Ile Maurice: Père Jean-Maurice Labour - «L'Église n'est pas anti-Jugnauth!»

interview

Du message dénonciateur de Mgr Piat dimanche dernier, au «debrief» au bureau du Premier ministre mercredi, jusqu'à l'annonce du retrait du cardinal jeudi, il y a quelqu'un qui était, sans jeu de mots, dans le secret des dieux. Le père Jean-Maurice Labour accepte de nous raconter, de l'intérieur, cette semaine religieusement «sainte», mais politiquement «folle». Tantôt ferme, tantôt souriant, éclatant souvent de rire pendant l'entretien, le petit homme très énergique est l'illustration parfaite de l'expression mauricienne, «souflé mordé kouma léra». Mais notre invité, au regard très vif sur la société, est tout, sauf un «rat d'Église». Il aime s'aventurer hors de sa sacristie...

Vous avez passé deux heures chez nos confrères de Radio Plus vendredi et vous êtes l'invité de l'express aujourd'hui. Cette interview sera-t-elle intéressante après qu'on vous a entendu si longuement ?

Ça me permet d'approfondir ma pensée et de répondre à un public un peu différent. Puis, une interview qu'on entend sur une radio est différente d'une interview écrite que les gens lisent. Ce n'est pas le même public. J'ai pensé à ça et je me suis dit qu'il ne faut que je sois over-exposed. Mais en même temps je me dis que c'est une opportunité de faire mieux connaître la lettre pastorale de l'évêque que les gens ne lisent pas. (Il ouvre grand les yeux, nous dévisage, arrête de parler). Je répète, les gens ne lisent pas la lettre pastorale ! Pour empêcher aussi que la discussion centralisée sur les critiques de l'Église par rapport au fonctionnement démocratique, qui est pour nous en péril, ne domine pas l'ensemble du message du cardinal Piat. Il n'y a pas que ça dans son message.

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Justement, dans sa lettre pastorale, le cardinal s'inquiétait de la hausse du coût de la vie, de l'inflation et de la drogue. Dans le contexte de cette lettre écrite en février, arrivé à Pâques deux mois plus tard, quel est le message de l'Église aujourd'hui aux chrétiens et aux non-chrétiens ?

Un message d'espérance enraciné dans la réalité. Ce n'est pas une espérance qui fait oublier le réalisme des problèmes au coeur de la situation mondiale et ecclésiale. N'oubliez pas que le cardinal n'évite pas de parler de la crise des abus qui a secoué l'Église elle-même. Dans cette lettre pastorale, il parle de la crise ukrainienne avec ses répercussions à Maurice ; il parle des catastrophes écologiques (un problème mondial et local) ; il parle de la récession mondiale possible au niveau financier ; il parle de drogue, de la hausse du coût de la vie ; et des conséquences du Covid. Au coeur de la crise, le cardinal demande de marcher vers un chemin d'espérance à travers un dialogue social. Il stigmatise la bipolarisation qui paralyse la pensée. Cette bipolarisation fait que quand vous interpellez sur un point qui vous semble menacer la démocratie, on vous accuse d'être de l'opposition. Vous enfermez la discussion dans un power game propre à vous, politiciens. Parce que vous voulez vous garder au pouvoir, vous placez tous les arguments qui vous sont présentés, comme s'ils venaient de l'opposition qui veulent bour li deor. Moi je ne suis pas dans la perspective de ce slogan. J'interroge les dysfonctionnements dans lesquels notre démocratie est en train de glisser et qui mettent en péril les acquis de notre indépendance.

Le slogan «bour li deor», né de l'autre côté de la rue sur le parvis de la Cathédrale, vous dérange ?

Oui, ça me dérange. Parce qu'il ne favorise pas le dialogue. Si je vous demande là tout de suite de quitter ce bureau, on ne peut plus dialoguer. Ce slogan est typique du rapport des forces électoralistes où chacun veut prendre la place de l'autre.

(On l'interrompt). Attendez. Notre système politique bipolaire et des électeurs bipolaires, ça ne date pas d'hier. Welkom dan Moris.

Justement, il faut essayer d'échapper à cela. Je vais vous dire...

(On l'interrompt encore !) C'est possible ça ?

Justement. Je vous avoue que j'ai interrogé des interlocuteurs au sein du gouvernement actuel. Je leur ai dit qu'ils avaient un problème philosophique parce qu'ils s'enferment à l'intérieur de cette bipolarisation. Celui qui nous permet de sortir de cette bipolarisation c'est le pape François qui dans un livre explique qu'au lieu de parler des contradictions entre la droite et la gauche, il faut dire qu'il y a une contraposition. D'ailleurs, le cardinal Piat dans sa lettre pastorale de 2022 appelait à un appel au dialogue constructif qui stigmatise la paralysie de la pensée par la bipolarisation dans laquelle on enferme le progrès. Il propose des oppositions de la pensée, mais pas une contradiction. En somme, cela veut dire qu'une contraposition peut révéler une part de vérité ; quand vous faites jouer les deux arguments qui semblent contraires, des idées et des vérités jaillissent. La lumière jaillit quand ma vérité rencontre celle mon opposant...

Cela implique qu'il y ait un minimum de bonne foi des deux parties. Mais dans la politique mauricienne on sait bien qu'on opère juste pour arriver au pouvoir ou pour y rester. La population est désabusée et permettez que je doute que ce que vous appelez la contraposition des idées entre gouvernement et opposition puisse faire jaillir ici une certaine lumière !

(Après avoir longuement froncé les sourcils pour nous écouter attentivement). Il faut chercher le bien commun ! Or les politiques cherchent-ils le bien commun ou la politique est-elle devenue un business ? Le problème c'est cela. La politique est devenue un problème lucratif allant des salaires jusqu'aux contrats de position de pouvoir pour les agents, les gens de ma culture, les gens de mon bord. Sur les caisses de savon en campagne, on fait de grandes déclarations de bien commun, mais une fois au pouvoir, c'est tellement lucratif que...

Pravind Jugnauth prend vite la mouche car il est encensé par ses conseillers. À force d'être glorifié par eux, il prend chaque critique externe comme une guerre qu'on lui fait.

Justement mon père. Votre constat ne permet pas cette espérance dont vous m'avez parlé au début.

Si, il le permet. Si on centre la préoccupation sur le bien commun, cette espérance est possible. La doctrine sociale de l'Église martèle que nous devons nous mettre au service du bien commun. Commun veut dire, mettre on board tout le monde. Ce pays a un potentiel extraordinaire de professionnels dans tous les domaines : légal, architectural, technique...

Artistique...

Et comment ! Là je dois rendre hommage à Serge Lebrasse qui vient de nous quitter. Il nous faut des leaders capables de «synergiser» ces potentiels. Malheureusement quand on s'enferme dans cette bipolarisation, cela ne va pas se faire.

Cette bipolarisation veut que, soit vous êtes un pro-Pravind Jugnauth, soit vous êtes un anti-Pravind Jugnauth. Quand je lis cette lettre pastorale, qui parle de drogue, d'inflation, de hausse du coût de la vie et qui intervient juste après que le Premier ministre s'est vanté d'un «feel good factor» dans le pays, je ne peux que me dire que l'Église aime bien contredire Pravind Jugnauth.

L'Église n'aime pas contredire Pravind Jugnauth. L'Église constate qu'il y a une île Maurice coupée en deux. Je n'oserai pas avancer un pourcentage entre ces deux camps. D'un côté, il y a ceux pour qui tout va bien ; et de l'autre, il y a ceux qui disent que beaucoup de choses vont mal. Ceux qui disent que tout va bien sont ceux qui profitent du système, qui se font graisser la patte et à qui on a promis des choses matérielles pour demain. Alors que si vous regardez bien la situation sociale dans laquelle on se trouve, on a des raisons de craindre, que ce soit dans l'écologie, l'économie, l'éducation, l'émigration des jeunes, la drogue, et bien sûr, la démocratie. Le Cardinal a martelé sa peur de la perte de nos acquis. Vous savez, l'île Maurice a des acquis reconnus en Afrique et dans le monde. Je ne sais pas si ces acquis sont toujours reconnus. Mais parmi les pays qui ont obtenu leur indépendance dans les années 60, nous avons réussi à ne pas avoir de dictature militaire comme beaucoup de pays d'Afrique. Il y a des acquis économiques. Dans sa lettre pastorale de 2020, Mgr Piat salue aussi la gestion d'une partie de la crise du Covid. (Il pointe son index vers le haut). Pas toute la crise certainement ! Attention il y eu les scandales de Molnupiravir, des masques, etc.! Mais le Wage Assistance Scheme a sauvé notre économie. Il faut le reconnaître. Les employés du tourisme ont perçu un salaire alors qu'il n'y avait aucun touriste. Nous ne sommes pas (il cherche ses mots)... Comment vous avez formulé ça ?

L'Église aime contredire Pravind Jugnauth.

Aimer contredire Pravind Jugnauth ! (Il raidit les muscles de son visage). Ne personnalisez surtout pas ce débat. C'est une question de bien commun national. Or, comme M. Pravind Jugnauth est quand même à la barre où il détient pratiquement tous les pouvoirs, c'est normal que lorsqu'on interroge le pays, cela l'égratigne. Mais ce n'est pas du tout ce qu'on vise. Au contraire, je dirai que M. Pravind Jugnauth, dans son for intérieur, a de bonnes intentions. Mais il semble être mal entouré...

Sérieusement, c'est ce que vous pensez ?

(Sourire de compassion). Oui. Soit il est mal conseillé, ses conseillers ont compris leur job comme un job de protection pour lui éviter des ennuis (fire-fighting) plutôt qu'à lui faire écho du terrain et réfléchir avec lui des propositions pour construire le bien commun. Permettez que je vous rappelle au-delà de tout ce qu'on peut lui reprocher en termes de scandales de son gouvernement, etc., qu'il n'a pas permis à ceux qui ne voulaient pas décliner leur appartenance ethnique, de se porter candidat en 2019. Il a bloqué l'émergence d'une force électorale non-communale qui avait commencé à naître en 2014. Comment voulez-vous que je croie qu'un tel homme soit un unificateur de la nation, qui «dans son for intérieur» nous veut du bien ?

Soyons justes. Ce n'est pas lui qui a inventé le Best Loser System. Il ne l'a pas contesté mais ce n'est pas lui qui a mis en place ce système. Maintenant qu'il est à la barre, je constate qu'il n'a pas le courage de changer le système. Pas plus que les autres avant lui.

Ramgoolam a quand même apporté un amendement qui a permis exceptionnellement à ce fort courant anti-communal et anti-classification de se porter candidat...

Je vous l'accorde. Mais aucun gouvernement n'a eu le courage de changer ce système électoral pourri. Aucun, incluant celui de Pravind Jugnauth, c'est vrai ! C'est pour ça que je vous dis que ses conseillers sont plus payés pour le consoler et le protéger que pour lui donner une vision d'ensemble de ce que vit la population. Regardez bien et remarquez que Pravind Jugnauth prend la mouche par rapport aux messages de Mgr Piat depuis 2020 sur quoi ? Quelle partie de son message a été censurée par la MBC ? C'est quand il parle de la pauvreté, la misère, la difficulté des gens, la souffrance. Là encore c'est la même chose. Mgr Piat souligne la souffrance et la difficulté et Pravind Jugnauth prend ça sur son dos. Qu'est-ce que cela veut dire ? Moi j'analyse...

L'Église est un partenaire historique de l'État sur des dossiers d'enjeux sociétaux, pas sur des bouts. Légliz pa pé rod okenn bout li.

Qui se sent morveux se mouche...

Exactement ! J'avance une hypothèse : il aurait une conception de son rôle comme de l'empereur romain qui doit être superpuissant sur tout. Donc au moindre questionnement sur l'empire, il se sent visé. Vous savez, dans mon Église, il y a des gros problèmes, mais je ne vais pas tout prendre sur moi, quand même ! Ce problème d'abus dans l'Église, c'est grave. Nous avons honte. J'ai dit dans une interview que j'ai honte. Je remets en question mon Église sur, par exemple, le cléricalisme autoritariste. Mais je ne vais pas tout prendre sur moi. Cette fâcheuse habitude résulte, selon moi, de l'encensement par ses conseillers. À force d'être glorifié par eux, il prend chaque critique externe comme une guerre qu'on lui fait.

Mgr Piat a dénoncé, dimanche dernier, le discours de Pravind Jugnauth puisqu'il a qualifié la magistrate de l'affaire Laurette, d'incompétente. Vous ne pouvez pas mettre ce discours de Pravind Jugnauth sur le dos de ses conseillers !

Je veux lui faire ce crédit. J'ose penser qu'il a de bonnes intentions mais qu'il s'est mal entouré. Quand je blâme ses conseillers, je ne suis pas en train de le dédouaner hein ! Attention ! C'est lui qui les choisit. Ah ah ! Sur le sujet de votre question, il aura beau se défendre, mais le questionnement va durer. Tout citoyen a le droit de pas être d'accord avec n'importe quel jugement de n'importe quelle cour de justice. C'est notre conscience. La question, c'est ce que je fais de mon désaccord. Quand je suis un citoyen lambda, je peux vous en parler et exprimer mon désaccord. Je peux même l'écrire. Mais quand je suis Premier ministre, avec cette responsabilité et autorité centrales, dire qu'une magistrate est incompétente, c'est grave.

Maintenant il fait situer cela dans la tentation qu'a eue son père de placer le DPP sous une commission quelconque et pour laquelle Xavier-Luc Duval a démissionné du gouvernement. Moi citoyen lambda un peu éclairé, j'ai tendance à croire que c'est vraiment ce qu'il veut faire. La population, le populo, l'opinion publique, qui n'a pas toujours raison, pense que le gouvernement essaie de contrôler le judiciaire ; même si heureusement il ne peut pas le faire. Moi citoyen ordinaire, je me demande pourquoi le rapport d'enquête sur le naufrage du remorqueur Sir Gaëtan n'a pas été publié. Je me demande aussi pourquoi le rapport Jugurnath sur l'assassinat de Kistnen n'a pas été rendu public. On me dira que la procédure veut que ce rapport soit remis à la police uniquement. Je veux bien entendre. Mais si je veux vraiment diriger un pays dans la transparence, je ne peux vraiment rien faire pour répondre à ce questionnement citoyen ? Pravind Jugnauth doit comprendre qu'il ne peut pas empêcher les interrogations.

Mais Mgr Piat savait que son message du dimanche des Rameaux allait provoquer un tollé...

Bien sûr. Il savait que ça ne ferait pas plaisir quand même. Je pense qu'il s'est dit qu'il est responsable d'exprimer la souffrance de ceux qui n'osent pas l'avouer car ils ont peur. Le feedback que nous avons après ce message, montant de tous les côtés des appartenances mauriciennes, lui donne raison. Les gens disent merci, car nous, nous n'aurions pas pu le dire. Je peux vous dire que Mgr Piat a pris un risque énorme quand il s'est permis de dire cela...

Il vous en avait parlé avant ?

Oui. Nous discutons beaucoup. Je suis responsable quand même de la communication. Bien sûr, je ne suis pas au courant de tout. Il a une grande liberté d'action, de même que moi. Je vous accorde cette interview et je ne demande pas la permission à Mgr Piat.

Le catalyseur de la manif du 29 août 2020 c'était le wakashio et la marée noire; pas Laurette.

Quand il a émis l'idée de dire cela dans son message, vous avez tiqué ?

Nous avons discuté. Ce message est vraiment du cru de Mgr Piat. C'est ce qu'il avait de plus profond, vous comprenez ? C'est vraiment de lui. En communication on travaille, on corrige, on peaufine, mais dans un discours comme cela, quand ça vient du coeur, le crédit revient à l'auteur. J'ai trouvé qu'il a fait preuve d'un grand courage et je tire un grand coup de chapeau. Vous savez, l'Église a toujours essayé de faire preuve de courage dans les grandes crises qui ont secoué le pays ; par exemple, quand Mgr Margéot devait défendre la liberté de la presse, il l'a fait.

Donc vous êtes satisfaits du tollé soulevé ?

Ce tollé populaire, c'est le prix à payer. Ce n'est pas le résultat escompté. Le résultat escompté, notre but en formulant un tel message, notre souhait, notre objectif, c'est que cela aboutisse à un dialogue...

Entre qui ?

Entre toutes les instances de dialogue social. Un des points sur lesquels notre démocratie est en train de faillir, c'est le non-fonctionnement des institutions de dialogue social. Les bodies censés être indépendants et qui doivent être en contact avec la population se retrouvent sous une épée de Damoclès du gouvernement : «si tu ne suis pas ma ligne, tu es viré». Or ce sont des institutions crées par la démocratie pour check and balance l'exercice du pouvoir. Ce sont l'Equal Opportunities Commision, la Human Rights Commission, la Police Complaints Commission etc. La liste est longue.

Ça, Pravind Jugnauth l'a compris quand vous l'avez rencontré mercredi ?

Nous lui avons fait comprendre. Est-ce que ça va porter des résultats ? Pour le moment, je n'en sais rien. Mais notre but n'était pas de dire fou li deor. Notre but était de dire qu'il est encore temps de revigorer et remettre en route les institutions de dialogue social. Tout cela repose sur notre constat qu'à tous les niveaux il y a un potentiel qui peut faire repartir ce pays dans une direction qui ne fasse pas fuir ses jeunes et ses compétences, qui ne décourage pas tout le monde et qui ne va pas aboutir à des crises sociales incontrôlables.

Lors de la discussion, quand le Premier ministre vous reproche à vous et au cardinal que l'Église a réagi à partir de faits non avérés, vous accusez le coup, vous vous excusez ?

(Il sourit et se penche vers nous). Vous me connaissez mal. (Il éclate de rire puis reprend son sérieux). Il est vrai que puisqu'ils sont au pouvoir et qu'ils ont tous les dossiers professionnels, ils peuvent être mieux informés que nous alors que nos sources d'information sont des contacts que nous avons à la base et ce qui est publié dans les journaux. En ce qui concerne les journaux, je l'ai dit mercredi à M. Jugnauth et je le lui avais dit au coeur de la crise du Covid : s'il ne dément pas un journal, s'il ne fait pas de mise au point, s'il ne demande pas de rectification ou qu'il ne conteste pas, moi citoyen lambda, je me dis que ce qui a été rapporté est vrai. Bien sûr, je me fie aussi au sérieux du journal, à sa réputation, au sérieux de ses journalistes. Mais il est du devoir du gouvernement de démentir et de rétablir les faits.

Venons-en à nos autres sources. L'Église a 47 paroisses, qui elles-mêmes opèrent des organes de proximité avec les citoyens. Les travailleurs sociaux nous remontent leur constat et c'est ce qui nous amène à parler de pauvreté, misère, drogue, etc. Ce ne sont pas des analyses que nous sortons d'un chapeau. Vous savez, c'est l'Église qui a fondé les premières maisons d'accueil pour toxicomanes et alcooliques, le centre de Solidarité, le centre d'accueil de Terre-Rouge et celui de Pamplemousses. Moi, j'étais au coeur de ce combat contre la drogue en 1982. J'avais dit à l'époque à sir Anerood Jugnauth qu'il n'y avait pas de volonté politique. D'ailleurs, on dit même que j'ai été muté à Rodrigues à cause de cela. Ce qui est faux, car l'Église ne procède pas à une nomination sous l'influence d'un Premier ministre, qui qu'il soit. C'est pour vous dire que j'étais déjà engagé dans ce combat. Aujourd'hui, nous avons beaucoup d'informations qui remontent des quartiers où la situation devient dramatique. Les hors-la-loi font la loi.

L'Église a 47 paroisses, qui elles-mêmes opèrent des organes de proximité avec les citoyens. Les travailleurs sociaux nous remontent leur constat et c'est ce qui nous amène à parler de pauvreté, misère, drogue, etc. Ce ne sont pas des analyses que nous sortons d'un chapeau.

Le Premier ministre a compris que c'était une opinion citoyenne portée par d'autres opinions citoyennes ?

J'espère qu'il l'a compris.

«Linn konpran ki zot pa ti pé vinn rod lager ?»

S'il reste dans la bipolarisation, li pou krwar ki nou pé rod lager. Ou kwar mo anvi ranplas Jugnauth mwa ? Mo péna okenn lintansion ranplas Jugnauth mwa. Les gouvernements changent mais nous sommes toujours là. Demain, quand il ne sera pas là, nous serons toujours là. L'Église est un partenaire historique de l'État sur des dossiers d'enjeux sociétaux, pas sur des bouts. Légliz pa pé rod okenn bout li.

Sur Radio Plus, vous avez fait remarquer que le gouvernement de Pravind Jugnauth n'a eu que 35 % de voix et que c'est un gouvernement minoritaire. En tant que partenaire historique, ce n'est pas très poli envers quelqu'un qui de surcroît prend la mouche facilement.

Mais là aussi, c'est vrai ou c'est faux ? Le problème de la bipolarisation n'est pas seulement au niveau du gouvernement. Regardez ce qui se passe à l'Assemblée nationale et cela traduit le problème philosophique dont je vous parle. Quand le sage montre le soleil, l'imbécile regarde le doigt. Ça veut dire que quand on est en train de discuter d'un sujet et d'un enjeu, vous me dites, «c'est un adversaire politique qui vous a dit ça. Ou pé mars ar zot. Ou roul pou zot». C'est ce qui se passe souvent et l'opposition ne sait pas se sortir de ce problème. Quand le gouvernement répond, «quand vous étiez au gouvernement, vous avez fait pareil», l'opposition n'est même pas foutue de répondre «oui ! mais parce que nous avons eu tort aujourd'hui, je vous demande de ne pas répéter nos erreurs et tomber dans mes travers. J'accepte que j'ai déconné et par expérience je vous demande de ne pas le faire». Or, l'opposition entre dans le même travers philosophique de pensée qui consiste à justifier un mal présent par un mal passé. C'est souvent comme cela dans la société aussi. De la part du citoyen lambda, on peut tolérer. Mais de la part de nos dirigeants qui sont censés être des exemples et des témoins - et ils sont grassement payés pour ça - sorry !

Un dirigeant du MSM m'a fait cette observation : l'Église a prêté la place Cathédrale pour la manif du 29 août 2020 ; Maurice Piat à la messe du Père Laval en 2020 s'est demandé en présence du Premier ministre s'il y avait de la drogue sur le «Wakashio» ; et là, il dénonce la critique du Premier ministre contre la magistrate de l'affaire Laurette. Il m'a dit : «Comment veux-tu que je ne pense pas que l'Église roule pour Laurette ?»

C'est l'illustration parfaite de cette bipolarisation que je dénonce depuis le début (éclats de rire). On renvoie un argument dans la bipolarisation gouvernement-opposition, gouvernement-Laurette et on oublie l'argument en accusant l'auteur d'être pro- ou anti-. Parlons de la place Cathédrale. Vous savez que j'ai abrité cinq grèves de la faim ici, dont celle contre la vente à la barre et celle des planteurs de Riche-Terre. J'aime appeler cette place, la place de la liberté. L'Église est engagée dans l'expression de l'opinion citoyenne.

Même si elle ne signe pas tout ce que les citoyens disent sur la place.

Ne sommes-nous tous pas le fruit du métissage mauricien? Vous et moi, si on s'habille en kurta, nou kapav pass pou pli madras ki enn tamoul ! (Rires).

Saisie de 446 singes à JinFei

Le MSM, c'est un parti politique. Pour un syndicat ce serait différent, même si ce syndicat serait partisan d'un parti politique. L'Église est un défenseur de la liberté d'expression. Et là nous sommes dans la pure tradition Margéot. Voyez la grandeur de Margéot quand il a cautionné le journal Lalit qui critiquait le gouvernement. Quand on lui a demandé pourquoi il a fait ça, il a dit «pour que le journal Lalit ait la liberté de dire son opinion et pour que j'ai la liberté de dire que je ne suis pas d'accord avec lui». C'est beau ça. Moi, je refuse qu'on m'enferme à l'intérieur des anti-Jugnauth et pro-Laurette. Donc, Laurette nous avait demandé la place, nous ne savions pas l'ampleur que cela prendrait et à la fin de sa première manifestation sociale, j'ai été très déçu de voir les personnes qui l'entouraient à sa première conférence de presse. Je me suis demandé, «Ce sont eux qui ont fait bouger 100 000, voire 150 000 personnes ?» Par quelle entourloupette il a fait ça ? Je pense qu'il a lui-même dû être étonné. Je me rends compte que les gens étaient venus dénoncer la gestion du Wakashio et la marée noire. C'était une vague de mécontentement social et populaire. Pas une manif d'adhésion à Laurette et ses compères. Il a juste incarné le besoin d'une volonté de la société civile de s'exprimer mais qui n'avait pas d'ouverture pour le faire.

La manif du 29 août, c'est trop d'honneur que l'on fait à Laurette en lui donnant le crédit ?

Exact. En chimie, il y a le principe du catalyseur. Je pense que ce n'était pas Laurette. C'était le Wakashio et la marée noire. After all, qui était Laurette à cette époque ? Pour répondre à votre question donc, l'Église met souvent par exemple, le Centre Social Marie Reine de La Paix à la disposition de syndicats et autres voix citoyennes. C'est aujourd'hui un patrimoine de la liberté d'expression. Ça ne veut pas dire que l'Église adhère et soutient toutes les opinions exprimées là-bas. C'est dans la suite de cette mobilisation du 29 août que nous avons rencontré M. Jugnauth sur un rendez-vous demandé par nous. Nous lui avions dit, «Écoutez cette société civile». On dirait qu'on n'a pas bougé là-dessus. Aujourd'hui, nous sommes dans le même combat. «Écoutez cette société civile qui a quelque chose à vous dire et qui vous a parlé sur la place Cathédrale.»

Il m'a été rapporté que lors de cette rencontre avec le Premier ministre, vous l'aviez invité à la messe du Père Laval. Puis là-bas, alors que M. Jugnauth est aux premiers rangs, Mgr Piat se demande s'il y avait de la drogue sur le «Wakashio». Vous êtes des... Je ne vais pas utiliser le mot, par respect pour le religieux que vous êtes, mais quand même ! Quel drôle de façon de traiter vos invités !

Après cette crise, je suis allé lire, relire et re-relire, le message de Mgr Piat lors de cette messe du 8 septembre 2020. Sur quoi, le gouvernement se sent attaqué ? Allez voir...

La phrase «eski ti éna ladrog lor Wakashio ?» !

Mais la commission Lam Shang Leen ne conclut-elle pas que la drogue est débarquée des navires qui passent au large de Maurice ? Le Wakashio faisait l'objet d'interrogations là-dessus. Est-ce qu'un citoyen, fût-il Mgr Piat, n'a pas le droit de relancer le débat ? Il fallait forcer le gouvernement à enquêter. Mgr Piat a renforcé le besoin d'une commission d'enquête sur une affaire aussi sérieuse ! Ce questionnement n'est pas sorti comme ça, out of the blue. Pourquoi Pravind Jugnauth doit s'en offusquer ? Mgr Piat dans son message parlait de la souffrance du peuple. Pour Noël, c'est le passage sur la pauvreté qui est censuré. Je ne comprends pas pourquoi on se sent offusqué de la pauvreté et de la souffrance du peuple.

Pour revenir à Bruneau Laurette, certains ont vu en lui «enn lerwa kreol». Celui qui ferait le contrepoids du rôle que l'on prête à Jocelyn Grégoire. Vous êtes d'accord ?

(Long silence). On prête à la communauté kreol une maladie de vouloir tout le temps avoir une espèce de figurehead qui le trompe. À un moment, c'était Gaëtan Duval, à un autre moment, Jocelyn Grégoire, et à un autre moment, soi-disant Bruneau Laurette. Ça n'a jamais été Jean-Maurice Labour. (Éclats de rire).

Je note que vous dites «on prête»...

Bien parce que c'est un mythe. C'est une maladie qui n'existe pas. Il est dans l'intérêt de certains de faire croire à ce mythe. Utilisons le mot kreol comme il le faut. La communauté kreol, c'est la communauté mauricienne. N'êtes-vous pas kreol, vous ? Ne sommes-nous tous pas le fruit d'un métissage ? J'ai du sang indien, africain et européen qui coulent dans mes veines. Dans certains pays, on me prend pour un Indien. Vous et moi, si on s'habille en kurta, nou kapav pas pou pli madras ki enn tamoul ! (Rires). Lors de la crise de 68, je me baladais à Plaine-Verte et tout le monde me prenait pour un musulman. Vous connaissez le malaise kreol. Moi, j'ai pataugé dans ce malaise kreol depuis 1993 jusqu'à la convention créole en 2013. On a eu toutes les confrontations avec notre ami Jocelyn Grégoire.

Le pays a passé le cap des clivages communaux ?

L'île Maurice citoyenne a passé le cap des rapports de forces ethniques. Je crois. Peut-être que je veux le croire, mais je crois. Ce sont les politiques qui instrumentalisent cette opposition ethnique pour leur profit. C'est pour cela qu'il faut dénoncer le système électoral qui comprend le Best Loser System et un découpage des circonscriptions qui favorise le compartimentage ethnique. Ça arrange bien les politiques d'avoir ces clivages. Mais je crois que dans ce sens-là, la société civile mûrit plus vite que la société politique.

Que répondez-vous aux laïcs que l'Église doit se cantonner à la pratique religieuse et ne pas se mêler des affaires du pays ? À chacun son métier et les vaches seront bien gardées, dit-on.

On veut garder l'Église dans les sacristies. Laissez-moi d'abord dire que l'Église n'est pas parfaite. Le débat entre le «très spirituel» et le «très social» est un débat permanent dans l'Église. Ce matin même quelqu'un m'a dit, «qu'est-ce que vous avez à foutre à faire votre tiny forest (NdlR : une petite forêt plantée dans la cour de la cathédrale) ? N'auriez-vous pas dû passer plus temps dans la sacristie et dans l'Église à prier et à lire La Bible ?» Jésus, dont nous célébrons la mort et la résurrection, nous montre qu'un engagement religieux ne saurait se cantonner dans la sacristie. Dieu a pris une forme humaine sur terre. Il n'a pas sauvé le monde d'en haut. Le message du vendredi saint évoque comment Pilate, l'autorité, s'est lavée les mains. L'Église n'opère pas dans une bulle. Elle interagit avec son environnement et essaie d'y apporter l'espérance et la justice qui caractérisent notre foi en l'Évangile. Nous défendons des valeurs universelles de paix, de liberté, de fraternité et de partage équitable.

L'île Maurice citoyenne a passé le cap des rapports de forces ethniques. Ce sont les politiques qui instrumentalisent cette opposition ethnique pour leur profit.

Cela donne le droit au père Grégoire - du moins selon les adversaires du MSM - de rouler pour le MSM jusqu'à supposément choisir quatre candidats ?

C'est ce qu'on dit que je n'ai pas vérifié ! C'est là que nous différons complètement de Jocelyn Grégoire puisque nous ne faisons pas de politique de parti direct. L'Église évite de se laisser instrumentaliser pour qu'elle ne prenne pas parti et laisse ses fidèles libres de leur choix politique. Nous n'entrons pas dans l'instrumentalisation. Nous n'acceptons pas ça. Nous faisons toujours la distinction entre le politique et la politique. LE politique, c'est la dimension sociale de la vie. Tout le monde y participe. LA politique, c'est l'organisation partisane qui est nécessaire, mais qui doit rester à sa place. Le pape Paul VI a dit que «la plus haute dimension de la charité, c'est la politique». La politique est le lieu où l'on prend les décisions relatives au bien commun...

(On l'interrompt) Vous ne pourrez donc pas empêcher Jocelyn Grégoire de jouer un rôle aux prochaines élections ?

Vous dites «empêcher». L'Église n'est pas un parti dictatorial où chacun doit s'aligner. Il y a une certaine liberté des prêtres qui ont des charismes. J'ai toujours dit que Jocelyn Grégoire est un prophète et nous apprécions tous ses chants. Ses chants sont profondément ancrés dans la vie des personnes et dans La Bible. Aujourd'hui, ils sont devenus populaires, tout le monde les écoute, et il a un charisme pour ça.

Ça ce sont ses chants. Qu'en est-il de son «champ» ? Son champ d'action...

Son approche d'entrer dans les influences pour ou contre des partis politiques, l'Église s'en dissocie complètement parce que les chrétiens sont libres de voter là où ils veulent. On met les candidats dans une salle d'oeuvres pour discuter des enjeux mais on ne fait pas de lobbying en faveur de qui que ce soit.

Vous avez effleuré la question du «malaise kreol», que je suis tenté d'utiliser comme levier vers la question du prochain évêque...

(Il éclate de rire)

Attendez, je n'ai pas fini la question. Le choix du prochain évêque mettra-t-il fin au débat sur le «malaise kreol» au sein même de l'Église ?

Le malaise kreol a été un problème de la société mauricienne. Pas uniquement un problème de l'Église. Je vous ai dit tout à l'heure que l'Église et le pays ont passé ce cap. Je suis bien payé pour le savoir. Je sais quel est le travail que nous avons fait à l'intérieur de l'Église avec les préjugés, le racisme qui a existé entre les blancs et les noirs, entre les prêtres blancs et les prêtres kreol. C'est le même malaise qui a existé en dehors de l'Église. Mais je peux vous dire aujourd'hui que c'est complètement dépassé.

Comment va-t-on choisir le prochain évêque ?

L'Église ne fonctionne pas comme les entreprises avec une hiérarchie obligatoire de quelqu'un qui sera assistant et qui deviendra évêque.

Vous n'êtes donc pas forcément le prochain évêque !

Non, et je n'en suis pas malheureux. De plus, je crois avoir dépassé l'âge. J'ai 75 ans et à 75 ans, on doit remettre sa charge. J'ai remis ma charge. Donc, c'est Rome qui décide. Le nonce apostolique est tenu de faire une enquête et de recommander à Rome, trois noms. La commission des évêques décide. Qui ça sera ? Je ne saurais vous dire. L'Église est faite d'hommes qui sont traversées par les mêmes ambitions et les mêmes tentations que tous les hommes. Mais dans notre système de fonctionnement, c'est un service que l'on rend. On ne grandit pas dans la perspective de promotions comme celles d'un employé d'une entreprise.

Il n'y a pas d'aspiration chez qui que ce soit ?

Je dirai qu'Il y a aspiration à servir mais pas d'ambition. C'est un service. Je vous dirai que dans la crise que traverse l'Église, ce serait plutôt un métier à risques. (Rires). Ce qui renforce le caractère de service du poste plutôt qu'une ambition. J'ai vu un article récemment : «épiscopat, un métier à risques». Il est bon de savoir que l'évêque touche le même salaire qu'un prêtre. Vous ne me croirez pas, mais c'est comme ça.

Margéot était Jean-Baptiste, Piat, le Christ, et là il faut trouver l'apôtre Paul. Je peux me permettre l'analogie ?

(Rires). Non, je ne crois pas. Mais Mgr Piat est un grand évêque. Et être évêque aujourd'hui, c'est difficile. Tout comme, être Premier ministre, c'est difficile.

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