Rwanda: Kabuga - Vers un procès palliatif ?

Selon les juges, Félicien Kabuga peut être jugé mais pas condamné. Le 6 juin, le tribunal de l'Onu a établi que le Rwandais, âgé de 88 (ou 90 ans selon lui), n'est plus apte à suivre son procès. Mais au lieu de suspendre l'affaire, les juges veulent continuer d'entendre la preuve en écartant la possibilité de condamner. Une « procédure alternative » sans précédent et vivement rejetée par l'un des trois magistrats.

C'est une décision sans précédent devant les tribunaux internationaux, voire au-delà. Dans un jugement rendu public le 6 juin, les juges du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux internationaux - le « Mécanisme », juridiction ayant remplacé les tribunaux de l'Onu pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda - ont majoritairement admis que Félicien Kabuga, ancien puissant homme d'affaires rwandais accusé d'avoir joué un rôle clé dans le génocide des Tutsis en 1994, n'était plus capable de participer à son procès.

Mais au lieu de suspendre le procès, comme l'ont fait les autres tribunaux internationaux dans de telles circonstances, ils souhaitent une « procédure alternative » pour continuer de le juger. Tout en s'interdisant de prononcer une condamnation.

« La santé de M. Kabuga et son aptitude au procès ont été des questions centrales dans cette procédure depuis le début », reconnaissent d'emblée les magistrats de la chambre de première instance dans leur décision. Kabuga a été arrêté il y a un peu plus de trois ans en France. Dès son transfert en octobre 2020 au siège du Mécanisme, à La Haye, deux psychiatres, Henry Kennedy et Gillian Mezey, ont examiné l'accusé, alors âgé de 85 ans (87 ans selon lui) et malade. Il y a un an, la professeure Mezey considérait déjà Kabuga comme inapte à être jugé mais le professeur Kennedy pensait le contraire. Pour lui, le vieil homme n'était pas encore atteint de démence sénile. La chambre avait ainsi pu décider d'ouvrir le procès, le 29 septembre 2022, tout en organisant un suivi de son état de santé par les deux psychiatres auxquels s'est joint un neurologue, Patrick Cras.

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Or, le 12 décembre, le rapport des experts est alarmant. « Les trois experts ont convenu qu'il existait des preuves d'une maladie vasculaire affectant le cerveau de M. Kabuga et d'accidents vasculaires cérébraux antérieurs, et qu'il présentait des déficits importants de la mémoire à court terme, de la prise de décisions complexes, de l'attention et de la concentration, du raisonnement et du jugement, de fonctions exécutives et de la communication. Il présentait également des modifications de l'humeur et de la personnalité. Bien que les experts aient exprimé des points de vue différents concernant certaines des capacités de M. Kabuga liées à l'aptitude physique, ils ont convenu qu'il n'était pas en mesure de comprendre le déroulement de la procédure ou les détails de la preuve et qu'il ne serait pas en mesure de témoigner, même avec une assistance », décrit la chambre.

Kabuga n'est plus apte à participer à son procès. Les experts recommandent un nouvel examen sous trois mois. Tandis que le procureur veut continuer les débats « dans l'intérêt de la justice », la défense demande l'arrêt de la procédure et la remise en liberté de Kabuga.

Requête rejetée par les juges.

Kabuga est jugé inapte

Au cours des trois premiers mois du procès, la chambre a pu siéger 29 jours - à raison de deux heures par jour, trois jours par semaine - et entendre 19 témoins de l'accusation, principalement à huis-clos. Kabuga a été présent à 18 audiences, en liaison vidéo à trois occasions et absent huit fois. La reprise du procès est alors prévue le 17 janvier. Elle est reportée plusieurs fois à cause de l'état de santé de l'accusé. Du 14 février au 2 mars, la chambre siège à nouveau et entend quatre témoins pendant six jours.

Jusqu'à ce que le nouveau rapport des experts tombe. Les trois spécialistes sont unanimes : « La santé physique et les capacités mentales de Kabuga se sont considérablement détériorées depuis leurs évaluations précédentes, il répond maintenant aux critères cliniques de la démence, et il ne peut pas participer de manière significative à son procès, quelles que soient les modalités du procès ou les aménagements », relate la chambre. La maladie d'Alzheimer, aggravée d'attaques vasculaires, est « permanente et irréversible ». La présentation de la preuve est suspendue et les trois médecins sont appelés à la barre.

Pour déclarer l'accusé apte ou inapte à être jugé, la chambre applique un test établi par le Tribunal pour l'ex-Yougoslavie. Il comprend sept critères : la capacité à 1) plaider coupable ; 2) comprendre la nature des charges ; 3) comprendre le déroulement de la procédure ; 4) comprendre les détails de la preuve ; 5) donner des instructions à son avocat ; 6) comprendre les conséquences de la procédure ; et 7) témoigner. Pour les experts, Kabuga a une capacité « superficielle » pour trois d'entre elles et n'est plus en possession de quatre autres : comprendre le déroulement de la procédure, comprendre la preuve, donner des instructions à son avocat et témoigner. Sa « capacité limitée de communiquer ne permet pas à M. Kabuga de participer de manière significative à son procès, car une telle participation nécessiterait un niveau de fonctions cognitives supérieur à celui qu'il possède. » Les médecins considèrent également improbable que Kabuga puisse feindre la maladie.

Dans leur décision du 6 juin, la majorité des juges conclut que « Kabuga n'est plus en capacité de participer de manière significative à son procès ». C'est une victoire pour la défense.

Le juge el Baaj n'est pas d'accord

De son côté, le procureur peut trouver une consolation dans l'opinion dissidente du juge marocain, Mustapha el Baaj. Aux yeux de celui-ci, la défense n'a pas « démontré sur le plan juridique » que Kabuga était inapte. Il considère « superficiel et incomplet » le rapport des experts rendu en mars. « La détermination de l'aptitude à subir un procès n'est pas une simple addition des capacités qu'un accusé a ou n'a pas. Au contraire, je considère que la norme pertinente exige une évaluation de la 'capacité globale permettant une participation significative au procès, à condition qu'il soit dûment représenté par un avocat' ». Et pour lui, ce critère est rempli. Se basant sur une jurisprudence d'un ancien tribunal de l'Onu au Timor oriental, il précise que « une juridiction n'a pas besoin de déterminer si l'individu fonctionne au niveau le plus élevé. Il s'agit plutôt de déterminer si le prévenu a satisfait à certaines exigences minimales. En outre, certaines juridictions de common law reconnaissent explicitement que l'aliénation mentale ou l'amnésie ne suffisent pas à conclure qu'une personne est inapte à être jugée ».

Le juge el Baaj rejette également la conclusion des experts sur le caractère irréversible de la maladie de Kabuga. Il en veut pour preuve, par exemple, que Kabuga a parfois renoncé à être présent à l'audience alors qu'il demandait la révocation de son avocat, avant d'assister à chaque audience une fois cette révocation rejetée par la cour. « Ceci constitue, à mon avis, une indication de la capacité de Kabuga à comprendre le déroulement de la procédure », écrit-il.

Selon lui, l'accusation a déjà présenté environ la moitié des témoins à charge attendus à l'audience et la défense a eu le temps d'établir sa stratégie. Il soumet que le droit international a changé au cours des deux dernières décennies en ce qui concerne les accusés ayant un handicap et que « une déclaration d'inaptitude en soi, alors que l'accusé a encore la capacité d'exprimer sa volonté et sa préférence, revient à nier son humanité à une personne possédant le discernement, en la réduisant à un simple objet dans la pièce ».

Ce serait donc, d'après el Baaj, les droits de Kabuga qui seraient violés en le déclarant inapte... quand bien même ce sont ses avocats qui le réclament en son nom.

Intérêts de l'accusé, des victimes ou du Mécanisme ?

Il semble d'ailleurs que chacun ait tellement à coeur les intérêts de l'accusé que les protéger consiste, sur un point ou sur l'autre, à aller contre sa volonté ou celle de ses avocats.

Que faire ainsi une fois qu'un accusé n'est plus apte à répondre des accusations portées contre lui ? Il s'avère que ni le procureur ni les juges ne souhaitent arrêter la machine judiciaire. Après un dernier verdict tombé le 31 mai concernant l'ex-Yougoslavie, Kabuga est l'ultime procès du Mécanisme. Des salaires et des carrières sont en jeu. Par chance, le procureur a proposé une « procédure alternative » : un « examen des faits ». Selon lui, il s'agit « d'une manière supérieure de respecter les droits de M. Kabuga et d'atteindre les objectifs pour lesquels le mécanisme a été créé ». Et les deux mêmes juges qui ont déclaré Kabuga inapte à suivre son procès - le Britannique Iain Bonomy et l'Américaine Margaret M. deGuzman - s'accordent avec lui pour dire que « le respect des droits de M. Kabuga plaide en faveur de l'adoption d'une procédure alternative plutôt que de suspendre la procédure sans lui donner la possibilité de se disculper et de bénéficier d'une libération inconditionnelle ».

La chambre identifie trois options dans la situation où un accusé est déclaré inapte : l'arrêt de la procédure, sa simple suspension, ou la conduite d'une procédure alternative. Elle observe qu'aucun tribunal international n'a choisi l'arrêt de la procédure et remarque que le seul précédent vraiment comparable au dossier Kabuga est celui de Ieng Thirith, une ancienne ministre khmer rouge dans le gouvernement de Pol Pot, au Cambodge. Jugée atteinte de démence sénile juste avant l'ouverture de son procès, son affaire avait été suspendue. Moins d'un an après, sa maladie étant considérée irréversible, elle avait été libérée et était décédée trois ans plus tard, chez elle.

Mais pour cette chambre, le cas Kabuga est « différent ». « La suspension de la procédure dans cette affaire n'est pas le meilleur moyen d'atteindre les objectifs du Mécanisme, notamment la lutte contre l'impunité et la contribution au rétablissement et au maintien de la paix au Rwanda. Une telle suspension laisserait les victimes et les survivants sans aucune conclusion en ce qui concerne les allégations contre M. Kabuga. Enfin, la Chambre de première instance note que la décision de M. Kabuga d'échapper à la justice pendant plus de deux décennies a abouti à la situation actuelle. Il est donc particulièrement injuste de privilégier sa préférence pour l'arrêt ou la suspension de la procédure au détriment des besoins des victimes et des survivants. Il existe un fort intérêt public dans la conduite des procédures contre les personnes accusées de crimes internationaux graves. »

Une procédure très alternative

Aucun tribunal international n'ayant jamais prévu ni organisé une telle procédure alternative, il a fallu chercher des exemples ailleurs. Ils semblent bien rares et bien imprécis. Ils ont aussi quelques défauts : ils s'interdisent de prononcer une condamnation et ils ne traitent que de l'action coupable (actus reus), non de l'intention criminelle (mens rea). Cela pose un problème quand on parle de crimes contre l'humanité et notamment de génocide où l'intention de l'auteur est centrale. Les juges du Mécanisme acceptent de ne pas pouvoir condamner mais sont réticents à ne pas pouvoir évaluer l'intention criminelle.

Il leur faut faire preuve d'innovation. « Un grand nombre des accusations portées contre M. Kabuga dépendent de son état mental [au moment des faits]. Limiter la procédure alternative à une constatation des faits priverait M. Kabuga d'importantes lignes de défense et d'opportunités d'acquittement. En outre, l'accusation reconnaît être tenue de prouver la mens rea, ainsi que l'actus reus, et de le faire au-delà de tout doute raisonnable. (...) Comme il est très peu probable que M. Kabuga retrouve ses capacités, la meilleure façon de garantir le respect de ses droits et d'atteindre les objectifs du Mécanisme est d'adopter une procédure alternative qui ressemble le plus possible à un procès, mais sans possibilité de condamnation », concluent les deux juges.

Le miracle s'opère. La présence de Kabuga n'est plus jugée nécessaire. Il ne lui sera plus demandé d'être là. Il n'est plus nécessaire de limiter les jours d'audience. Cela ressemblera à un procès pénal mais sans châtiment formel. Il semble convenu qu'on pourra éventuellement prononcer un « non acquittement ».

Le juge el Baaj n'est toujours pas d'accord

C'est une victoire pour le procureur. Car pour la défense, il n'existe aucune base légale à une telle procédure, qui « constituerait un abus de pouvoir discrétionnaire et violerait le principe de légalité ».

Et ce sont les avocats de Kabuga qui, cette fois-ci, peuvent à leur tour se consoler dans l'opinion dissidente du juge el Baaj, décidément en désaccord sur tout. « La procédure proposée par la majorité est basée sur un concept vague et ambigu », écrit le juge dissident, pour qui une telle entreprise « entraîne de graves violations des droits fondamentaux de l'accusé, y compris son droit d'être présent et de se défendre, ainsi que son droit de ne pas être détenu arbitrairement, et ne repose sur aucun cadre juridique du Mécanisme, à savoir son statut, son règlement et sa jurisprudence ». Pour lui, la chambre commet un abus de droit en recourant à cette alternative. Elle viole le principe de légalité et le principe d'égalité. En outre cela ne saurait relever de la lutte contre l'impunité « puisque ces procédures, en supprimant toute possibilité de condamnation et donc de sanction, sont privées de leur caractère pénal ».

Il fustige le fait que « moins de dix pays dans le monde, uniquement dans la tradition de la common law, ont adopté des procédures comparables à une procédure alternative » et que cela ne peut donc constituer un principe général du droit. Selon lui, une telle procédure est même en violation directe du code de procédure du Mécanisme. En outre, « la question de la détention hypothétique de Kabuga si un verdict de 'non-acquittement' était prononcé à l'issue de la procédure alternative relève également de l'inconnu. »

En attendant l'appel

« Je suis d'avis que l'intérêt public et les objectifs généraux tels que la paix et la réconciliation ne peuvent pas justifier la mise en oeuvre d'une telle innovation de procédure pénale », tranche le juge el Baaj. Pour lui, la jurisprudence est claire devant les tribunaux internationaux : si l'accusé est inapte, on suspend la procédure.

Son opinion se lit alors comme un parfait brouillon de l'appel que ne manquera pas de déposer la défense. Les avocats de Kabuga ont une semaine pour le faire et la chambre paraît déjà avoir anticipé le mouvement en déclarant que le « procès » ne pourra reprendre que lorsque ce droit d'appel aura été épuisé. D'ici à ce qu'une décision finale soit rendue sur cette question, les trois experts médicaux auront donc sans doute déjà livré leur nouveau rapport sur l'état de santé de Kabuga, prévu en septembre.

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