Tunisie: Avec le départ massif de ses compétences, la Tunisie aura-t-elle recours aux étrangers ?

12 Mars 2024

Il est urgent aujourd'hui d'organiser un débat national autour de la question de l'émigration des jeunes compétences qualifiées dont les médecins et les ingénieurs. Un débat efficace s'impose, non pour le plaisir de converser mais pour trouver des solutions. Avec la participation des concernés, des partenaires sociaux, et bien évidemment des décideurs. Le temps est venu d'agir.

La Tunisie est devenue, au fil des ans, un pays pourvoyeur d'ingénieurs, de médecins hautement qualifiés et d'enseignants-chercheurs. L'Europe ainsi que le Canada et l'Arabie Saoudite demeurent les principaux bénéficiaires des compétences tunisiennes avec plus de 39 mille ingénieurs et plus de trois mille médecins partis faire carrière ailleurs. Notre pays se vide de ses élites au point que nous sommes en droit de se demander si les autorités seraient contraintes, dans un avenir proche, de recourir au recrutement de compétences étrangères pour combler les départs des diplômés tunisiens. Une situation désolante et bien étrange à laquelle il faudra penser. Les organisations nationales n'ont cessé de multiplier les alertes. Les décideurs, avec peu de marge de manoeuvre, se contentent de constater les dégâts ou tout au plus, de publier les chiffres.

Un choix assumé semble-t-il au début

Les questions qui se posent sont les suivantes : pourquoi nos jeunes qualifiés larguent-ils les amarres ? Le pays pourrait-il espérer compter dans les années à venir sur ses propres ressources humaines et compétences malgré ces départs massifs ? Ces questions été souvent soulevées par plusieurs experts et tout récemment par le président du Conect, Aslan Ben Rejeb.

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L'absence de vision stratégique aggrave la situation. Ce phénomène a été longtemps perçu comme une bouée de sauvetage indispensable qui a permis aux gouvernements qui se sont succédé d'atténuer un tant soit peu le taux de chômage dans les rangs des hauts diplômés, notamment dans les secteurs de la santé et de l'ingénierie.

Khalil Amiri, ancien secrétaire d'Etat à la Recherche scientifique a par ailleurs formulé ces explications dans un entretien avec le journal La Presse déjà le 17 mars 2018. «La mobilité à l'international rapporte des avantages également (expériences, transfert technologique et réseaux) et notre diaspora participe à plusieurs initiatives de réforme et projets de recherche, quand ils sont à l'étranger et après leur retour. Toutefois, les taux de départ doivent rester dans les normes acceptables, pour ne pas vider le pays de son principal atout pour l'essor économique», nous a-t-il déclaré.

Augmentation croissante des candidats au départ

A ce titre, le nombre total de recrutés par l'Agence tunisienne de coopération technique (Atct) a augmenté de manière significative au cours de l'année 2023, soit un total de 4.510 recrutés contre 3.511 en 2022 et 2.486 en 2021. L'augmentation s'élève à 28% entre les années 2022 et 2023, souligne l'Atct. L'Allemagne se positionne en tête en termes de recrutement pour l'année 2023, avec un total de 872 recrutés, suivie du Canada avec un total de 738 expatriés, puis de l'Arabie Saoudite avec 564. La France occupe la 4e position avec 542 recrutés, Oman 444 recrutés, ensuite l'Italie avec 339 Tunisiens hautement qualifiés et embauchés.

Le secteur de la santé arrive en tête avec 1. 839 personnels médicaux et paramédicaux, soit 41% du nombre total des recrutements, suivi du secteur de l'éducation avec 904 enseignants, puis de l'administration 303 coopérants. Arrive le sport avec 253 personnes, les services 249 et l'informatique et les médias avec 228 employés. Au 31 décembre 2023, le nombre total des coopérants exerçant à l'étranger détachés à l'agence a atteint 25.084, contre 22.846 en 2022, soit une augmentation d'environ 10%, ajoute la même source.

Ils partent en dépit de la xénophobie croissante en Europe

«Si je vais rester en Tunisie, je risque de ne pas progresser dans mon domaine. Ce n'est pas une question d'argent, mais plutôt de formation continue susceptible d'améliorer mes compétences», témoigne Sayed, candidat au mastère professionnel en ingénierie de développement informatique robotique et intelligence à l'Iset Radès, qui compte s'installer en Europe muni d'un contrat professionnel. Youssef, ingénieur informatique, en dépit de sa situation confortable, s'apprête, à son tour, à quitter le pays au cours de cette année pour un poste dans un pays européen. « Mon objectif est de découvrir d'autres horizons pour développer mes compétences », souligne-t-il. Un autre cas qui laisse perplexe, il s'agit d'une jeune fille médecin dentiste qui n'a pas trouvé de difficultés à ouvrir son cabinet en banlieue Nord. Contre toute attente, elle vient de déposer un dossier d'émigration au Canada avec son mari.

Par contre, Wafa, spécialiste en chirurgie-cardiovasculaire, n'a pas trouvé de poste vacant en Tunisie. Malgré ses compétences qui ne sont pas à démontrer, puisqu'elle a toujours excellé dans son domaine de pointe, a été contrainte de travailler dans un hôpital à Aix-en-Provence en France. Le ministère de la Santé, n'est plus en mesure de recruter, nos valeureux médecins, du moins pour le moment. Et pourtant, Wafa nous a expliqué qu'elle aimerait tant retourner travailler à Tunis.

Ils sont nombreux comme Youssef et Saied, et cette jeune fille médecin dentiste qui ne sont pas motivés par des besoins financiers, mais par l'envie de vivre de nouvelles expériences professionnelles dans des pays beaucoup plus avancés dans le domaine de la science et des technologies, en dépit de la montée de la droite et de la xénophobie en Europe, la nouvelle loi «asile et immigration» en France. L'Europe n'est pas un «jardin» comme l'avait laissé croire Josep Borell, haut représentant de l'EU, témoigne Mohamed, étudiant en France depuis plus de trois ans. «Les pratiques racistes sont devenues monnaie courante à l'encontre des étudiants étrangers», ajoute-t-il, tout en pointant le «comportement raciste» de certains policiers français.

Créer un écosystème favorable

Le phénomène est en constante progression en Tunisie, car plus l'avenir est incertain et la situation socioéconomique est difficile, plus nos compétences sont enclines à penser que les horizons sont meilleurs à l'étranger. Même en Europe qui prend un coup de vieux, les Français sont, d'une année à l'autre, un peu plus nombreux à partir étudier dans les universités américaines, britanniques et canadiennes.

La majorité des étudiants tunisiens préfèrent rester à l'étranger au terme de leurs études. Des compétences sacrifiées et personne n'a pu stopper l'hémorragie. Questions donc : la Tunisie aura-t-elle recours au recrutement des compétences étrangères pour pallier le vide laissé par la fuite des cerveaux ?

Ridha Mdimegh, docteur en mathématiques et enseignant chercheur installé depuis quelques années en Arabie Saoudite, dans le cadre d'une coopération technique, nous répond que ce scénario n'est pas envisageable à court et moyen terme.

Il faut créer un écosystème favorable à l'innovation et au développement et améliorer les conditions de travail et la situation socioéconomique des compétences tunisiennes et élargir les champs des opportunités.

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