Le 16 décembre dernier, le cortège du président Lansana Conté s'est ébranlé en direction de la prison centrale de Conakry. Le chef d'Etat guinéen est allé personnellement libérer deux amis à lui, un ancien ministre et vice gouverneur de la banque centrale et le président du patronat guinéen.
Les deux proches du président sont poursuivis pour émission de chèques sans provision, détournement de deniers publics et complicité, portant sur une somme de plus de 15,5 milliards de francs guinéens, environ deux millions d'euros. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase.
Les centrales syndicales, dont les revendications acceptées par le gouvernement et le patronat à l'issue de la grève de juin n'ont été que partiellement satisfaites, ont dénoncé l'immixtion du président dans les affaires judiciaires, exigé le retour en prison de ses amis et le départ du ministre des Transports, beau-frère de la deuxième épouse du président, renvoyé par un décret le 22 décembre…et réintégré par un autre cinq jours plus tard.
La tension sociale et politique est aujourd'hui maximale en Guinée alors qu'a débuté le 10 janvier la grève générale illimitée déclenchée par les deux centrales syndicales du pays, "jusqu'au retour de l'ordre républicain". La déliquescence de l'Etat, l'appauvrissement continu des Guinéens et les agissements anticonstitutionnels du Président Conté, au pouvoir depuis 23 ans, ont fini par excéder une population qui aspire massivement à un changement radical.
La troisième grève générale après celles de février-mars et de juin 2006, pourrait à terme dégénérer en une confrontation violente qui mettrait aux prises les forces de police, l'armée et des civils qui n'auront plus rien à perdre. En juin, des manifestations de lycéens avaient été réprimées par les forces de l'ordre, faisant officiellement 11 morts.
Ceux qui parient sur la stabilité de la Guinée en comptant sur une intervention de l'armée pour restaurer rapidement l'ordre en cas de nouvelles manifestations de rue font un calcul à la fois cynique et dangereux. Les divisions ethniques et générationnelles au sein des forces de défense et de sécurité, la disqualification de la chaîne hiérarchique officielle et la peur de lendemains incertains pour les officiers supérieurs associés aux dérives du régime du général Conté sont autant de facteurs qui peuvent plonger le pays dans un chaos aux conséquences imprévisibles si une solution politique à la crise actuelle n'est pas trouvée rapidement.
L'Afrique de l'Ouest ne peut se permettre une nouvelle situation conflictuelle alors que la crise en Côte d'Ivoire est loin d'être réglée et que le Liberia et le Sierra Leone, tous voisins de la Guinée, sont encore des Etats très fragiles. La Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), soutenue par l'ensemble de la communauté internationale, doit prendre l'exacte mesure de la gravité de la situation et inviter en urgence le Président Conté à prendre la seule décision qui s'imposer aujourd'hui: la nomination d'un Premier ministre doté de larges pouvoirs chargé de former un gouvernement d'union nationale, après consultation des syndicats, des organisations de la société civile, des leaders religieux, des partis politiques et des forces armées.
Le Président Conté devra s'engager à respecter la séparation des pouvoirs et à ne pas entraver les actions du gouvernement comme il l'a fait avec les rares Premiers ministres qui ont entrepris d'introduire un minimum d'orthodoxie dans la gestion du pays. Pour discuter des causes profondes de la crise que traverse le pays, ce gouvernement pourra organiser un dialogue national modéré par les leaders religieux.
Seul un gouvernement dont les membres n'auront pas été choisis par les épouses du Président Conté, et les autres clans qui se positionnent dans l'optique de la succession d'un président malade, aura la légitimité nécessaire pour négocier une trêve sociale avec les syndicats. Il aura également davantage de crédibilité pour mettre en œuvre l'accord politique obtenu en décembre 2006 entre le parti au pouvoir, les partis de l'opposition et l'administration.
Cet accord définit le cadre consensuel, -- notamment la création d'une commission électorale nationale indépendante et la réforme du code électoral --, qui doit conduire la Guinée à des élections législatives "libres et transparentes" prévues en juin 2007. La signature de cet accord a incité l'Union Européenne à relancer sa coopération avec le gouvernement guinéen en décembre dernier après trois ans de suspension. 117 millions d'euros doivent ainsi être débloqués dans les prochains mois.
Les Guinéens ne croiront jamais en la possibilité de sortir durablement de l'impasse économique, politique et sociale qui les mine quotidiennement sur la base de promesses faites par un gouvernement en perpétuel remaniement, au gré des humeurs d'un président qui n'hésite pas à affirmer que "la justice et l'Etat, c'est moi".
Les partenaires internationaux de la Guinée ne doivent pas se fier aux déclarations d'intention qui ne visent qu'à obtenir le décaissement de l'aide extérieure. Ils ne doivent pas encourager, au prétexte de l'impératif d'une stabilité factice, un compromis qui ne tiendra que quelques mois. Les Guinéens attendent d'eux un soutien franc à un changement dans la manière dont leur pays et ses considérables ressources naturelles sont gérés.