Ile Maurice: Dans la soute d'Air Mauritius...

L'annonce est tombée lundi. Dans un communiqué, Air Mauritius confirme avoir passé une commande de trois A350-900 auprès d'Airbus au Salon du Bourget, à Paris.La même compagnie, sous administration volontaire en 2020, avait bradé des A319 et des A340 remis à neuf à un prix jugé «dérisoire».

«Scandaleux», crient des professionnels du secteur. Si, à sa création en 1967, le transporteur national avait de beaux jours devant lui, il a fini par passer par d'innombrables turbulences. De la caisse noire à l'achat de nouveaux avions en passant par le fameux «hedging», ces épines n'ont fait que transpercer encore plus la compagnie aérienne, jusqu'à l'entraîner dans sa chute. Ci-dessous les principaux scandales qui ont défrayé la chronique.

Carnet «laboutik» ou «caisse noire»

Ce scandale avait choqué la population en avril 2001. L'existence d'un fonds secret de plusieurs millions de roupies, entre 1981 et 2001, alors que sir Harry Tirvengadum, était PDG d'Air Mauritius (MK). Une enquête approfondie avait révélé que près de Rs 85 millions avaient été utilisées comme commissions spéciales. Si c'est le syndicaliste Jack Bizlall qui révèle l'affaire, le CEO Vijay Poonoosamy qui avait été évincé quelques semaines plus tôt, saisit l'occasion pour convaincre feu Gérard Tyack, directeur financier d'alors de MK, de lui livrer le fonctionnement de la «caisse noire».

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D'ailleurs, Harish Chundunsing en fait état dans son livre Air Mauritius : Enquête sur un atterrissage forcé, en librairie. Grâce au cash book de Gérard Tyack, qui avait consigné toutes les transactions, des dizaines de millions de roupies avaient détournées par sir Harry Tirvengadum et le directeur financier lui-même. Nash Mallam-Hasham, qui avait succédé à sir Harry Tirvengadum avait poursuivi le fonds occulte.

Au départ, la «caisse noire» avait été créée pour financer le défunt Advance, organe de presse du Parti travailliste, qui battait de l'aile, à la demande de feu sir Seewoosagur Ramgoolam, alors Premier ministre. Gérard Tyack et Robert Rivalland, cadre de Rogers, se sont concertés pour créer ce fonds. «La «caisse noire» était alimentée par des commissions dites «spéciales», puisqu'elles ne faisaient pas partie des commissions habituelles perçues par les agences de voyages pour la vente de billets de MK», peut-on lire dans le livre.

L'astuce trouvée pour créer ce fonds était que MK demande à Rogers de promouvoir une destination spécifique pour laquelle était payée une commission spéciale. Ainsi, sur la desserte Maurice-Londres, 1 % des revenus sur la vente des billets était prélevé. Idem pour la desserte Maurice-Afrique du Sud où 3 % étaient appliqués.

En 2010, MK initie un procès au civil pour récupérer Rs 97 millions de Rogers et d'un groupe de particuliers, dont sir Harry Tirvengadum et Gérard Tyack ainsi que Joseph Yip Tong, Derek Taylor et Robert Rivalland, qui travaillaient pour Rogers à l'époque. Robert Rivalland fut acquitté et Derek Taylor bénéficia d'un non-lieu. Pour sir Harry Tirvengadum - qui s'était présenté au tribunal sur une civière dans un état d'inconscience le 24 octobre 2007 - et Joseph Yip Tong, les poursuites furent abandonnées pour raisons de santé. Seul Gérard Tyack fut condamné à deux ans de réclusion.

«Hedging»

«7,7 millions d'euros des 9,8 millions d'euros de pertes encourues pour le trimestre d'avril - juin 2015 dues au hedging. Or, le marché du pétrole étant volatil, on ne peut pas faire du hedging sur une longue période», affirme Maheswar Ram, président de l'intersyndicale regroupant cinq syndicats de MK, à la presse le 1er octobre 2015, réclamant une commission d'enquête sur le hedging, qui fut un coup de massue sur les finances du transporteur national. Dans l'aviation, cette pratique consiste à acheter chaque baril de pétrole à un prix fixé en avance, peu importe les fluctuations de prix sur le marché international. En juillet 2008, le hedging entraîna pour MK des pertes colossales de plus de Rs 6 milliards.

Harish Chundunsing dans son livre parle d'un «Risk Management Steering Committee» présidé par le président du board d'alors, Me Sanjay Bhuckory, qui avait autorisé cette couverture financière. «Les membres du comité s'étaient beaucoup fiés à un rapport que leur avait soumis le Botswanais Cornwell Muleya (NdlR : le directeur financier). Il avait affirmé que le prix du pétrole allait flamber en s'appuyant sur une fluctuation du prix du baril passé au premier trimestre de 2008 à $147 le baril alors qu'il se vendait à $40 neuf mois avant.

Alors que des analystes financiers prévoyaient que le baril atteindrait les $200, le directeur financier recommande au comité d'approuver une couverture de 80 %, bien au-delà du taux limite fixé. Mais à la fin d'octobre 2008, le prix du baril chute par plus de 50 % à $73, 6. Cette tendance baissière continua pour atteindre $30 le baril en décembre.

Le gouvernement se tourne vers la firme française Lazard & Co, spécialiste en hedging pour des conseils. Dans une réponse écrite et déposée au Parlement en novembre 2015, le ministre des Finances, Vishnu Lutchmeenaraidoo, affirme que la firme a touché 929 183 euros (Rs 40 millions) d'Air Mauritius, de 2009 au 31 décembre 2014. Face à cette catastrophe financière, le CEO Manoj Ujoodha soumettra sa démission que le Premier ministre d'alors, Navin Ramgoolam, refusera.

L'achat d'avions

Quelques mois avant les élections de 2005, le gouvernement MSM-MMM fait l'acquisition de trois A340. Dès son installation au PMO, Navin Ramgoolam essaie de convaincre l'ancien président français Jacques Chirac d'intervenir auprès d'Airbus pour revoir ces commandes. Il revient au nouveau CEO, Nirvan Veerasamy, de renégocier les achats.

Deux A340 ne pouvaient être annulés car déjà sur les chaînes d'assemblage. Pour le troisième A340, la commande est convertie en deux A330.En juillet 2014, MK décide d'acquérir quatre Airbus A350-900 au coût de Rs 41 milliards et d'en louer deux autres pour Rs 20 milliards. Le protocole d'accord est signé au salon aéronautique de Farnborough. Dans son livre, Harish Chundunsing explique que «Maurice devenait le tout premier pays à placer une commande ferme» pour des A350-900. Ces derniers faisaient partie «d'un plan très vaste visant à moderniser la flotte de MK en même temps qu'optimiser les dessertes vers l'Europe et relancer les destinations Munich et Milan».

Même Rama Sithanen avait critiqué ces achats. Selon lui, le coût du leasing à $1,2 million était cher payé alors que $ 900 000 aurait été plus raisonnable. En 2017, MK n'a eu d'autre choix que de confirmer la commande car aucune malversation n'avait été détectée par le gouvernement dirigé par l'ex-Premier ministre, feu sir Anerood Jugnauth. C'est ainsi que MK accueille ses deux A350-900, le Morne Brabant et le Pieter Both, fin 2017. Le CEO Megh Pillay avait étudié les contrats de location-bail des A350- 900 et recommandé une renégociation pour les deux autres en voie d'être livrés. MK se retrouvé avec deux A350-900 de trop et la décision est prise de les louer à South African Airways (SAA).

À partir de février 2017, Pravind Jugnauth rajoute deux A330neo au coût de Rs 8,8 milliards, livrés en 2019. «La décision avait été prise en petit comité au PMO. Aucun business plan n'est disponible.» En faisant l'acquisition d'Airbus A350-900 en 2014 et 2017, MK s'est engouffré dans une spirale de dettes alors que la compagnie ne pouvait générer des revenus pour le remboursement. «En clair, MK s'était engouffré dès 2014 dans le piège de la dette toxique !». Le 6 août 2014, le chairman de l'express, Philipe A. Forget s'interroge sur la capacité de remboursement des six aéronefs long-courriers.

Dans l'opinion intitulée, «Air Mauritius: acheter c'est bien ! Mais comment rembourser ?», il fait ressortir que «le remboursement ne paraît pas très simple ...». «Se peut-il que le pari soit qu'avec ces 6 avions neufs, l'amélioration de la profitabilité soit telle qu'un service de la dette de plus de 160 millions d'euros par an devienne faisable ? (...) Car même si nous avions (!) bénéficié d'un «discount» de, mettons 40 % du prix catalogue, il resterait tout de même 80 millions d'euros à repayer tous les ans», écrit-il. l

Libéralisation de l'espace aérien

Dans son livre, Harish Chundunsing explique que la libéralisation de l'espace aérien était inévitable mais qu'elle a été faite «au gré de l'humeur des hommes politiques sans aucune étude préalable de l'impact de la libéralisation sur la profitabilité et partant sur l'avenir de MK». Selon lui, le gouvernement n'a à aucun moment injecté des capitaux frais pour soutenir la compagnie nationale dans son évolution dans un environnement plus concurrentiel. Si Xavier-Luc Duval, ministre du Tourisme, avait autorisé Virgin Atlantic de sir Richard Brandon à opérer sur la desserte Londres-Maurice, la profitabilité de MK avait pris un coup dur, peut-on lire dans le livre.

L'accord initial avec Emirates Airlines (EK) en 2002 est survenu dans des conditions assez particulières, note l'auteur car les Emirats Arabes Unis ne constituent pas un Etat national avec lequel Maurice avait un accord bilatéral, mais étaient plutôt un regroupement d'intérêts politiques et économiques. Dans son discours budgétaire, Paul Bérenger annonce la desserte conclue alors que la négociation était toujours en cours.

Pour sa part, MK finit par obtenir un partage de code (code share) pour que chaque partie puisse commercialiser un pourcentage de sièges sur les appareils MK et EK. Si au départ EK devait collaborer avec MK pour transporter des touristes arabes vers Maurice, EK a fini par grignoter en quelques années, «le gros du marché européen que MK avait fini par se constituer à force de coûteuses campagnes promotionnelles sur plusieurs décennies. (...) Les parts du marché de MK sur pratiquement toutes les destinations - sauf Tana, Saint Denis et Paris - ont été réduits à une peau de chagrin».

MK finit par supprimer ses vols vers Dubaï «offrant un boulevard aérien à EK». Après Navin Ramgoolam, c'est au tour de Showkutally Soodhun de défendre les intérêts de EK auprès du gouvernement en insistant pour que l'accord bilatéral soit maintenu. En contrepartie, Maurice allait avoir l'aide financière et technique de Dubaï. Au fil des années, d'autres compagnies aériennes ont foulé le tarmac de l'aéroport SSRIA. «Turkish Airlines et Saudia Airlines sont les deux dernières venues qui ont sonné le glas pour MK».

L'air corridor entre l'Afrique et l'Asie

En 2016, le couloir aérien entre l'Asie et l'Afrique entre en opération avec la destination Guangzhou qualifiée de «grand succès» lors de son lancement. Deux ans après, dans un article paru le 10 juillet 2018, Georges Chung, Senior Adviser au Prime Minister's Office (PMO), affiche son optimisme à l'heure du bilan. Selon lui, des 300 millions de touristes provenant de l'Asie chaque année, 65 millions passent par Singapour. Changi Airport prévoyait un trafic de 100 millions en 2030. «(...) L'idée est de capturer une petite part de marché de Singapour vers l'Afrique. D'où cet accord avec Changi, utilisant nos aéroports comme hub.» Mais sur l'Afrique, Georges Chung concède que MK a dû supprimer une desserte par manque de volume.

Dans son livre, Harish Chundunsing explique que «l'accord conclu avec les autorités aéroportuaires de Changi était complètement insensé et ne procédait d'aucune étude préalable du marché ou de faisabilité». Lors d'une visite à Singapour accompagnant Vishnu Lutchmeenaraidoo, alors ministre des Finances, il était convaincu que Maurice pouvait devenir une plaque tournante de connectivité entre l'Asie et l'Afrique. Mais les professionnels de l'aviation se sont montrés très critiques envers ce couloir aérien.

«L'air corridor est une absurdité totale, dès le début. Cela n'existe pas dans le monde de l'aviation civile commerciale.» Selon un professionnel, ce concept est une «trouvaille» d'un des senior advisers au PMO, lorsque d'autres parlaient d'un «corridor financier» entre les centres financiers internationaux de Singapour et Maurice. En outre, Singapore Airlines elle-même était consciente qu'il n'y avait pas de marché qui méritait d'être exploité. «Singapore Airlines opère déjà des vols quotidiens par de gros porteurs entre Singapour et Johannesbourg, outre les trois vols à Cape Town. Pourquoi le trafic devrait-il transiter par Maurice ? Personne ne veut s'arrêter en route. Quand vous pouvez voyager, vous ne payez pas pour vous arrêter deux fois et passer 30 heures sur une destination de 8/9 heures.» Finalement, ce couloir aérien aurait coûté plus de Rs 200 millions.

«Grève déguisée» et licenciement de pilotes

Le 6 octobre 2017, le conseil d'administration d'Air Mauritius, décide de résilier le contrat de trois pilotes avec effet immédiat à la suite de «l'indisponibilité inhabituelle de certains pilotes», qui avait mené à l'annulation de plusieurs vols. En effet huit vols, comptant l'aller et le retour, à destination de Hong Kong, Perth, Bangalore-Chennai et Londres avaient dû être annulés la veille. Une douzaine de pilotes avaient officiellement signalé qu'ils étaient souffrants, provoquant le chaos à l'aéroport de Plaisance et suscitant la colère d'un millier de passagers au départ et des pertes estimées à Rs 200 millions. Selon le rapport présenté par le management, les premières conclusions avaient confirmé «une action préméditée et concertée» des commandants Patrick Hofman, Bain Ulyate et Frédéric Gébert. Ce dernier avait été réintégré à son poste le 9 octobre «sous les mêmes conditions de son ancien contrat» après avoir envoyé une lettre d'excuses au conseil d'administration.

Le 23 octobre, la direction d'Air Mauritius fait ressortir qu'un comité ad hoc présidé par Me Patrice Doger de Spéville, Senior Counsel, a été institué pour étudier la réintégration des commandants Patrick Hofman et Bain Ulyate. Le 29 novembre 2017, les «excuses sans réserve» du commandant sud-africain Bain Ulyate, feront pencher la balance et il est réintégré à son poste sans condition. Le pilote Patrick Hofman se retrouve, lui, sous le coup d'une déportation. Le 26 avril 2019. suivant des amendements à l'Immigration Act, il est qualifié de «prohibited immigrant».

Selon cette missive du Passport and Immigration Office, datée du 23 avril, le Premier ministre Pravind Jugnauth aurait décidé, «on the basis of reliable information and advice», que l'ancien commandant de bord devient un «undesirable potential inhabitant» du pays. Parmi les trois raisons avancées, il aurait fait des «remarques désobligeantes et tenu un langage menaçant au regard du Premier ministre qu'il a traité de fou». Depuis le 28 avril 2019, sans une autorisation formelle du bureau du passeport et de l'immigration, le Belge est interdit d'accès sur le territoire mauricien.

Des millions pour les administrateurs

Rs 48, 5 millions. Ce sont les honoraires empochés par le duo Satar Hajee Abdoula et Arvindsingh Gokhool de Grant Thornton pour les 16 mois qu'ils ont géré les affaires de MK, passé sous administration volontaire. Ces honoraires resteront gravés dans l'histoire du transporteur aérien national, voire du pays. Les administrateurs sont décrits par Harish Chundunsing dans son livre comme étant «ainsi détenteurs du record des administrateurs les plus chers de l'histoire économique du pays». Une somme de Rs 112 millions a été déboursée à l'intention des conseillers en matière d'aviation et de gestion ainsi que les services de conseillers légaux. Rs 14,9 millions d'euros (Rs 750 m) ont été engloutis en frais administratifs.

«Rs 48, 5 millions. Ce sont les honoraires empochés par le duo Satar Hajee Abdoula et Arvindsingh Gokhool de Grant Thornton pour les 16 mois qu'ils ont géré les affaires de MK, passé sous administration volontaire.»

Des avions bradés pour «dipin diber»

«On a vendu les avions pou dibin diber», avait clamé Xavier-Luc Duval, lors d'une conférence de presse de la plateforme l'Espoir, en septembre 2021. Selon nos calculs, les deux A319 ont été vendus à Rs 258 millions et les deux A340 liquidés pour Rs 15 millions, ces deux ventes ayant été faites en dollars et non en euros. Ces chiffres figurent également dans le livre de Harish Chundunsing. «Les pertes encourues sur ces deux ventes sont estimées par les spécialistes à Rs 3,3 milliards. Le pourcentage des ventes ne représente que 7,48 % de leur valeur comptable nette.

Il faut savoir que, selon les conditions de vente l'acquéreur des deux A340 allait payer seulement quand il aurait liquidé les deux appareils comme vieille ferraille.» De plus, certains avions avaient été rénovés à coups de millions. D'après le rapport des administrateurs et l'évaluation effectuée par Sattar Hajee Abdoula lui-même avant la mise sous administration, les deux A319 valaient en euros (pas USD) 26,6 millions, soit Rs 1,356 milliard (au taux de Rs 51 cité dans le rapport). Les deux A340, eux, valaient, toujours en euros, 46,930 millions, soit Rs 2,393 milliards. En tout donc, ces quatre avions valaient Rs 3,749 milliards.

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