Afrique: Guerre en Ukraine - Quel rôle pour l'Afrique dans un Nouvel Ordre Mondial ?

11 Juillet 2023

La guerre, selon Carl Von Clausewitz repris lui-même par Michel Foucault, est la continuation de la politique par d'autres moyens. Bien malin est donc celui qui peut répondre avec certitude à la question de savoir si l'issue de la guerre russo-ukrainienne peut entraîner un basculement vers un nouvel ordre mondial. Cette incertitude est liée au moins à quatre phénomènes. Premièrement, la guerre a été décidée de façon discrétionnaire par Vladimir Poutine qui seul connait les principaux objectifs qu'il souhaite atteindre. Deuxièmement, la guerre qui oppose la Russie à l'Ukraine se poursuit et se complexifie de telle manière que son épilogue devient difficile à dessiner. Troisièmement, en politique, les postures jamais toujours et toujours jamais sont rarement définitives.

Réalité qui n'exclut pas des négociations pour un statut quo maintenant l'Ukraine hors de l'OTAN. Quatrièmement, sachant que la victoire militaire d'une guerre n'est pas automatiquement équivalente à la victoire politique du plus fort sur le champ de bataille, aller très vite en besogne sur les effets géopolitiques de l'issue de cette guerre peut être intellectuellement hasardeux. Nous pouvons cependant raisonner par conjectures (au sens de différents états du monde possibles) de façon à proposer des éléments de réponses à la question posée.

Développement : Fin d'un monopole sur le Sud global ?

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La première conjecture est celle suivant laquelle la guerre de la Russie en Ukraine peut marquer la fin du Consensus de Washington et du paradigme néolibéral de développement y afférent. Les pays dits en développement sont en effet, depuis 1980, face à un seul et unique modèle de développement dont la boîte à outils universelle (Etat modeste et frugal, marché-développeur, impôts faibles, rigueur budgétaire, ajustements structurels, privatisation, ouverture internationale, démocratie, libéralisation financière et foncière...) a été fixée à Washington par un groupe d'économistes néoclassiques. Cette boite à outils est toujours en place malgré quelques ajustements à la marge pour introduire des objectifs de soutenabilité et d'inclusion très souvent incompatibles avec sa logique d'ensemble qui ne tient pas compte de la soutenabilité.

La guerre en Ukraine peut entraîner la fin du monopole de ce seul et unique paradigme de développement en permettant aux pays dits sous-développés de pouvoir choisir entre les modèles de développement chinois, turque, indien, brésilien ou même panafricain. Cette guerre peut donc sonner le glas du monopole de l'Occident dans la définition des paradigmes de développement à travers le FMI et la Banque mondiale. Dans cet ordre d'idées, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) comme nouvelle organisation internationale des non-alignés peuvent favoriser la sortie du Sud global de ce monopole néolibérale des politiques de développement en se présentant comme un ensemble de modèles alternatifs aux programmes d'ajustements structurels.

« La fin de l'histoire » battue à plate couture par « le choc des civilisations ? »

Une autre conjecture peut soutenir l'idée suivant laquelle cette guerre entraîne la caducité de la thèse de la fin l'histoire du politologue Francis Fukuyama au profit de celle du choc de civilisations de Samuel Huntington. Pour Fukuyama, le monde, avec la chute du mur de Berlin en 1989, était arrivé à la fin de l'histoire. C'est-à-dire, en empruntant à Hegel sa lecture de l'histoire, que le résultat à long terme de la modernisation était l'organisation du champ politique par la démocratie libérale et celle du champ économique par le capitalisme. Or, non seulement la guerre en Ukraine et d'autres conflits à travers le monde sont des preuves que le monde n'est pas à la fin de son histoire, mais aussi c'est plutôt la thèse du choc des civilisations et des civilisations en choc de Samuel Huntington qui semble l'emporter dans le monde actuel tout en préfigurant celui de demain.

Cela indique, contrairement à ce que pensait Francis Fukuyama, que le capitalisme et la démocratie libérale seront moins les moteurs des changements du monde de demain que les affrontements entre aires culturelles différentes tant entre les pays qu'au sein des pays. Cette guerre en Ukraine risque donc d'entraîner la résurgence et le renforcement des empires culturels/civilisationnels que sont les Etats-Unis, la Russie, la Chine, l'Inde, la Turquie, la Brésil et l'Afrique. C'est une guerre qui montre que les Etats visent moins la démocratie sur le plan international que la capacité de dominer le monde et/ou de se faire craindre par d'autres Etats.

Un poids stratégique plus conséquent pour l'Afrique ?

Même si, en filigrane, le soutien de l'Afrique semble aller à Moscou, officiellement le continent africain a gardé une forme de neutralité. De là la possibilité que cette guerre en Ukraine et son issue puissent redonner du poids stratégique à l'Afrique dans le monde de demain. Lorsque nous projetons le monde de demain comme un monde de blocs d'empires civilisationnels en interactions, la place de l'Afrique reste fragile. Il faut signaler que dans son célèbre ouvrage « Le choc des civilisations » Samuel Huntington ne cite pas l'Afrique parmi les civilisations en choc signe pour lui que celle-ci n'est pas une civilisation pertinente. L'Afrique n'a en effet pas encore précisé ce qu'elle est exactement comme l'Europe l'a fait en refusant l'entrée de la Turquie, ni ce qu'elle veut et ne veut pas des civilisations dominantes. Son poids au Conseil de sécurité des Nations- Unies est inexistant alors qu'elle compte 54 Etats.

Son pouvoir d'influence au sein des instances économiques internationales (FMI, OMC, Banque mondiale...) compte encore pour des broutilles et des bagatelles. Cependant, dans la mesure où les pays en guerres et leurs alliés ne peuvent prétendre faire basculer politiquement et culturellement le monde en leur faveur que s'ils ont l'Afrique avec eux, la guerre en Ukraine ouvre une conjoncture favorable au continent africain. À lui de se vendre cher au camp du mieux disant par rapports à ses propres projets politiques, économiques et sociaux afin de sortir renforcer dans sa puissance propre à la fin de cette guerre. L'Afrique n'a donc pas intérêt à s'aligner derrière un camp. Elle doit utiliser l'espace de négociation et le degré de liberté supplémentaires qu'ouvre cette guerre pour renforcer ses Etats, ses économies, ses armées et ses souverainetés dans de nombreux domaines.

La tournure que prennent les évènements au Mali, au Centrafrique et au Burkina Faso où la milice russe Wagner se charge de la sécurité régalienne des Etats n'est pas la bonne voie. C'est une stratégie de dépendance qui affaiblit ces Etats africains et leurs armées mis sous tutelle. Qui plus est, le retournement récent d'Evguéni Prigojine fondateur de Wagner contre son promoteur officieux Vladimir Poutine, montre, s'il en était encore besoin, que les 15 Etats africains où se trouvent Wagner aujourd'hui font fausse route tant en sous-traitant la sécurité nationale à des mercenaires internationaux qu'en signant des contrats opaques qui leur font perdre le monopole de la violence légitime.

Or, avec désormais pour elle la force démographique la plus puissante au monde (à la fin du siècle 38% de la population mondiale sera africaine), le plus vaste des marchés communs (la zone de libre-échange continentale africaine rassemble davantage de consommateurs et de producteurs potentiels que les trois principales zones de libre-échange du monde réunies) et ses matières premières stratégiques (Cobalt, pétrole, coltan, or, diamant...), l'Afrique doit s'organiser pour peser dans le monde post-guerre ukrainienne et non en être la cinquième roue du carrosse.

Quid du climat et des transitions justes ?

L'issue de la guerre en Ukraine risque d'entraîner un renforcement des conflits par rapport aux problématiques climatiques. Si le monde de demain est effectivement marqué par le retour des blocs impérieux de nature civilisationnelle, il semple passible que la prise de conscience mondiale sur les questions écologiques, climatiques et biosphériques prenne un coup à cause d'une diversification culturelle des avis et des solutions. Cela exigerait un surcroît d'efforts politiques pour parler un langage commun au niveau international. Les BRICS auraient-ils les mêmes constats climatiques et les mêmes propositions de solutions pour en palier les conséquences que les pays industrialisés du Nord opposés à la Russie ?

Le nouvel ordre mondial risque donc être un ordre où le consensus sur les questions climatiques, biosphériques et écologiques devient de plus en plus difficile à construire. Les divergences de l'Afrique peuvent s'exprimer au moins à travers au moins trois mécanismes possibles de compensation. Le premier serait celui de la dette écologico-climatique où l'Occident, compte tenu de son rôle central dans la civilisation anthropocène, est débiteur par rapport à l'Afrique. Le remboursement de cette dette écologico-climatique peut prendre la forme d'une aide classique ou d'un moratoire accordé aux pays africains dans l'application de certaines mesures contre le réchauffement climatique.

Le deuxième mécanisme pourrait être une forme de clause de la nation la plus défavorisée dans la transition énergétique. Dans la mesure où un pays comme la RDC connait une destruction de son environnement et un appauvrissement de ses populations par des multinationales occidentales qui y exploitent le cobalt nécessaire à la fabrication des batteries pour la voiture électrique, la clause de la nation la plus défavorisée devrait interdire toutes exploitations minières qui laisse les populations dans une situation pire que celle dans laquelle elles étaient avant l'exploitation. Cela éviterait que la transition occidentale vers des énergies vertes soit une transition socialement et écologiquement non soutenables au sens où se ferait sur le dos des sociétés africaines. Un troisième mécanisme pourrait consister à compenser financièrement le travail de transition plus lourd et plus coûteux des pays africains pour mettre en place un développement désormais plus contraints que celui que les pays industriels réalisèrent avant les préoccupations climatiques, écologiques et biosphériques.

Ces mécanismes seraient d'autant plus fondés que le dernier sommet de Paris sur le nouveau pacte financier mondial montre que le processus de développement est, tel qu'il a toujours été conçu et fait, un « écocide » doublé d'un « climatocide. » Soutenir le travail de transition des sociétés africaines et de leurs Etats serait une façon de promouvoir une transition qui ne peut être juste que si elle tient compte des asymétries d'ajustements entre les économies industrielles occidentales et les économies préindustrielles africaines où la charge d'ajustement est plus lourde.

L'intelligence artificielle : Une fracture ?

Comme moteur du monde de demain et de son ordre, l'intelligence artificielle sera omniprésente et déterminante pour l'avenir. Tous les secteurs économiques, techniques, culturels, géopolitiques, militaires et de la recherche & développement sont aujourd'hui colonisés par l'intelligence artificielle dont le rôle dans la guerre en Ukraine n'est plus à démontrer. Dans la mesure où ceux qui la maîtrisent le mieux aujourd'hui sont les Etats-Unis, l'Europe et la Chine, le monde de demain a de fortes chances d'être un monde dominé par les aires civilisationnelles déjà dominantes aujourd'hui sur le plan de l'intelligence artificielle, à moins que l'Afrique ne prenne sérieusement son destin en main afin de sortir de la fracture technologique qui la sépare des pays leaders dans ce domaine.

La guerre en Ukraine constitue un terrain d'expérimentation et de perfectionnement des intelligences artificielles au bénéfice des pays en guerre et des alliés qui se situent déjà à la pointe dans ce domaine. Que fait l'Afrique par rapport à l'application chinoise Tik-Tok alors que de nombreux pays occidentaux l'interdisent désormais de tous leurs domaines sensibles parce que convaincus de l'espionnage qu'elle fait au profit de la Chine ? Que peut, sans satellite, l'Afrique dans la nouvelle économie de l'information où le cloud est la matière première la plus pertinente de nos jours ?

Les populations pauvres de ce continent ne courent-elles pas le risque, non seulement d'être des ressources libres du capitalisme de surveillance, mais aussi la pharmacie des populations riches qui bénéficieront en premier du post-humanisme à l'avènement duquel participe l'intelligence artificielle ? Les nouvelles technologies de l'information et de la communication et l'intelligence artificielle ne vont-ils pas renforcer les capacités de contrôle, de surveillance et de violence des dictatures africaines sur leurs populations ? Ces dernières pourraient-elles utiliser ces outils numériques pour s'émanciper des régimes autocratiques ?

Une guerre pour une autre révolution conservatrice ?

Si nous savons actuellement que le centre de gravité du capitalisme mondiale a déjà basculé vers la Chine, que celui de la démographie mondiale se situe solidement en Afrique et que la question principale sur l'avenir du monde est le climat et le rôle de l'intelligence artificielle dans nos sociétés et nos vies quotidiennes, nous pouvons, en dehors des conjectures ci-dessus, être certains que le droit international sortira fort abîmé de cette guerre, que la loi du plus fort résonnera encore plus robuste au sein des rapports interétatiques, et que la guerre restera plus la règle que l'exception dans la configuration et la reconfiguration du monde. La preuve en est que le monde actuel est dominé par ceux qui ont gagné la Deuxième Guerre mondiale et ont promu un ordre international pour satisfaire leurs intérêts hégémoniques. Alors assistons-nous en Ukraine à une guerre pour que rien ne change pour les puissances hégémoniques ou à une guerre pour que les choses changent pour les Etats faibles ?

Cette question est cruciale étant donné que les puissants à l'origine de cette guerre peuvent l'avoir enclenchée soit pour renforcer leur puissance soit pour la conserver. Le conservatisme du nouvel ordre mondial qui pourrait résulter de cette guerre est donc une problématique importante car les Etats les plus puissants du monde peuvent viser soit une redistribution des pouvoirs et des instruments de domination entre eux, soit une meilleure répartition des zones faibles du monde entre eux. Un continent comme l'Afrique où se tisse en sous-mains une alliance conservatrice et antidémocratique avec la Chine et la Russie dans le domaine des libertés individuelles et collectives, des Droits de l'Homme, de la sécurité et de l'Etat de droit n'augure pas automatiquement d'un basculement post-guerre favorable à ses populations.

Une telle alliance, le cas échéant, consisterait à renforcer tant les classes dominantes au sein de ce continent que les dictatures politiques dans une Afrique où les leaders politiques ne sont démocrates que lorsqu'ils sont encore à l'extérieur de la magistrature suprême. La guerre en Ukraine peut effectivement être l'enclenchement d'une révolution conservatrice de la Russie et de ses alliés contre une autre révolution conservatrice, celle néolibérale née en 1980, impulsée par le duo Ronald Reagan/Margaret Thatcher et profilée dès 1978 par le Pape Jean-Paul II en ce termes : « N'ayez pas peur ! Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ, à sa puissance salvatrice. Ouvrez, ouvrez les frontières des États, des systèmes politiques et économiques, ainsi que les immenses domaines de la culture, du développement et de la civilisation. N'ayez pas peur ! »

Les sociétés africaines doivent pourtant avoir peur et se préparer à exorciser cette peur au moins pour trois raisons. Primo, Wagner est désormais bien installé dans leur continent sans savoir ni comment la milice se fait payer ni quels sont les contrats opaques entre le groupe de mercenaires qui la constituent le Mali, la Centrafrique, le Burkina Faso et d'autres pays africains où leurs présence est signalée. Deuxio, la vigilance doit rester de mise face à la Chine et à la Russie qui ne sont pas des enfants de coeurs présent en Afrique pour les beaux yeux du continent. Ce sont des empires à la recherche de leur consolidation en terres africaines qui, si elles veulent en tirer quelque chose de positif pour le continent, doivent avoir des stratégies claires vis à vis d'eux. Tertio, l'Afrique deviendrait-elle un continent sans technologie de pointe, dominé économiquement et de surcroit pris en otage par le djihadisme islamiste et des milices russes sans foi ni loi ?

1-Carl Von Clausewitz, 1959, De la guerre, Paris, Minuit.

2-Thierry Amougou, 2000, Qu'est-ce que la raison développementaliste ? LLN, Academia.

3-Francis Fukuyama, 2009, La fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion.

4-Samuel Huntington, 2000, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob.

5- Shoshana Zuboff, 2020, L'âge du capitalisme de surveillance, Zulma.

* Thierry Amougou, Economiste, Pr. Université Catholique de Louvain (UCL) Belgique, Université Saint-Louis de Bruxelles et Université Catholique d'Afrique Centrale (UCAC). Dernier livre publié : Pandémisme ou les tremblements de l'anthropocène. Esquisse d'une société pandémique moderne, 2022, Louvain-la-Neuve, Academia.

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