Libye: Ce que les images disent du déroulé de la catastrophe à Derna

Trois jours après les inondations qui ont dévasté l'est de la Libye, les premières images satellites de la zone commencent à être rendues publiques. Leur analyse, conjuguée à celle des vidéos publiées sur les réseaux sociaux, permet de comprendre comment une vague a déferlé sur Derna, une ville martyre devenue le symbole des destructions liées au passage de la tempête Daniel.

Dès le 10 septembre 2023, sur le site spécialisé Zoom Earth, on peut observer la tempête Daniel s'enrouler autour du sud de la péninsule du Péloponnèse, en Grèce. Elle balaye aussi le sud de l'Italie, la Sicile, avant de traverser la Méditerranée. La tempête descend ensuite vers le golfe de Syrte en Libye, prend de la puissance en mer et touche les côtes libyennes dans la nuit du 9 au 10 septembre 2023, produisant de violentes précipitations orageuses. Des pluies torrentielles ont ainsi balayé l'est du pays, plus particulièrement la région d'Al Jabal Al Akhdar, d'Al Marj dans les terres, à la ville côtière de Derna.

Dans la soirée du dimanche 10 septembre, les habitants des localités de Battah et El Bayada commencent à partager des vidéos sur les réseaux sociaux. Sur ces images, on constate une visibilité très réduite et un cortège de rues inondées et de voitures emportées. À ce moment, on estime que les vents peuvent atteindre 120 kilomètres par heure. Il s'agit, selon les experts, d'un « cyclone subtropical méditerranéen ». Les arbres sont arrachés, et les fils électriques s'envolent.

%

Au même moment, des signaux très inquiétants arrivent de Derna. Vers 2h30 du matin, le barrage situé à 13 kilomètres en amont cède. Environ 25 minutes plus tard, une puissante vague de boue entre dans la ville. Le secteur du « boulevard de la mer », près de l'embouchure, est dévasté. Dans l'autre sens, venant du large, les vagues poussées par la tempête remontent vers l'embouchure du Wadi Derna.

#عlجل | صlدم !!️lلسىول تجرف ضفّتى lلوlدى وسط #درنö بمبlنىol وسكlنol#لىبىl #lنقذو_lلسۛرق_lللىبى #lنقذوl_درنö pic.twitter.com/JrIE5ubQ0Q-- درنö زووم Derna Zoom (@dernazoom) September 11, 2023

Au moins 30 000 personnes qui vivaient dans cette ville de 100 000 habitants ont été déplacées, a indiqué mercredi 13 septembre 2023 l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Les incertitudes demeurent sur le nombre exact de victimes de la catastrophe. Dans les jours qui suivent, la mer ne cesse de ramener des cadavres sur le rivage. Les autorités avancent le chiffre de 10 000 disparus.

La rupture des barrages en cause

Les photos satellites consultables en source ouverte dans la nuit du 12 au 13 septembre confirment que ce sont bien les deux barrages construits sur le Wadi Derna qui ont été emportés. Le barrage principal, situé à environ 250 mètres d'altitude, date des années 1970. L'édifice a été conçu par des ingénieurs yougoslaves. C'est la société Hydrotehnika qui était en charge des travaux entre 1973 et 1977.

Un expert en construction de barrages, consulté par RFI, confirme que la Yougoslavie disposait effectivement d'un véritable savoir-faire dans le domaine. Cette société existe toujours, elle est aujourd'hui enregistrée au registre serbe, et a conçu d'autres barrages au Maghreb, en Guinée et en Zambie notamment. Le barrage principal de Derna est un « barrage en remblais ». On peut le voir distinctement sur les photos satellites datant d'avant la catastrophe.

Images satellites du barrage proche de Derna, avant et après les inondations.

Il a été construit avec des matériaux naturels : roches, terres, autour d'un « noyau d'étanchéité » central, couramment réalisé avec un matériau plus fin comme l'argile. L'ouvrage a été bâti par l'accumulation de plus d'1 million et demi de mètres cubes de remblais. Selon le constructeur, il a une capacité maximale de 18 millions de mètres cubes, c'est-à-dire la quantité d'eau qu'il peut recevoir.

Avec les crues des affluents du Wadi Derna, ce réservoir s'est rempli alors qu'il était à sec quelques semaines auparavant, d'après des vidéos publiées en ligne. Sur les photos satellites, l'équipe des vérificateurs de RFI a été intriguée par une construction en forme d'entonnoir sur la partie droite du barrage. Elle est très visible sur les photos. Ce « trop-plein » permet d'évacuer l'eau quand le niveau monte. Les experts utilisent le terme de « tulipe » pour désigner ce système d'évacuation de l'eau. Son avantage : il fonctionne « tout seul », sans mécanique complexe, sans vanne, et ne nécessite pas beaucoup de travaux de maintenance.

Inconvénient, sur l'édifice de Derna, il n'y a qu'un seul évacuateur avec un débit limité. Pour schématiser, s'il y a trop d'eau à relâcher, cet orifice va saturer. L'eau passe alors au-dessus du barrage, attaquant la construction qui finit par craquer. Ce phénomène est désigné « surverse » par les experts. C'est la cause la plus fréquente de rupture d'un « barrage de remblais ». La présence de cultures en aval de la construction rappelle qu'il était employé à des fins d'irrigation, mais il a été principalement construit pour protéger Derna des crues meurtrières quand l'oued commence à gonfler.

Al Marj également inondée

Le Wadi Derna, particulièrement dangereux, reçoit les eaux de ruissellement des « plateaux », alors que la ville est construite au niveau de la mer. Le deuxième barrage devait permettre, lui aussi, de protéger la ville. Il a été submergé, et détruit par la vague provenant de la destruction de l'ouvrage situé en amont. Les experts parlent « d'onde de rupture ». Ce barrage était-il mal entretenu ? Un expert explique à RFI que les barrages de ce type peuvent théoriquement fonctionner des années sans entretien particulier, puisque l'évacuateur de crues, notamment, fonctionne de manière « passive ».

Néanmoins, en principe, ce genre d'ouvrages fait l'objet d'une surveillance régulière et dispose d'équipements permettant de détecter d'éventuels comportements anormaux. Généralement, la construction est vérifiée en utilisant des repères topographiques situés sur la crête du barrage, pour prévenir les déformations ou en relevant les données de capteurs de pression dans la fondation. Mesures de débits de drains, suivis piézométriques, doivent permettre de détecter des fuites ou guetter des signes avant-coureurs.

Après la révolte qui mit fin à 42 ans de dictature de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye a sombré dans le chaos et la division entre est et ouest. Les infrastructures vétustes, les constructions en violation des règles d'urbanisme au cours de la dernière décennie et le manque de préparation face à ce type de catastrophe ont très certainement joué un rôle, mais les autorités libyennes rappellent pour leur part qu'elles ont dû faire face à un évènement climatique inédit. Depuis le grand tremblement de terre qui a secoué la ville d'Al Marj en 1963, c'est la pire catastrophe naturelle que connaît la Cyrénaïque, province orientale de la Libye. Al Marj n'a d'ailleurs pas été épargnée par ces récentes inondations, comme le révèlent les images satellites.

Images satellites d'Al Marj, avant et après les inondations.

AllAfrica publie environ 400 articles par jour provenant de plus de 100 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.