Ile Maurice: Simon Moutaïrou - «Le cinéma américain a produit beaucoup de films sur l'esclavage, mais ce n'est pas notre histoire»

Un casting de stars : Camille Cottin, Benoît Magimel et l'acteur sénégalais Ibrahima Mbaye. Un sujet historique : l'esclavage et le marronnage. Alors que le tournage de «Ni Chaînes Ni Maîtres» est entamé, le scénariste et réalisateur nommé aux César l'an dernier partage ses convictions.

L'historienne Vijaya Teelock vous a aidé pour «Ni Chaînes Ni Maîtres». Quelle est sa contribution ?

Lorsque j'ai décidé de faire un film sur les esclaves fugitifs, j'ai découvert l'histoire de la traite à Maurice, ainsi que les mythes autour du Morne Brabant. Quand on est scénariste, le premier réflexe, c'est d'aller sur place et de rencontrer ceux qui savent. J'ai travaillé avec Vijaya Teelock, qui m'a orienté vers l'oeuvre d'Amédée Nagapen. J'ai également rencontré Gabriella Batour, Stéphanie Tamby, Elodie Laurent Volcy, Flossie Coosnapa et bien d'autres. À Paris, j'ai nourri mes recherches et mon scénario grâce à la collaboration d'historiens sénégalais et français.

Vous avez partagé une photo de vous face au Morne. Vous défiez la montagne ?

Au contraire, je me nourris de sa force, de ce qu'elle représente pour les Mauriciens. On a retrouvé des vestiges d'occupation d'esclaves marrons au sommet de ce monolithe face à la mer. C'est sur cette base que l'Unesco a classé la montagne au patrimoine mondial en 2008. En ce qui concerne le fameux «saut du Morne», peu importe ce qui est vrai ou faux, peu importe que ce soit historique ou mythologique : la seule chose qui compte, c'est l'émotion. Cette idée de mourir libre plutôt que de vivre esclave, c'est cela qui nous touche en plein coeur. Le cinéma transcende le documentaire. Son essence est de filmer les mythes et les légendes.

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Vous avez publié une photo de vos parents : votre mère française enlaçant votre père béninois. Vos origines vous ontelles mené à ce film ?

Bien sûr. Je me sens la force et la légitimité de faire un film sur l'esclavage.

Il faut avoir des ancêtres en Afrique pour faire un film sur l'esclavage ?

C'est une question très complexe, car je crois à la dimension universelle de l'art. Mais pour se jeter à corps perdu dans l'aventure d'un film, en extirper l'intensité, la vérité, l'émotion, c'est... (un temps de réflexion) vital d'être fortement connecté au sujet. Avec Ni Chaînes ni Maîtres, je me sens en mission.

L'esclavage fait partie de l'histoire du Bénin. Le symbole en est la Porte du non-retour à Ouidah, d'où les esclaves étaient déportés. J'avais huit ans lorsque j'ai découvert cette immense porte, face à la mer. Cette apparition m'a toujours travaillé : où étaient emmenés ces hommes, ces femmes, ces enfants arrachés au continent ? En 2009, je suis en vacances à Maurice et je découvre l'histoire des Mascareignes, traversée par les Hollandais, les Français, les Anglais, l'esclavage, la canne à sucre.

Vous avez fait une immersion dans l'histoire de Maurice ?

Totalement. Une oeuvre en particulier est le soubassement de mon film : Le marronnage à l'Isle de France, rêve ou riposte de l'esclave ? d'Amédée Nagapen (1999). Ce livre est si difficile à trouver ! Je l'ai cherché pendant très longtemps avant de le dénicher, enfin.

Qu'est-ce qui vous a interpellé dans ce livre ?

Toute la violence de cette histoire, mais aussi le mode de vie concret des esclaves et les statistiques.

Elles sont remises en question.

Bien sûr, Vijaya Teelock me l'a dit, mais encore une fois, je ne fais pas un documentaire. Le plus important quand on fait du cinéma, c'est de pouvoir «voir» le passé. Se faire une «image». Même maintenant, alors que le tournage a commencé, chaque soir je me replonge dans ce livre, mais aussi dans L'esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau (1997), Les marrons de Louis Timagène Houat (1844), les poèmes d'Aimé Césaire.

Vous ne trouvez pas votre inspiration que dans l'océan Indien ?

Je crois à une continuité, un cousinage des histoires et des mémoires. Entre les Antilles françaises et les Mascareignes, c'est l'évidence même.

Vous avez ironisé en disant que vous devenez un jeune réalisateur. Il fallait un sujet fort pour cette nouvelle naissance ?

Vous avez tout dit. Tout ce que j'ai fait dans ma vie jusqu'à présent m'a mené à ce film-là.

Avec «Boîte noire», vous avez été nommé aux César dans la catégorie meilleur scénario original en 2022. Cela a changé votre vie et faciliter les choses dans le cinéma ?

Cela n'a pas du tout changé ma vie, mais ça m'a facilité les choses. Les succès de Boîte noire et celui de Goliath m'ont permis de faire Ni chaînes Ni Maîtres.

Cela a été plus simple de trouver des financements ?

J'ai la chance d'avoir des producteurs - Chi Fou Mi Productions - qui sont les plus audacieux en France. Boîte noire et Goliath ont accéléré notre rencontre.

Est-ce un film de plus sur l'esclavage ?

Le cinéma américain a produit beaucoup de films sur le sujet dont Amistad (1997), 12 Years a Slave (2013) et Django unchained (2012). Il y a aussi la série sublime de Barry Jenkins The Underground Railroad. Mais c'est le territoire américain, les champs de coton, la langue anglaise, ce n'est pas notre histoire. En France, il y a eu des films sur la colonisation, dont le magnifique Rue Cases-Nègres d'Euzhan Palcy (1983), des téléfilms sur France Télévisions, mais pas de long-métrage de cinéma uniquement centré sur l'esclavage.

Vous avez identifié un trou dans l'histoire du cinéma ?

Cela ne s'est pas passé comme ça. J'ai plutôt ressenti un manque. Dans un film français, je n'ai jamais vu à l'écran ni la violence des châtiments ni l'enfer vert de la canne à sucre, je n'ai jamais entendu le Code Noir prononcé par un acteur français...

On n'apprend pas ça à l'école en France ?

Si, mais j'aurais voulu qu'on m'en apprenne plus. Adolescent, j'ai constaté ce vide dans l'art et dans le cinéma de mon pays. En devenant artiste, comme cela ne venait toujours pas, j'ai décidé d'y aller moi-même.

La grande force du cinéma c'est d'agir sur l'imaginaire et l'inconscient collectif. Il était crucial pour moi de faire un film qui raconte un pan oublié de l'histoire. Cela permet aussi de resituer la place de la communauté noire en France et à Maurice dans le roman national et dans l'histoire de ces deux pays.

Vous la racontez comment cette histoire ?

Je l'ai laissée me traverser. Je me suis beaucoup documenté avec Khadim Sylla, qui m'a initié à la culture et à la spiritualité wolof, terre d'origine de mes deux héros. Dans mon film, Massamba (Ibrahima Mbaye) et Mati (Anna Thiandoum), père et fille, sont esclaves dans la plantation de canne d'Eugène Larcenet (Benoît Magimel). Lui rêve que sa fille soit affranchie, elle de quitter l'enfer vert de la canne à sucre.

Une nuit, elle s'enfuit. Madame La Victoire (Camille Cottin), célèbre chasseuse d'esclaves, est engagée pour la traquer. Massamba n'a d'autre choix que de s'évader à son tour. Par cet acte, il devient un marron, un fugitif qui rompt à jamais avec l'ordre colonial. Le film est une quête dans la nature de l'île Maurice. On passe à Chamarel, Rivière-Noire, au Morne, de la forêt aux plages, des pitons aux cascades. En même temps, il y a un portrait de ce qu'était l'esclavage français.

Revenons au casting. L'actrice Camille Cottin a-t-elle été facile à convaincre ?

J'adore cette actrice, aussi douée dans la comédie que dans le drame, aussi à l'aise en français qu'en anglais - elle a joué avec Matt Damon (NdlR : Stillwater - 2021) et Ridley Scott (NdlR : House of Gucci - 2021).

Elle joue ce terrible personnage de chasseuse d'esclaves, qui était «salarié» par le roi de France. Camille Cottin a dû puiser très profond dans son âme pour rendre compte d'un personnage aussi sombre. Elle est courageuse de défendre un rôle aussi difficile. Tout comme Benoît Magimel, qui joue le propriétaire de la plantation. Il est le type même de grand comédien qui n'a pas peur de plonger dans les ténèbres et de danser au bord du précipice.

Je crois même qu'il se nourrit du risque. Quant à Ibrahima Mbaye, que dire de cet immense talent ? Il est l'âme et la puissance de mon film. Tout comme Anna Thiandoum qui joue sa fille. Car au fond, derrière tous ces mots et toutes ces images, il n'est question que d'une seule chose : la fierté noire.

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