Sénégal: Conférence littéraire à l'Ucad - Ken Bugul ou l'art de déconstruire la fatalité

Durant toute sa vie, la romancière sénégalaise Mariétou Mbaye dite Ken Bugul a bravé les interdits, ramé à contre-courant et poursuivi inlassablement sa quête identitaire.

Un parcours chaotique, mais exaltant qu'elle a raconté, mercredi dernier, à un vaste public venu « boire » ses paroles et s'imprégner de son expérience. C'était au Centre de conférences de l'Ucad 2, dans le cadre du « Dialogue des savoirs » organisé par l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar sur le thème : « Déconstruire la fatalité : une vie, une oeuvre ».

La vie de la romancière sénégalaise Mariétou Mbaye dite Ken Bugul n'a pas été un conte de fée. Une vie faite de hauts et de bas, de moments de « folie » et de doutes, de longues odyssées solitaires et de doutes existentiels. A 76 ans, elle a traversé le monde, la foi en bandoulière et le regard plein d'optimisme, malgré un destin qui lui a parfois joué de sales tours. Mercredi dernier, dans un Centre de conférences de l'Ucad 2 pris d'assaut par des étudiants, professeurs et autres intellectuels, elle a déroulé l'histoire de sa vie, tel un fil d'Ariane sur lequel elle s'est amarrée pour ne pas perdre la boussole de son existence. « Je suis tellement émue car c'est la première fois que je suis invitée à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar », a dit celle qui dont les oeuvres littéraires ont fait le tour du monde et qui a donné des conférences dans de prestigieuses universités de la planète. Une « injustice » vient d'être réparée, une « anomalie » corrigée.

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Absence de la mère

Sa vie et son oeuvre sont intimement liées, imbriquées. C'est cela qui explique le choix du thème de la déconstruction de la fatalité. De sa naissance en novembre 1947, à Malem Hodar, en plein coeur du Ndoucoumane, jusqu'à ses pérégrinations à travers le Sénégal et en Europe, elle a tout raconté, sans tabou ni fausse pudeur. Elle se souvient, comme si c'était hier, de ses premiers moments sur terre, lorsqu'elle n'avait que cinq ans et que sa mère a dû quitter le domicile conjugal pour aller vivre à Guinguinéo. Ce départ a créé chez la petite Mariétou un bouleversement, une énorme souffrance qu'elle semble toujours traîner et garder au fond de son subconscient. Elle ne comprenait pas pourquoi sa mère partait et la laissait seule auprès d'un père qui, à sa naissance, avait plus de 85 ans ! « Quand j'avais cinq ans, il en avait plus de 90 et était devenu aveugle », poursuit Ken Bugul.

A l'époque, Malem Hodar était un bled perdu au milieu de nulle part, peuplé à peine d'une vingtaine d'âmes, sans école, ni dispensaire ou centre d'état civil. Son père, un érudit musulman disciple d'El Hadj Malick Sy, était venu dans cette partie pour islamiser les populations. Elle n'a jamais vu son regard à cause de sa cécité. « Je n'ai pas connu la notion de père. Ce bouleversement a été quelque chose d'incroyable, mais en même temps déterminant pour le reste de mon existence », affirme Ken Bugul, majestueuse devant le pupitre et drapée d'un boubou bleu, le visage souriant et les yeux cerclés de lunettes d'intello.

Son enfance a été faite d'escapades dans la savane du Ndoucoumane, en parfaite osmose avec la nature, passant la journée entre les arbres, attrapant des oiseaux qu'elle tuait et déplumait, mangeant des fruits sauvages, se roulant sur les hautes herbes jaunes de la saison sèche et écoutant les bruits des oiseaux, des insectes et le bruissement des feuilles. « Ce qui m'a sauvé de ce bouleversement et des souffrances que j'avais connus, c'est la nature. Je suis très sensible à la nature. Je parle aux arbres, je les embrasse, je m'y colle, partout où je vais », confesse-t-elle. L'autre élément déterminant dans sa vie, c'est l'école, notamment la première salle de classe ouverte dans son village. Cette école représentait la connaissance et le savoir pour la petite Mariétou. Elle lui a ouvert les portes de l'univers, même si en cette période coloniale on apprenait aux petits Africains que leurs ancêtres étaient des Gaulois.

Adolescence à l'Avenue Gambetta

A Kaolack, où elle a été envoyée pour poursuivre ses études « chez une tante acariâtre, mégère apprivoisée, toujours en robe de chambre et qui chiquait du tabac en poudre », elle a vécu l'enfer. « Mais, après la séparation avec ma mère, rien ne pouvait plus me toucher car il n'y a pas pire souffrance », explique-t-elle. Dans la capitale du bassin arachidier, elle fut une excellente élève, la meilleure du lycée Gaston Berger. Un jeune gouverneur du nom d'Abdou Diouf, futur Président du Sénégal, lui remettait ses prix. Elle raflait tout car étant douée dans toutes les matières... sauf en éducation physique. Dans un de ses romans, elle décrit cet administrateur civil qui n'avait pas 30 ans à l'époque, avec ses longues cravates et sa mine de gringalet. Même si elle était fille d'un érudit musulman, son père ne lui a jamais appris le Coran. Et c'est à Kaolack qu'elle fit la connaissance du marabout Thierno Alassane Ba qui lui a inculquée les premiers rudiments de l'enseignement islamique.

La vie de Ken Bugul a complètement basculé lorsqu'elle a rejoint Dakar, la capitale, pour aider un frère dont la femme venait d'accoucher. « Nous habitions à l'avenue Gambetta, à l'angle de la rue Grammont, et j'allais au marché Sandaga la nuit pour m'approvisionner. Je préparais le repas et faisais les différents travaux ménagers tout en fréquentant le lycée des jeunes filles de la rue Thiers », raconte-t-elle. A cette époque, l'adolescente qu'elle était sentait gronder des sensations, quelque chose d'indéfini. Malgré tout, elle est parvenue à décrocher son Brevet de fin d'études moyennes (Bfem) au lycée Van Vollenhoven, elle qui n'ouvrait presque jamais ses cahiers. Elle voulait démontrer à ses proches que la fatalité n'est pas inéluctable.

Il a fallu l'obtention du baccalauréat, au lycée Malick Sy de Thiès, pour entreprendre son long travail de déconstruction de la fatalité. Dans la capitale du Rail, elle a passé trois ans chez un autre grand frère sévère et taciturne (de même père et même mère, précise-t-elle), au quartier Dixième. « Trois années durant lesquelles nous ne nous sommes jamais parlés ! J'avais un chat, lui un perroquet, et nous échangions à travers ces deux animaux », raconte-t-elle, le sourire au coin des lèvres. Le bac en poche et munie d'une bourse, Ken Bugul s'envole pour la Belgique, vers l'Occident tant rêvé et idéalisé. « Je me disais qu'il n'y a qu'en Occident, dont je connaissais bien la culture, où je vais peut-être trouver une place pour exister, mais ce fut un choc, une désillusion, un traumatisme », se souvient-elle. La terre promise était devenue un enfer. Elle y a pris conscience de sa condition de Noire, de femme « exotisée », puis « objetisée ». Elle a subi le racisme dans un pays qui venait de sortir d'une guerre d'indépendance avec sa colonie du Congo. « Je me suis retrouvée rejetée et, de ce rejet, j'ai commencé à sombrer jusqu'à la déchéance totale.

En Belgique, j'ai pris conscience de qui j'étais en tant que Noire. J'ai alors décidé de revenir au Sénégal où, six mois après, j'ai réussi à un concours du Fonds européen de développement pour des agents de production audiovisuelle », poursuit-elle. Et la voilà repartie, en 1973, à Paris, à l'Institut national de l'audiovisuel (Ina) qui venait d'ouvrir ses portes. Elle fit la connaissance d'un Français qui semblait l'accepter et qui disait être amoureux d'elle. « J'y ai cru en me laissant aller dans cette aventure et c'est là où j'ai été victime de ma condition de femme-objet. Il voulait que je m'habille comme il veut, que je mette le parfum qu'il aime. Avec lui, j'ai subi des violences physiques et mentales, j'ai eu une dent cassée, un oeil tuméfié... A tel point que j'ai fini à l'hôpital psychiatrique Sainte-Anne de Paris où il m'a fait enfermer. Après avoir vécu cinq ans avec cet homme, j'ai décidé de revenir à nouveau au Sénégal où je cherchais une épaule pour me poser et me consoler, mais pas pour pleurer », se remémore Ken Bugul.

Quête des origines

Nouveau départ, nouvelles désillusions dans une famille, aux Hlm Baye Gaïndé de Dakar, où elle a été accueillie et d'où, une dizaine de jours plus tard, elle fut poussée à la rue par ceux qui voyaient son retour comme un échec. Sans-abri et traumatisée par ce qu'elle venait de vivre à Paris, elle a traîné durant un an et demi dans les rues de Dakar, errant comme une âme perdue et considérée comme une malade mentale par ceux qui lui jetaient un regard condescendant. Ces errances ont inspiré son roman « Aller et retour » paru en 2014. « Ce livre constitue les archives de Dakar dont je connais toutes les rues, les immeubles, leur histoire de la période coloniale aux années 1980 », confesse-t-elle.

A 33 ans, elle a vécu dans la précarité la plus totale et son entourage la prenait pour une « folle », à l'image du personnage de « Kodou », dans le film d'Ababacar Samb Makharam. Elle se lavait au milieu de la rue et squattait le Café du Rond-Point, tout près de la Place de l'Indépendance. C'est là où, un jour, un certain Abdou Salam Kane, qui travaillait à l'Unicef, lui a offert 1000 FCfa. Avec cet argent, elle a acheté un cahier, un stylo, s'est assise dans le café et a commencé à écrire les premiers mots du « Baobab fou » : « Je suis née dans le Ndoucoumane, dans un tout petit village où il fait toujours chaud, où il fait toujours froid ». Le manuscrit fut remis à Ousmane William Mbaye pour être transmis à sa maman Annette Mbaye d'Erneville. Face à cette magie d'écriture, cette dernière en parla à la romancière Mariama Bâ et, ensemble, elles ont convaincu le directeur général des Nouvelles éditions africaines, Mamadou Seck, et son directeur littéraire, Roger Dorsinville, qui publièrent le roman en 1984. Ce fut le succès immédiat, mais pas la fin de son « traumatisme ».

Dans sa quête des origines, Ken Bugul se posait des questions et cela a pesé dans son désir de « retourner dans le ventre de sa mère » en publiant, dix ans plus tard, « Cendres et braises » qui, avec « Riwan ou le chemin de sable » (Grand prix littéraire d'Afrique noire en 1999) et « Le Baobab fou », constituent sa fameuse trilogie. Un chantier littéraire immense qui l'a poussée, un jour, à se rendre à la gare de Dakar où elle s'est engouffrée, sans billet, dans un train en direction de Guinguinéo où elle est arrivée la nuit. « Ma mère m'a accueillie froidement et, le lendemain, m'a séquestrée dans une chambrette d'où je ne sortais presque jamais.

Pendant six mois, je dormais sur un matelas en paille », se rappelle-t-elle. Paradoxe pour une femme qui, en Europe, avait connu une vie de luxe et de luxure racontée dans « Cendres et brases ». Elle a pu s'extraire de ce calvaire grâce à un guide religieux mouride, Serigne Khassim Mbacké qui changea littéralement le cours de sa vie tourmentée. Face à lui, elle a éclaté en sanglots, pleurant toutes les larmes de son corps. Chez le marabout, elle a fait du « tarbiya » (recherche de connaissance et dévouement total), un « retour aux absolus » qui l'a fortement inspirée dans l'écriture de Riwan. « Il me faisait confiance et m'a redonnée foi en moi-même. Je croyais tellement en lui que je buvais l'eau avec laquelle il se lavait les mains. Quand j'approchais de sa maison, j'enlevais mes chaussures tellement je le respectais ».

Cette expérience religieuse l'a beaucoup servie et aidée à retrouver ses repères pour construire le puzzle de sa vie, elle qui était destinée à être un déchet de la société. « A travers ma trilogie, j'ai commencé une déconstruction en faisant de chaque expérience, de chaque échec, une force et une énergie, soutenue par un désir ardent de vivre. La vie n'est pas déterminée, elle est faite pour être vécue », explique Ken Bugul. Un an après « Riwan », elle a écrit « La folie et la mort » en neuf mois pour relever un « défi littéraire » que lui avait lancé le romancier Boubacar Boris Diop. Puis, en 2003, elle rédigea « De l'autre côté du regard » afin de se réapproprier sa mère dans l'au-delà. Une sorte d'errance spatio-temporelle à travers le monde. Selon Ken Bugul, il faut toujours se remettre en question. Elle qui n'a aucun diplôme universitaire est fière de voir ses oeuvres étudiées dans de grandes universités. Normal, car son credo a toujours été de vivre au-dessus de la vie.

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