Afrique: Qatar - Six mois après la Coupe du monde, des travailleurs migrants souffrent toujours

communiqué de presse

Beyrouth — La FIFA et les autorités du Qatar n'ont versé aucune indemnité et restent muets sur les vols de salaires

Six mois après la finale de la Coupe du monde 2022 de football à Doha, la FIFA et les autorités du Qatar ont failli à leur responsabilité de fournir des dédommagements pour les abus généralisés subis par les travailleurs migrants qui ont participé à la préparation du tournoi, notamment des rétentions de salaires et des décès inexpliqués, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui.

Les travailleurs migrants qui sont restés au Qatar n'ont reçu aucune indemnisation pour les abus subis dans le passé et sont maintenant confrontés à des vols de salaires de plus en plus fréquents et à de nouvelles formes d'exploitation. Ceci illustre les profondes lacunes des réformes du code du travail adoptées par le Qatar et le bilan honteux en matière de droits humains de la Coupe du monde 2022 de la FIFA.

« Les autorités qataries et les instances dirigeantes de la FIFA ont régulièrement prétendu que les systèmes et les politiques existants au Qatar protégeaient les travailleurs migrants contre les détournements de salaires et d'autres abus généralisés », a déclaré Michael Page, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Mais la réalité a une nouvelle fois prouvé le caractère mensonger de leurs affirmations, qu'elles répétaient de manière éhontée pour détourner les critiques lorsque le projecteur de l'actualité internationale était braqué sur le Qatar ».

%

Human Rights Watch s'est entretenu avec plus d'une vingtaine de travailleurs migrants indiens, kenyans et népalais, qui sont restés à travailler au Qatar ou qui sont retournés dans leur pays au cours de l'année écoulée, ainsi qu'avec les gérants de deux entreprises de fourniture de main d'oeuvre, au sujet des conditions de travail depuis la fin du tournoi. Les personnes interrogées ont indiqué que le marché du travail post-Coupe du monde avait connu un ralentissement significatif au Qatar, conduisant à des difficultés importantes pour les affaires, en particulier pour les compagnies fournissant de la main d'oeuvre et pour les sous-traitants dans le secteur du bâtiment.

Pour les travailleurs migrants, ce ralentissement a entraîné des escroqueries salariales, en particulier le non-paiement de salaires et le refus de payer les primes de fin d'emploi. Dans de nombreux cas, les travailleurs se sont entendu demander par leurs employeurs d'attendre une nouvelle affectation dans la plus totale oisiveté, parfois pendant des mois, sans être payés. Certains travailleurs ont déclaré à Human Rights Watch que leurs employeurs leur avaient interdit de changer de travail dans l'attente de projets futurs, même quand ils ne les payaient pas ou les sous-payaient sévèrement pendant des mois.

Ni les autorités qataries ni la FIFA n'ont apporté de remède, notamment des indemnités financières, aux travailleurs migrants qui ont subi de graves abus alors qu'ils bâtissaient l'infrastructure du tournoi ou aux familles des travailleurs migrants dont le décès reste inexpliqué.

Avant le tournoi de 2022, les autorités qataries et la FIFA ont prétendu, de manière largement inexacte et mensongère, que les systèmes de protection du code du travail du Qatar et ses mécanismes de compensation étaient adéquats pour remédier à ces abus. Par exemple, le ministre du Travail du Qatar, Ali bin Samikh Al Marri, lors d'une audience au Parlement européen le 14 novembre, et le président de la FIFA, Gianni Infantino, à la veille de l'ouverture du tournoi le 19 novembre, ont tous deux affirmé que le Fonds de soutien et d'assurance des travailleurs (Workers' Support and Insurance Fund) se chargerait de verser les indemnités. Al Marri a déclaré : « S'il y a une personne qui a droit à une indemnisation et ne l'a pas reçue, elle devrait se faire connaître et nous l'aiderons », et a affirmé que les autorités qataries étaient prêtes à examiner des dossiers datant de plus de dix ans.

Et pourtant, même les travailleurs que Human Rights Watch a interrogés et qui se sont adressés au gouvernement avec des preuves de vols de salaires n'ont pas été indemnisés par les autorités qataries. Trois travailleurs ont déclaré que leurs employeurs, qui avaient des projets liés à la FIFA, leur devaient des milliers de dollars chacun en primes de fin de service. Ils avaient également des documents de ces compagnies mentionnant les montants qu'on leur devait, et ils ont effectué de multiples démarches auprès des tribunaux du travail du Qatar, ainsi qu'auprès des dirigeants de leurs compagnies. Deux d'entre eux sont récemment retournés dans leur pays d'origine, bien que le tribunal ait statué en leur faveur, car ils ne pouvaient plus attendre au Qatar que leur employeur leur verse enfin leurs salaires ou que les autorités les indemnisent quand leur employeur était défaillant.

De nombreux travailleurs se retrouvent essentiellement pris au piège au Qatar, craignant de perdre, s'ils s'en vont, d'importantes primes de fin d'emploi qui leur sont dues après des années de service, et sont actuellement sans emploi et non payés. Beaucoup se sont entendu dire par leurs employeurs d'attendre que la compagnie s'assure de nouveaux contrats. Un travailleur a déclaré : « Ma compagnie engage actuellement moins du quart d'un effectif de 60 employés. Les autres restent dans leurs chambres toute la journée ». Ce travailleur, à qui l'on doit des primes de fin de service correspondant à plus de douze ans de travail et des salaires impayés qui se montent à un total de plus de 20 000 dollars, a ajouté : « [Cela] n'est pas viable car je dois envoyer de l'argent à ma famille. J'ai entendu dire que la compagnie essaie d'obtenir de nouveaux contrats, mais il n'y a aucune certitude quant à la date à laquelle les choses reprendront ». Un autre travailleur, qui attend également de toucher ses primes de départ, a déclaré que la situation est encore plus difficile lorsqu'une crise familiale vient s'y ajouter, citant en exemple une récente urgence médicale concernant sa femme.

Les recherches de Human Rights Watch ont également révélé que les employeurs continuent d'interdire aux travailleurs migrants de changer d'emploi, en dépit des affirmations des autorités qataries selon lesquelles ces restrictions avaient été levées. Les réformes adoptées en 2020 ont supprimé l'exigence que les travailleurs migrants obtiennent un certificat de non-objection (NOC) de leur employeur pour pouvoir changer d'emploi. Cependant, dans la pratique, ils sont toujours tenus d'obtenir des lettres signées de leurs employeurs approuvant leur démission, ce qui équivaut à un NOC déguisé.

Les organisations de défense des droits et des travailleurs critiquent depuis longtemps cette pratique comme étant un des éléments clés du système abusif du kafala (parrainage pour l'octroi d'un visa). En outre, dans cinq cas documentés par Human Rights Watch, même des entreprises qui n'avaient pas donné de travail à des employés ou ne leur avaient pas payé leurs salaires ont refusé d'approuver et de signer leurs lettres de démission, que les travailleurs appellent communément leurs « documents de départ ».

Un garde de sécurité qui a travaillé au Qatar pendant sept ans a déclaré avoir récemment démissionné parce que son employeur a réduit son salaire mensuel, invoquant un ralentissement des affaires. « Il ne m'a pas donné mon document de départ quand j'ai trouvé un nouvel emploi, donc j'ai décidé de démissionner et je suis parti avec seulement une partie de mes primes de fin de service », a déclaré ce garde à Human Rights Watch. Un électricien qui ne travaille plus depuis un mois a déclaré : « J'ai trouvé un nouvel emploi mais ma compagnie ne m'a pas donné mon document de départ, affirmant qu'elle aura besoin de moi lorsqu'elle obtiendra de nouveaux contrats ».

Ce contexte a découragé d'autres travailleurs migrants de demander l'aide des autorités qataries face à des abus relatifs à leurs salaires. Cinq travailleurs migrants ont déclaré à Human Rights Watch qu'ils n'avaient pas porté plainte officiellement, à cause des expériences vécues par d'autres. L'un d'eux a dit : « Mes collègues qui sont dans une situation semblable à la mienne ont porté plainte contre la compagnie, mais n'ont reçu aucun soutien véritable. Au contraire, vous faites face à des difficultés inutiles et vous gaspillez de l'argent en déplacements pour aller vous adresser au [département concerné] du [ministère du] Travail, à un moment où les finances sont sévèrement réduites ». Un autre travailleur a ajouté : « Il y a de nombreux travailleurs migrants actuellement au Qatar qui ont des dossiers d'abus relatifs aux salaires qui exigent un suivi constant. Même quand les tribunaux statuent en faveur des travailleurs après des mois de suivi, les compagnies n'obéissent pas à leurs ordres et ne payent pas aux travailleurs ce qu'elles leur doivent. Dans ce contexte, je n'ai pas la motivation pour livrer une bataille juridique. Je verrai où mon destin me conduira ».

Un des propriétaires d'une entreprise de fourniture de main d'oeuvre a admis à Human Rights Watch qu'il avait donné trois options à ses travailleurs : rester au Qatar avec hébergement et nourriture gratuits mais sans salaire, changer d'emploi avec leur autorisation, ou retourner dans leur pays. Il a défendu son attitude en disant : « Il n'y a plus que très peu de projets actuellement au Qatar, tout s'est ralenti. Alors que nous attendons que la situation s'améliore, nous ne pouvons pas nous permettre de verser ne serait-ce que leur salaire de base à notre main d'oeuvre ». Il a affirmé que les embarras financiers de sa compagnie n'étaient pas seulement dus à l'absence de nouveaux contrats, mais aussi au fait que lui-même n'a pas reçu certains paiements qui lui sont dus pour la réalisation de projets relatifs à la Coupe du monde. « Nous sommes nous-mêmes pris au piège. Comment pourrions-nous les payer? » De précédentes recherches effectuées par Human Rights Watch ont effectivement montré que souvent, les compagnies situées plus haut le long de la chaîne d'approvisionnement ne payaient pas les entreprises sous-traitantes, ce qui conduit à leur insolvabilité et cause le plus grand tort aux travailleurs, qui se retrouvent victimes de vols de salaires.

La FIFA a également failli à sa responsabilité de s'occuper de ces graves abus et d'y remédier, bien qu'elle ait encaissé des revenus record de 7,5 milliards de dollars générés par le tournoi, et elle s'est abstenue de s'engager à utiliser une somme estimée à 100 millions de dollars provenant du Fonds d'héritage de Qatar 2022 pour verser des indemnités aux travailleurs migrants.

Le 5 juin, les membres de l'Organisation internationale du travail (OIT) ont élu l'État du Qatar à la présidence de la 111ème session (du 5 au 16 juin) de la Conférence internationale du travail. Ceci s'est produit en dépit du manquement manifeste des autorités qataries à leur responsabilité de protéger les droits dans le monde du travail, y compris le fait que les travailleurs migrants au Qatar n'ont pas le droit de créer ou de rejoindre des syndicats. La sélection du Qatar est intervenue alors que les autorités belges mènent une enquête sur des allégations de corruption par ce pays de membres du Parlement européen, scandale connu sous le nom de « Qatargate ».

« Six mois après la fin de la Coupe du monde de 2022, l'indemnisation des travailleurs migrants qui ont aidé à organiser l'événement ou de leurs familles pour des vols de salaires et des décès d'une magnitude historique est totalement hors de vue, mais le Qatar préside la Conférence internationale du travail et la FIFA bénéficie de milliards de dollars de revenus générés par le tournoi », a affirmé Michael Page. « Il est particulièrement décourageant de voir des gouvernements et des organisations qui prétendent faire avancer les droits des travailleurs récompenser le Qatar comme un champion international des droits du travail, au lieu de concentrer leurs efforts pour faire en sorte que les travailleurs migrants soient protégés contre les abus et indemnisés ».

................

Twitter

AllAfrica publie environ 400 articles par jour provenant de plus de 100 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.