Cameroun: Cavaye Yéguié Djibril, 32 ans de verrouillage de l'Assemblée nationale

À 84 ans, dont 54 comme député, le natif de l'Extrême-Nord du pays, membre du très stratégique « bureau politique » du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir), a entamé, ce mois de mars, sa 33e année au poste prestigieux de président de la Chambre basse du Parlement. Une longévité qui témoigne au moins de la confiance placée en lui par le président Paul Biya dont il est l'un des thuriféraires les plus en vue.

Le ton est triomphal ce 22 mars 2024. Du haut du perchoir, Cavaye Yéguié Djibril brocarde ses contempteurs qui, depuis quelques mois, lui prédisaient une disgrâce certaine. Dans l'argumentaire des adversaires du président de l'Assemblée nationale, qui inaugure ce jour, sa trente-troisième année consécutive à ce poste : au moins deux indicateurs.

Début février, c'est le président Paul Biya en personne qui instruit l'annulation du « Forum de haut niveau » censé se tenir à Maroua dans la région de l'Extrême-Nord le 14 du mois. Conçu et projeté par M. Cavaye, sur le thème « Actions de lutte contre la famine dans les régions septentrionales », le rendez-vous est censé regrouper les élites de cette partie du pays. En coulisse, selon des informations de RFI, des personnalités politiques de premier rang, ont fait part au président de la République, de leur étonnement et de leur inquiétude au sujet de cette initiative politiquement risquée, en pleine année préélectorale. Aux yeux de certains analystes, la décision présidentielle est un sérieux revers pour celui qui s'est toujours rêvé un destin de « patron politique » du RDPC de toute la partie septentrionale du Cameroun. Et d'un.

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« Pratiques malsaines »

Et de deux : courant octobre 2023, un rapport explosif élaboré par le groupe des questeurs, eux-mêmes députés, et destiné au président, fuite opportunément sur les réseaux sociaux. Il évoque « des pratiques malsaines et un certain affairisme qui ont fait leur lit à l'Assemblée nationale ». Dans le détail les parlementaires citent, pêle-mêle : « des travaux fictifs, des prestations fictives, des travaux en régie qui n'en sont pas, des surfacturations indécentes, la multiplication des avantages indus, de nombreuses missions fictives ou déguisées, de nombreuses missions de complaisance, faites sur le dos de l'Assemblée nationale, et l'engagement des activités non inscrites au budget qui lient juridiquement et pécuniairement l'Assemblée nationale ».

Camouflet politique. Mauvaise gouvernance. En l'espace de cinq moins, on croit la coupe pleine et l'on se prend à déceler les signes précurseurs de la chute. Las ! En ce mois de mars, en pleine période pascale, l'on assiste plutôt à une sorte de résurrection de cet ancien catholique, islamisé. Cavaye Yéguié Djibril, candidat du RDPC imposé par Paul Biya, jubile au terme d'une élection qui n'était qu'une formalité. Il peut alors crânement lancer, aux députés : « Je n'ai jamais. Je ne trahirai jamais ». Une ritournelle.

Nombreux sont ceux qui voient aussi en cette fidélité proclamée au chef de l'État camerounais, un des ressorts de ce long bail au poste de président de l'Assemblée nationale, qui date du 31 mars 1992. Ce jour-là, Paul Biya décide de reconfigurer les équilibres géopolitiques qui gouvernent l'occupation des postes importants de l'appareil d'État. En mettant fin à la « période anglophone » à la présidence de l'Assemblée nationale, incarnée d'abord, par Salomon Tandeng Muna, puis Lawrence Fonka Shang, le président de la République, y ouvre le « temps francophone », tandis que, depuis lors, le poste de Premier ministre est attribué à des camerounaises d'expression anglaise.

Ascension

À cette occasion, il jette son dévolu sur Cavaye Yéguié Djibril. Ce-dernier, natif de Mada, un village dont il est le chef, dans l'arrondissement de Tokombéré, région de l'Extrême-Nord, considérée comme le plus grand réservoir des électeurs du pays. Ce maître d'éducation physique effectue son entrée à l'Assemblée nationale à la faveur des élections législatives du 7 juin 1970, sous la bannière de l'Union Nationale Camerounaise (UNC), parti unique créé quatre ans plus tôt, par Ahmadou Ahidjo, tout premier chef de l'État du Cameroun, et qui en est le président. Depuis lors, M. Cavaye n'a plus jamais perdu son écharpe tricolore à la chambre basse du Parlement.

Mieux : il y connaît une ascension certaine, occupant les fonctions de questeur, puis de vice-président, avant sa consécration de 1992. Autant dire qu'il préside aux destinées d'une institution qu'il connaît bien. De l'avis des observateurs et de nombre de députés, ce n'est pas le moindre de ses atouts. Plus. De sa position, selon des témoignages, il veille à la « discipline du parti », euphémisme qui renvoie à la canalisation des prises de positions de ses camarades du RDPC, qui seraient tentés par des attitudes, si ce n'est contraires à la ligne de cette formation politique, du moins embarrassantes.

Certains ne s'embrassent pas de circonlocutions pour faire de Cavaye Yéguié Djibril, celui grâce à qui, l'Assemblée nationale est au service du pouvoir exécutif. « Les voies de la politique sont insondables. S'il est resté président de l'Assemblée nationale depuis le 31 mars 1992, c'est qu'il possède des qualités qui font qu'il mérite la confiance renouvelée du président de la République, président national du RDPC », résume Samuel Efoua Mbozo'o, historien, ancien secrétaire général de l'Assemblée nationale, ancien député RDPC.

Deuxième personnalité

Pourtant, au cours de ces trente-deux ans, M. Cavaye a montré à quel point il pouvait s'agripper au rang de deuxième personnalité dans l'ordre protocolaire de l'État, qui en fait aussi le successeur du président de la République en cas de vacances au pouvoir. Avril 2008. Une modification de la Constitution bouleverse la donne, et octroie désormais ces privilèges au président du Sénat.

Cinq ans plus tard, Cavaye Yéguié Djibril entreprend de faire formellement acte de candidature aux toutes premières élections sénatoriales. « Les enjeux de cette manoeuvre étaient clairs. Le président de l'Assemblée nationale avait fait un calcul : être élu sénateur, puis désigné président du Sénat, pour conserver la place de deuxième personnalité de l'État », révèle un ancien proche, tombé en disgrâce depuis quelques années. Son rêve est brisé par une circulaire de Paul Biya, fixant les conditions de participation des militants du RDPC aux sénatoriales.

Compensation ? Prime à la fidélité ? Après cet épisode, M. Cavaye conserve la présidence de l'Assemblée nationale. Il est accusé de faire main basse sur l'institution parlementaire. Il n'y recrute pas des proches en nombre. Il les propulse à des postes stratégiques. Sur un autre plan, des députés, dont certains issus des rangs du RDPC, lui font grief de se substituer au Bureau de l'Assemblée, entre autres reproches.

« Batailles politiques »

« Dès 1993, la révision du règlement intérieur fit désormais du président l'ordonnateur principal du budget, reléguant ainsi le secrétaire général au rang d'ordonnateur délégué », constate Samuel Efoua. Qui ajoute, abordant un autre aspect de ce que certains considèrent comme un « privatisation » de l'Assemblée nationale par son président : « Il est sorti du simple rôle arbitral d'hier pour devenir aujourd'hui le véritable chef de l'administration. Il dispose du pouvoir réglementaire en ce sens qu'il prend des décisions exécutoires. Si la nomination à des postes de responsabilité (Conseiller, Directeur, Sous-directeur) relève de la compétence du Bureau, on note en pratique que le Président nomme à ces fonctions sans en référer au Bureau, qui s'interdit de les mettre en cause ».

Les proches de M. Cavaye parlent eux, de « batailles politiques » dont serait victime leur mentor. Face aux « dérives », de voix s'élèvent pour en appeler à un retour à l'orthodoxie dans les usages et pratiques parlementaires. Elles ne sont pas visiblement entendues par le président Paul Biya, qui sait pouvoir compter sur cet apparatchik du système, apparemment sans ambition politique démesurée, qui ne loupe aucune occasion pour entonner des louanges au président de la République. Tout en oeuvrant au ramollissement des critiques de certains députés de l'opposition, sensibles à sa générosité. Une figure assumée du « politiquement correct », dont nul ne peut jurer de l'espérance de vie au poste de président de l'Assemblée nationale. En attendant le prochain renouvellement des membres du Bureau de l'Assemblée nationale, prévue en mars 2025.

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