Sénégal: Salinisation des terres par le fleuve Gambie - A Nioro, l'Etat néglige des milliers d'hectares depuis 60 ans

26 Octobre 2023

Des milliers d'hectares de terres cultivables sont négligés depuis plus d'un demi-siècle dans la vallée du Baobolong, dans le département de Nioro du Rip, envahis par l'eau salée qui remonte à partir du fleuve Gambie.

Les populations réclament la construction d'un barrage et des digues pour arrêter l'avancée du sel et promouvoir la culture irriguée, dans cette zone, au coeur du bassin arachidier, où l'Etat envisage un nouveau pôle de production pour l'autosuffisance en riz. La requête financière soumise par l'Etat et les élus locaux aux bailleurs porte sur quelque 20 milliards de FCFA pour des ouvrages anti-sel. Dans l'attente de ce financement, le sel continue des faires des ravages et prive les producteurs d'espaces de cultures.

Keur Diatta (Nioro du Rip) - Les crues d'hivernage du Baobolong, un affluent du fleuve Gambie, ont avalé de vastes espaces rizicoles sur lesquels affleurent des plantes esseulées, à Keur Diatta, un village du département de Nioro du Rip, près de la frontière gambienne. «Tous ces espaces cultivables ont été abandonnés à cause du sel», maugrée Djibril Keïta, un responsable local du monde agricole.

On accède à Keur Diatta à partir de Porokhone, haut lieu de la confrérie musulmane des mourides situé à huit km de la ville de Nioro du Rip.

Une piste latéritique défoncée, à laquelle succède une route en sable serpentée, conduit au milieu d'une végétation qui se densifie au fur et à mesure qu'on va vers la Gambie, au coeur du Rip, appellation traditionnelle de la contrée, en référence à ses terres marécageuses.

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«Il n'y a presque pas de flore et de poissons sur ces étendues à cause de l'eau salée infiltrée à partir du fleuve Gambie», poursuit Djibril Keïta, debout devant le fleuve Baobolong, à Keur Diatta.

Il désigne un endroit sur l'autre rive, caché derrière la végétation. «L'intrusion de l'eau salée se fait à partir de villages gambiens que vous apercevez derrière ces arbres», dit cet homme notoirement engagé ces dernières années pour la revalorisation du Baobolong.

Le long de la digue construite pour empêcher la remontée de la langue salée, sur les ruines d'un ouvrage anti-sel datant des années 60, les cordons pierreux s'affaissent.

Les vannes devant réguler le débit de l'eau, pour empêcher l'intrusion de l'eau salée, ne sont plus efficientes.

Des volatiles s'échappent le long de l'ouvrage, avant d'ondoyer dans le ciel puis se poser sur les eaux vert pâle scintillant des reflets du soleil, tout autour d'un environnement chaud et humide, bercé par des échappées d'air frais. En s'envolant, les oiseaux dévoilent leurs oeufs dans des nids faits d'herbes sèches et vertes au bord de l'eau.

Coques d'arachide et eucalyptus contre sel

A Keur Tamba, un village voisin de Keur Diatta, «beaucoup de champs et des vergers ont été détruits par le sel. C'est aussi le cas dans plusieurs autres villages (environnants)», dit Djibril Keïta.

«La solution que nous avons tentée est d'épandre des coques d'arachide et du fumier sur les sols salés, en plus de planter des eucalyptus (une espèce anti-salinisation). Au bout de trois ans, nous avons récupéré des champs», fait-il remarquer.

«Depuis le départ du pouvoir de Mamadou Dia (chef de gouvernement de 1960 à 1962), on ne s'est plus occupé de cette zone pour arrêter la langue salée. Beaucoup de terres agricoles ont été perdues. Il n'y a plus de poissons, même pas de paille pour le toit de nos maisons», affirme Diouma Diallo, un habitant de Keur Diatta, assis près d'une case sans chaume (lire ci-contre).

«Pour faire revenir l'eau douce et les terres, il faut arrêter la langue salée», dit-il.

A Firgui, un autre village baigné par le Baobolong vers sa partie moyenne, des eucalyptus ont aussi été plantés sur une partie de la berge.

A hauteur du pont près de ce village, les pêcheurs ne sont plus actifs.

Ils y étaient présents en nombre pour la capture de petites carpes appelées baobolong, du nom du cours d'eau.

Ces poissons qui accompagnent des mets locaux comme le couscous du soir, dans la pure tradition culinaire du Rip, sont devenus rares, selon plusieurs témoignages.

Une source au service des pêches de Nioro met en cause le taux de salinité élevé du fleuve qui nuit, selon elle, à la croissance et la reproduction des poissons.

Des digues paysannes en Gambie en cause

Des acteurs locaux lient aussi la remontée saline à des digues construites dans des champs par des paysans gambiens, en territoire gambien, près de la frontière sénégalaise. L'eau salée qu'ils parviennent à contenir par ce procédé est, selon eux, rejetée vers le fleuve Baobolong.

Un rapport ministère de la Gouvernance territoriale et de l'aménagement du territoire, publié en 2019, a cité ces digues paysannes en Gambie comme un facteur de la salinisation.

Outre la sécheresse, celle-ci est «accentuée» par «les aménagements réalisés sur la rive gambienne du fleuve et la hausse du niveau de la mer», dit ce document.

Il n'a pas été possible de vérifier les informations sur ces «aménagements» gambiens auprès des autorités officielles et des paysans de Gambie.

Ce pays est membre de l'Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG) qu'il partage avec le Sénégal, la Guinée-Bissau et la Guinée. Un des objectifs de cette organisation régionale de quatre membres est «la mise en valeur des bassins versants» dont celui de Keur Diatta.

Fleuve plus sale que la mer

Le Baobolong était à l'origine essentiellement alimenté par les eaux de pluie. Il se jetait sur le fleuve Gambie.

«Avec le déficit prolongé de la pluviométrie, le régime hydrologique du Baobolong est devenu déficitaire du fait de la baisse des apports. Les inondations subies en permanence par les eaux marines venant du fleuve Gambie entraînent une sur salure des sols hydromorphes des vallées et des nappes d'eau, dont la salinité fait parfois deux à trois fois celle de l'eau de mer», dit le rapport du ministère de la Gouvernance territoriale.

Des milliers d'hectares propices à la riziculture

La vallée du Baobolong s'étend du bassin versant de Keur Diatta au village de Maka-Yopp, dans le département de Kaffrine, sur une longueur de 150 km, au coeur du bassin arachidier.

En raison de ses potentialités, le Programme national d'autosuffisance en riz (PNAR), qui dépend du ministère de l'agriculture, a proposé cette partie de la zone centre pour abriter un troisième pôle de production rizicole, aux côtés des Vallée du fleuve Sénégal (Nord) et de l'Anambé (Sud).

« Ce troisième pôle dépasserait même celui de l'Anambé avec un potentiel compris entre 14.000 et 150.000 hectares, affirme Waly Diouf, responsable du PNAR.

« Les préalables sont, entre autres, la construction d'un barrage anti-sel dont l'OLAC (Office des lacs et cours d'eau, public) s'en charge, la désalinisation et l'aménagement des terres », dit M. Diouf.

«L'aménagement de cette vallée permettrait d'exploiter des terres pouvant auto-suffire la région de Kaolack», affirme Mamadou Dramé, un responsable de l'ONG Symbiose, active dans la zone.

Le Sénégal a ces dernières années produit annuellement plus de 800.000 tonnes de riz, soit neuf mois de consommation, selon les chiffres officiels.

Il en importe en moyenne 900.000 tonnes de riz pour satisfaire sa consommation qui devrait passer à 1,5 tonnes par an en 2030. L'agriculture est essentiellement pluviale dans la zone du Baobolong.

Son aménagement «positionnerait le riz comme une culture de rente, et contribuerait à la couverture des besoins en riz du département de Nioro, mais aussi à la génération d'un surplus de production destiné à la commercialisation. Il contribuerait en plus, et de façon substantielle, à la réalisation des objectifs nationaux d'autosuffisance en riz», indique une étude sur le potentiel du Baobolong, rédigée par un consultant, Serigne Tacko Kandji, publiée en 2019.

Cherche 20 milliards de FCFA pour des barrages et digues

Huit collectivités locales polarisées par le Baobolong se sont regroupées dans une association intercommunale de huit membres, l'Entente du bassin de Keur Diatta, dont le siège se trouve dans la ville de Nioro du Rip. L'association, créée en 2021, réunit les communes traversées par les eaux du Baobolong, ses affluents et défluents : Porokhane, Paos Koto, Darou Salam, Dabaly, Taïba Niassène, Nioro du Rip et Gainth Kaye (dans le département de Kaolack), en plus du conseil départemental de Nioro.

«Les besoins de financement pour aménager le bassin versant sont de 20 milliards de FCFA que nous sommes en train de chercher», affirme Habib Niasse, président de l'association intercommunale et maire de Taïba Niassène.

Cet argent doit, selon lui, servir notamment à construire un barrage anti-sel, des digues de retenue et de franchissement pour désenclaver les localités où la circulation est bloquée en période de montée des eaux.

Des fermes agricoles et piscicoles et des parcs forestiers sont aussi parmi les objectifs.

Une partie de ce montant, soit 4 milliards Fcfa, est destinée à l'élimination du typha qui a envahi la vallée de Keur Diatta à Paos Koto et nuit aux espèces aquatiques.

Le projet lié au typha prévoit une unité industrielle pour la production de charbon à partir de cette plante.

«Beaucoup de bailleurs se sont engagés à financer des investissements dans ce programme. Le gouvernement du Sénégal a soumis son financement au Fond vert climat», un mécanisme financier de l'ONU, dit M. Niasse, par ailleurs vice-président du Conseil départemental de Nioro.

Une dizaine d'années de plaidoyer

«Depuis plus de 10 ans, nous sensibilisons les collectivités territoriales et les pouvoirs publics pour la construction d'une digue anti-sel et d'ouvrages secondaires. Cela a permis la réalisation de plusieurs études et des projets structurants qui attendent des financements», indique Malick Bâ, responsable de l'ONG Symbiose.

Il appelle, «dans le cadre de la territorialisation des politiques publiques, que l'Etat du Sénégal mette en place une société d'aménagement du Baobolong, à l'image de la Sodagri, la société en charge de l'aménagement du bassin de l'Anambé dans le sud du pays».

L'OMVG à la rescousse

« L'OMVG est en train de réaliser un barrage à Sambangalou, à Kédougou. Cet ouvrage situé entre le Sénégal et la Guinée, sur le fleuve Gambie, va faire reculer la langue salée», affirme Alpha Oumar Sy Savané, responsable de la communication de l'organisation régionale.

Le barrage sera multifonctionnel : hydroélectrique, aménagement de terres, recul de la langue salée sur le fleuve Gambie.

«Quand on reculera la langue salée avec le barrage de Sambangalou, elle n'arrivera plus à la confluence entre le fleuve Gambie et son affluent le Baobolong. Cette langue salée ne pourra plus remonter jusqu'à l'affluent Bao Bolong», dit-il.

La construction du barrage a démarré le 26 septembre 2022. Les travaux doivent durer 48 mois, soit une fin prévue dans deux ans, en septembre 2026.

Diouma Diallo, témoin de travaux sous Mamadou Dia

Habitant le village de Keur Diatta, Diouma Diallo affirme être né en 1938. Il fait remonter à Mamadou Dia, chef du gouvernement du Sénégal de 1959 à 1962, le premier projets public pour construire une digue et arrêter l'avancée du sel. L'ancien chef de gouvernement a «visité le site du Baobolong au début des années 60», dit-il.

«Après son passage, des engins et de techniciens sont arrivés pour faire des mesures sur le fleuve et des bornes». «Je faisais partie des gens qui faisaient ces mesures. Des ouvrages ont ensuite été construits pour arrêter la langue salée. Après ces travaux, pendant cinq ans, nous ne mangions que du riz produit localement», poursuit-il.

«Il y avait beaucoup de poissons dans le fleuve. C'est quand Mamadou Dia est parti (du pouvoir) que tout s'est arrêté», affirme-t-il.

Par Blin BA

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