Ile Maurice: Jérémie Brousse de Gersigny - Cette fleur (de sel) que nous avons tous piétinée

D'une industrie florissante, il ne reste qu'une seule saline - celle de Yemen - qui porte le flambeau d'un savoir-faire local et d'un patrimoine en perdition. C'est la chronique salée d'une chute au goût amer que raconte Jérémie Brousse de Gersigny dans «Île était une fois l'histoire des salines à Maurice et à Rodrigues, Trois siècles d'histoires salées», paru à compte d'auteur chez I Am An Island, artisan éditeur

Sensations de frotter disel pima dans une plaie béante. Cela fait mal à la mémoire, mal à l'histoire. Jérémie Brousse de Gersigny emprunte une petite phrase cinglante à Marc Twain. «Politicians and diapers should be changed often. And for the same reason.» Citation en exergue de la «page la plus dure» de son livre. Île était une fois l'histoire des salines à Maurice et à Rodrigues, Trois siècles d'histoires salées, vient de paraître à compte d'auteur chez I Am An Island, artisan éditeur.

L'auteur clame : c'est un livre qui «n'accuse personne, qui n'excuse personne, qui ne pardonne à personne». Le ton est donné de cette «histoire salée d'un désastre» ou comment d'une industrie florissante, Maurice n'a plus qu'un dernier des Mohicans, les salines de Yemen.

Pourtant, sous couvert de neutralité, l'auteur déballe à tour de bras des dénonciations. Dans l'analyse qui achève l'ouvrage, il lâche en vrac : «Il y a tant de personnes à vilipender: les propriétaires de saline pour avoir saisi l'opportunité d'une vente lucrative, les promoteurs retors pour avoir combiné tel projet, les conseillers municipaux pour avoir choisi de sacrifier telle saline, les consommateurs mesquins pour avoir choisi le sel importé bon marché, les inspecteurs à la petite semaine, les observateurs indifférents, les honorables et leurs amis affairistes (...) Qui assigner ? Nous sommes tous plus ou moins coupables.»

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L'ouvrage est nourri de recherches en archives, de témoignages des propriétaires des salines et des paroles d'anciens travailleurs des salines. Plus viscéral encore, Jérémie Brousse de Gersigny, qui a grandi au bord des bassins, à Tamarin et RivièreNoire, a des liens émotionnels avec ce patrimoine en perdition. Dans le chapitre consacré aux Salines Fortier dites Salines Koenig ou Salines Pilot, il mentionne : «Les compétences de Xavier Koenig, mon arrière-grand-père, ingénieur, furent souvent sollicitées afin de mener à bien certaines installations (...) Au niveau national, on lui doit notamment l'agrandissement de Mare-aux-Vacoas et la construction du pont de Tamarin.» Autant d'ingrédients dans un ouvrage concentré en histoire et en affect, le tout traversé par une sourde colère.

Elle transparaît dans ce flash-back. Mai 1970, les sauniers délèguent Amédée Maingard «pour s'adresser au gouvernement afin d'obtenir un permis dans le but d'installer la première raffinerie de sel à Maurice», écrit l'auteur. Sauf que, rapporte Jérémie Brousse de Gersigny, SSR, alors Premier ministre, «l'en dissuada, lui disant que, 'les Mauriciens mangent du gros sel local depuis un siècle et demi, ils n'en sont pas morts, il n'y a pas de goitres ni d'hypertension excessive et les touristes n'ont qu'à en faire autant'».

Mais deux mois auparavant, «coïncidence, des hommes d'affaires menés par M. Sewraz, dont un frère était député travailliste, qui ne possédaient pas la moindre saline, décidèrent de construire une raffinerie de sel à Coromandel. Ils incorporèrent Salt and Allied Industries Ltd (SAIL), le 5 mars 1970». Suivi du vote d'une loi «obligeant les trois producteurs à écrire sur leurs sacs de sel : 'For animal use' (...) Durant deux décennies, les sauniers furent contraints de lui vendre plus de la moitié de leur production au prix imposé par SAIL, avec l'appui tacite de l'État».

Cet ouvrage, l'auteur souhaite en faire un «révélateur», un «livre d'unité nationale, comme les Jeux des îles, les salines doivent réunir tout le monde». On y lit la transition des pierres des bassins au béton des villas, des golfs et lotissements résidentiels. Dernier projet en date: l'Harmonie Golf & Beach Estate du groupe Beachcomber Resorts & Hotels. Avec une partie consacrée à la réhabilitation d'une partie des salines qui se trouvent sur le terrain. L'auteur signale que ce beau livre abondamment illustré peut exister parce que le groupe Beachcomber a précommandé 250 exemplaires de l'ouvrage.

Épilogue

«Les salines de Yemen à Tamarin sont les dernières en production (...) Nous sommes contents de tenir encore malgré les invectives des ignorants, malgré les inexactitudes propagées, malgré les insultes qui fusent sur les réseaux sociaux. Le travail continue malgré tout. Mais jusqu'à quand?»

Jan Maingard de Ville-ès-Offrans

À propos de l'auteur

En préface, Yvan Martial présente Jérémie Brousse de Gersigny comme un graphiste-designer formé à l'École de Communication Visuelle de Paris. Il a une exposition photographique et un essai philosophique à son actif: «Exîle des Hommes». Il a aussi raconté l'histoire du club Morne Anglers Club - 65 years of sportsmanship. Le préfacier compare l'auteur à un «détective (...) armé de sa meilleure loupe, inspectant le moindre centimètre carré des plus anciennes cartes de Maurice, sinon de l'Isle de France, pour traquer la moindre trace de présence de salines, marais salants, sauniers, paludiers et même faux-sauniers. Les cartes ayant avoué ce qu'elles savent d'histoires salées, notre gabelou se rend sur le terrain pour relever tout indice, toute pièce à conviction (...) D'où l'incontestable pertinence de ce rapport d'enquête».

Sur les traces de Jean Dominique de Caudan, premier saunier

Ce beau-livre démarre par trois siècles d'histoire, à la rencontre de Jean Dominique Michel de Caudan, «né en 1700 au Languedoc, France et saunier de profession». Il est parmi les 17 artisans à la solde de la Compagnie des Indes recensés en 1726, «presque une décennie avant (l'arrivée) de La Bourdonnais». En 1726, Caudan obtient un contrat de la Compagnie des Indes, «pour la fourniture du sel marin à trois sous la livre». C'est le début des salines à Maurice. L'auteur procède par ordre chronologique. D'abord les salines disparues au 18e et au 19e siècle. De Port-Louis (Caudan et Cassis), le goût (de faire) du sel se répand sur les îlots : Île d'Ambre, Île-aux-Cerfs, Mouchoir Rouge. «Bien que le nombre de salines répertoriées en même temps à Maurice fut de 17 unités, l'on sait que de multiples petites salines de quelques bassins chacune existaient aussi tout le long de la côte», écrit l'auteur.

Les travailleurs du sel

«Je ne suis pas juste allé voir monsieur de Ravel de l'Argentière ou Monsieur Maingard, mais aussi des gens qui ont travaillé dans le sel, dans leur case, assis sur la roche ou par terre sous les cocos», affirme l'auteur. Des gens qui lui ont raconté un quotidien, «comme un cri du coeur». Leurs conditions de travail, mais aussi de vie difficile.

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