, en octobre 2014, une ordonnance de non-lieu en justifiant leur décision par les " dispositions internationales applicables " à ce naufrage qui les empêchait d'engager des poursuites en France contre sept responsables sénégalais de l'époque, civils et militaires. C'était l'angle d'attaque des avocats de l'État sénégalais, dès le début de cette bataille judiciaire.

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En 2012, année symbolique du 10e anniversaire de commémoration du drame, quatre audiences concernant l'affaire s'étaient tenues devant les juridictions françaises. Au cours de celle de mars, la défense des sept Sénégalais campait sur les mêmes arguments avancés depuis plusieurs années. Au Palais de justice de Paris, situé dans le majestueux quartier de l'ile de la Cité, Me Aïssata Tall Sall, membre du pool d'avocats des Sénégalais mis en cause, considérait que " les juridictions françaises ne sont pas compétentes en vertu des textes internationaux ".

Loi " Montogo Bay "

L'avocate sénégalaise faisait référence à la loi sur le droit de la mer communément appelée Montogo Bay. " Lorsqu'un navire fait un accident en mer, cette loi nous dit que c'est l'État auquel appartient le navire qui est compétent pour juger du sinistre. Pour "Le Joola", il n'y a donc que l'État du Sénégal qui est légitime pour organiser un procès et situer les responsabilités ". Me Sall avait également soulevé un deuxième point concernant la coopération de convention judiciaire du 29 mars 1974, entre le Sénégal et la France. " Elle stipule que quand les ressortissants d'un État subissent un sinistre, c'est l'État du lieu du sinistre qui est compétent. L'État des victimes doit "simplement" apporter son concours dans la manifestation de la vérité ".

Pour conforter la défense des sept Sénégalais mis en cause devant la justice française, un troisième argument avait été brandi : il s'agit de la coutume internationale qui n'est écrite nulle part, mais respectée par tous. " Elle dit qu'en matière de droit international, lorsque celui qui a commis le délit ou le crime est l'État, son représentant ou ses agents, c'est ce même État qui est compétent pour tout jugement ", avait également précisé Me Tall Sall. Les juges du Tribunal d'Evry ont été réceptifs à ces arguments. Leur non-lieu de 2014 a été confirmé par la Cour d'appel de Paris en 2016, puis par la Cour de cassation en octobre 2018.

Pour justifier du caractère mal fondé de la requête de l'association des victimes, la justice française a également rappelé sa " jurisprudence constante, selon laquelle un État ne peut être soumis à la juridiction d'un autre État ". Ainsi, elle considère que l'octroi de l'immunité souveraine à un État dans une procédure civile poursuit le but légitime d'observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États en garantissant le respect de la souveraineté des autres États. " La procédure pénale en France n'a malheureusement pas évolué depuis que la Cour de cassation a rendu un arrêt dans lequel elle reconnait l'immunité aux personnes qui exerçaient des fonctions de puissance publique ", informait, jeudi, Me Simon Ndiaye, membre actif de cette bataille judiciaire.

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ALAIN DEVALPO, AUTEUR D'UN DOCUMENTAIRE SUR LE DRAME

" Il fallait donner une dimension universelle à une histoire particulière "

Journaliste indépendant, auteur, documentariste, Alain Devalpo a travaillé sur plusieurs continents pour de nombreux médias francophones. Depuis quelques années, il s'investit dans le domaine de l'éducation aux médias et à l'information en développant le projet Globe Reporters. Il est l'auteur du documentaire " Souvenons-nous du Joola ", réalisé pour France Culture et diffusé en 2012.

Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur le sujet du naufrage du bateau " Le Joola " ?

J'entre dans le monde du journalisme au milieu des années 1990. Correspondant en Amérique latine pour Radio France internationale, je m'intéresse alors aux questions d'actualité. Quand je croise l'histoire du naufrage du " Joola " en 2011, mon travail de journaliste a évolué vers le documentaire radiophonique. Je suis désormais producteur indépendant pour France Culture, la radio du documentaire en France. Il y a une grande différence entre un reportage et un documentaire. Lors d'un reportage, le journaliste décrit des faits qu'il contextualise. Le documentariste est un auteur. Il met en scène le réel. Il a plus de libertés que le journaliste qui doit respecter une déontologie. En 2011, je suis en Casamance et je comprends l'importance que représente l'histoire du " Joola " pour cette région. J'apprends qu'un Français, survivant du drame, Patrice Auvray, vit à Kafountine. Lors de notre rencontre, Patrice me raconte qu'il vient de terminer le manuscrit du drame. Un récit qui a demandé de longues années d'écriture. J'ai le privilège de lire la liasse de feuilles de ce qui deviendra le livre " Souviens-toi du Joola " aux éditions Babelio. Dans ma case, je suis sidéré par ce texte qui me fait revivre la nuit du drame, mais aussi les jours, les semaines et les mois qui ont suivi. Le projet de réaliser un documentaire s'impose.

En quoi consistait votre travail ?

Réaliser un documentaire est un travail de longue haleine. De retour à Paris, je dois convaincre France Culture de l'intérêt du projet. Et c'est grâce à Irène Omelianenko que le projet a pu être monté et le financement réuni. J'obtiens aussi une bourse de la Scam, la Société civile des auteurs multimédia. Le cout d'un documentaire radiophonique est moindre qu'un travail filmé, mais il faut tout de même financer le déplacement d'une équipe et la postproduction qui prend plusieurs semaines.

Ceci fait, je réfléchis à la manière de mettre en sons cette histoire. Je ne veux pas raconter ce voyage fatal au passé, car il est encore trop vivant dans le cœur des personnes croisées. J'imagine un dispositif en plusieurs volets. Les deux premiers sont consacrés au naufrage. Le premier raconte le drame par celles et ceux qui sont montés sur le bateau. Le second raconte la douleur des familles qui attendent leurs proches. Tout est raconté au présent. Ce qui plonge l'auditeur dans l'histoire malgré lui. Cela grâce au beau montage du réalisateur Jean-Philippe Navarre.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans ce drame ?

Un travail documentaire a pour objectif de donner une dimension universelle à une histoire particulière. Le dernier volet est consacré à ce qu'on appelle les drames collectifs comme par exemple des accidents d'avion. En réalisant les interviews, je me rends compte que la dynamique est la même. Ce que vivent les familles des victimes du " Joola " est très similaire, par exemple, au vécu des familles des passagers de l'avion d'Air France qui a disparu au large du Brésil en 2009. Je découvre qu'en France, la mobilisation des familles des victimes a permis la mise en place de dispositifs d'accompagnement. Il existe notamment la Fédération des victimes d'attentats et d'accidents collectifs (Fenvac). Ce n'est pas parfait, mais en 2012, cela n'existe nulle part ailleurs. Et j'imagine que les choses ont évolué avec les attentats de 2015.

Comment jugez-vous la couverture, par la presse occidentale, du naufrage ayant fait plus de victimes que le Titanic ?

Je fais mon travail le plus honnêtement possible. Je ne me permets pas de juger le travail des autres.

Vingt ans après, que vous reste-t-il du naufrage du Joola ?

Depuis, j'ai croisé beaucoup d'autres histoires et je me suis éloigné de la Casamance puisque je vis aujourd'hui à Montréal, au Canada. Cependant, à titre personnel, " Souvenons-nous du Joola " reste une aventure très émouvante qui est ancrée en moi. Je suis redevable à toutes les personnes qui m'ont fait confiance et qui m'ont aidé. J'ai la satisfaction que " Souvenons-nous du Joola " a été apprécié, aussi bien en France qu'au Sénégal. De son côté, le documentaire a décroché deux prix en 2013 : le prix de la Scam et le prix Italia. Je sais aussi que pour beaucoup de documentaristes radio " Souvenons-nous du Joola " est devenu une référence. Il est toujours possible d'écouter ce travail sur le site de France Culture.

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