Il n'aura fallu que quelques jours pour que la junte au pouvoir à Conakry rappelle à ceux qui l'auraient trop vite oublié qu'elle était bien l'héritière du défunt Lansana Conté. Un des acteurs politiques du pays a vu débarquer dans sa résidence un groupe de soldats envoyés par le Conseil National pour la Démocratie et le Développement (CNDD) pour y mener une fouille musclée et illégale, à la recherche d'armes et de mercenaires appelés à servir à une hypothétique contre-tentative de coup de force. Le lendemain, les nouveaux maîtres de Conakry ont cependant présenté leurs excuses à l'infortuné et évoqué la responsabilité d'« éléments incontrôlés ». Seulement voilà : l'armée que le général Conté laisse à son pays sans être monolithique ne sait pas grand-chose du rôle et des méthodes qui devraient être les siens dans un Etat démocratique et respectueux de quelques droits élémentaires de ses citoyens.
Le pouvoir que les militaires ont servi jusqu'au dernier souffle de Conté était en réalité militaire sous un vernis civil et démocratique. Depuis le coup de force, le CNDD a gratté le vernis et le camp Alpha Yaya Diallo est devenu la présidence de fait. Tout n'a pas été fait au niveau national, régional et international pour éviter une prise de pouvoir par l'armée après la disparition attendue de Conté. Loin de là. Mais il faut aussi reconnaître qu'il n'y avait pas de formule magique pour éviter un tel scénario, sauf à être prêt à dépêcher à Conakry une force militaire extérieure qui ferait face aux bérets rouges à la gâchette facile afin d'imposer le respect de l'ordre constitutionnel. Il faudra donc faire avec les « enfants de Conté » pendant et après la transition. Avant de définir la politique à adopter face à la junte et à l'armée qui la soutient, ceux qui veulent le bien de la Guinée doivent impérativement se souvenir de deux ou trois choses.
Le capitaine Moussa Dadis Camara n'est pas Lansana Conté. Cela est évident. Il représente une génération plus jeune que les frères d'armes de celui qui a présidé le pays 24 ans durant. Le CNDD s'est d'ailleurs empressé de mettre à la retraite une trentaine de généraux dont le chef d'état-major des armées. Mais les membres de la junte ne représentent pas non plus exclusivement cette génération idéalisée et mythifiée de jeunes officiers qui seraient bien formés, modernes, dégoûtés de la corruption au sein et en dehors de l'armée et mus par la défense de l'intérêt général du peuple guinéen. Le CNDD n'a pu s'imposer dans les camps militaires du pays que sur la base d'un compromis obtenu entre différentes tendances au sein d'une armée dont les plus récents faits d'armes furent la répression sanglante des manifestations populaires de janvier et février 2007 et des mutineries récurrentes et irresponsables au cours des deux dernières années.
Si le nouveau président Dadis Camara n'a pas manqué d'honorer à plusieurs reprises la mémoire de Conté, la junte n'a à aucun moment rappelé l'extraordinaire mobilisation des citoyens guinéens, le sacrifice de près d'au moins 186 jeunes appelant au « changement » au début de l'année 2007. Il a encore moins inscrit sa prise du pouvoir dans la continuité du puissant mouvement de contestation du régime qui a présidé à la déchéance économique, sociale et morale du pays. Et pour cause : les militaires qui avaient délibérément ouvert le feu sur des manifestants non armés, avaient exécuté dans certains cas bien documentés des enfants qui se cachaient, étaient entrés dans des maisons ou avaient tiré des rafales depuis leurs pick-up et tué des innocents à coups de balles perdues font partie, au même titre que les autres, du socle du nouveau pouvoir. Le CNDD est peut-être crédible dans ses discours incisifs sur la lutte contre les détournements de fonds par les militaires et les civils du régime Conté, mais sur la question des droits humains et de l'importance qu'il accorde à la protection de la vie des populations civiles et des valeurs démocratiques, tous les doutes sont permis.
L'aura du capitaine Dadis Camara, chef de la section carburant de l'armée avant sa propulsion fulgurante à la tête de l'Etat, serait liée à son rôle de meneur au cours des mutineries qui ont notamment secoué le camp Alpha Yaya Diallo, le plus grand camp militaire de Conakry et du pays. Les sautes d'humeur des soldats qui revendiquaient le paiement de l'intégralité de leurs primes et accusaient certains de leurs chefs de les avoir détournées à leur profit ne s'étaient point distinguées par une volonté de protéger les populations civiles avoisinantes des dégâts collatéraux des rafales d'armes automatiques. Je me souviens encore des témoignages de résidents de Conakry et de N'Zérékoré dans la région forestière traumatisés par les nuits blanches imposées par le crépitement des armes et les pillages de commerces par les hommes en uniforme. Chacune des mutineries avait fait des victimes civiles, venues s'ajouter au lourd bilan des réflexes brutaux d'une bonne partie de l'armée guinéenne sous l'ère Conté.
Dans la liste des 32 membres du CNDD, le nom du numéro 19 fait sans doute encore froid dans le dos des policiers de Conakry : le sous lieutenant Claude Pivi. Celui qui était l'adjudant-chef « Coplan » s'était fait le porte-parole des mutins en mai 2008 et apparaissait comme le vrai maître du camp Alpha Yaya. Lorsque les revendications des mutins furent satisfaites par Conté, notamment le limogeage de quelques hauts gradés et le paiement d'arriérés de primes, les policiers eurent la mauvaise idée de vouloir utiliser les mêmes méthodes que les militaires pour obtenir l'amélioration de leurs conditions de vie : lancer un mouvement de protestation. L'adjudant-chef Pivi Coplan à la tête d'un groupe de soldats se chargea alors de mater la rébellion policière par une expédition sanglante dans des commissariats qui furent saccagés et criblés de balles. La junte ne se réduit heureusement pas à ce type de personnage mais elle repose aussi sur leur soutien et leur influence.
On ne saurait sans doute fonder un jugement sur l'attelage militaro-civil qui se met en place à Conakry depuis le 23 décembre dernier sur la seule base de la personnalité sulfureuse de quelques membres de la junte et de la violence des rapports récents entre les populations civiles guinéennes et leur armée. C'est cependant un fait que l'évolution politique, économique et sociale du pays depuis sa création comme Etat indépendant a été largement déterminée par les humeurs, les qualités et surtout les défauts et les limites d'une poignée de personnes, au premier rang desquels le premier président Sékou Touré (1958-1984) et son successeur Lansana Conté (1984-2008). L'enjeu de la page qui s'est ouverte avec la disparition de Conté est précisément de mettre un terme à la personnalisation d'un pouvoir par ailleurs acquis et conservé par la force et d'y substituer un système politique dont les règles auront été collectivement déterminées. Dans ce contexte, la personnalité des membres du CNDD, leur histoire partagée ainsi que les caractéristiques de l'armée dont ils sont issus et qu'ils représentent seront déterminantes.
Le défi qui se pose en ce début d'année 2009 à tous les acteurs guinéens, à la communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et à tous les autres acteurs internationaux est en réalité formidable. Acculer le président Camara à organiser les élections législatives et la présidentielle anticipée dans les plus brefs délais et au plus tard à la fin de cette année ne devrait constituer qu'un élément d'une stratégie plus ambitieuse de construction de la démocratie et de la sécurité des populations en Guinée. Celle-ci implique de travailler à éloigner durablement les militaires du pouvoir politique et à créer les conditions d'une réforme profonde du secteur de la sécurité et de la défense au plus tôt. Le pire n'étant jamais sûr, la junte pourrait en effet bien respecter ses promesses et remettre le pouvoir sans broncher à un président civil élu dans les douze mois à venir. Mais qu'est-ce-qui les empêchera, ou empêchera un autre groupe de galonnés, de refuser toute soumission à l'autorité du gouvernement issu des urnes et de réinvestir le siège de la radiotélévision guinéenne pour perpétrer un nouveau coup de force ? La fin de la transition militaire pourrait inaugurer l'ère du coup d'Etat permanent. Laissée à elle-même, la Guinée a peu de chances de conjurer cette menace.
Gilles Yabi est consultant indépendant et fut précédemment analyste politique au bureau Afrique de l'Ouest de l'organisation International Crisis Group.