Maintenant que le conflit en Côte d'Ivoire arrive plus ou moins à son terme, l'attention va se tourner vers le partage des torts. Pour l'ex-Président Gbagbo et ses complices, qui vont sûrement se retrouver devant un tribunal, l'enjeu n'est pas seulement ce que retiendra l'histoire mais tout simplement leur liberté. Le président Alassane Ouattara a fait part de son intention de juger Laurent Gbagbo en Côte d'Ivoire. Il n'a, d'ailleurs, pas d'autre option étant donné qu'il n'existe aucun mandat international pour poursuivre et juger ce dernier malgré les risques que présente cette voie dans un pays qui sort d'une guerre civile.
Il est inévitable que Gbagbo se présente comme la victime de la France et des réseaux douteux que l'on appelle la «Françafrique», et donc, comme un héros de la libération. C'est effectivement ce que disent ses partisans, en Côte d'Ivoire et à l'étranger, depuis qu'il a perdu les élections en novembre mais a refusé de céder le pouvoir. Le rôle qu'ont joué la France et les Nations Unies dans son éviction du pouvoir est évident, tout comme le sont, d'ailleurs, les relations amicales entre Ouattara et le président Sarkozy. Nombreux sont ceux en Afrique qui, par conséquent, prêtent une oreille favorable aux dires des partisans de l'ex-président. Mais cette position se base sur une extraordinaire réinterprétation de l'histoire en général et des relations franco-africaines en particulier.
Revenons aux événements de l'an 2000. En 1999, le Général Robert Guei prenait le pouvoir dans un coup d'état contre Henri Konan Bédié. Ce dernier, devenu président en 1994 après la mort de son mentor, le président Houphouët Boigny, voyait son pouvoir de plus en plus contesté, en partie du fait de ses tentatives d'exclusion de la scène politique de son grand rival Alassane Ouattara, en ayant recours à une dangereuse rhétorique d'exclusion ethnique.
Guei reprit la même stratégie mais retourna cette politique d'exclusion contre son inventeur, en excluant Ouattara et Bédié des élections du mois d'octobre. Guei avait cependant sérieusement surestimé sa popularité, même avec deux de ses rivaux exclus des élections, et c'est Gbagbo qui l'emporta dans un climat de violence généralisée. De nombreuses voix, y compris celle du Secrétaire-Général des Nations Unies d'alors, Kofi Annan, se sont alors élevées sur la scène internationale pour appeler à une nouvelle élection, incluant cette fois tous les partis politiques et leurs dirigeants. Gbagbo a pu résister à ces pressions politiques grâce au soutien diplomatique français (sous un gouvernement socialiste), auprès des Nations Unis et de l'opinion internationale.
Les partisans de Gbagbo n'évoquent pas souvent ce soutien français qui leur a permis de s'accrocher au pouvoir en 2000. Mais ceux qui en parlent font une distinction entre le parti socialiste français, avec lequel Gbagbo a toujours entretenu des rapports étroits, et la droite gaulliste. Pour eux, la « Françafrique » est un phénomène exclusivement gaulliste. Ils soutiennent que l'attentat contre Gbagbo, en septembre 2002, ne peut être compris que dans le contexte politique français, et notamment de la reconquête électorale par Chirac de l'Assemblée nationale, et donc du gouvernement, quatre mois plus tôt (suivant une cohabitation de cinq ans avec une Assemblée nationale et un gouvernement de gauche).
L'hostilité mutuelle entre Gbagbo et Chirac ne fait pas de doute. Mais décrire Gbagbo comme la victime passive d'un complot ourdi par une « Françafrique » supposément monolithique n'a pas de sens. Depuis l'arrivée du parti socialiste français au pouvoir en 1981, il y a toujours eu plusieurs clans rivaux au sein du réseau « Françafrique ». Malgré la tradition anti-impérialiste de la gauche française, le parti socialiste, ou du moins une grosse fraction du parti, n'a pas hésité, à la suite des Gaullistes, à recourir à des réseaux alternatifs pour peser sur les événements en Afrique. Plutôt que de décrire Gbagbo comme une victime de l'histoire, il serait plus juste de le placer d'un côté d'une division historique qui ne s'opère pas entre la France et l'Afrique mais entre des groupes d'élites rivaux, français et africains.
Lorsque la droite française a de nouveau remporté les élections en 2007, en bon politicien pragmatique, Gbagbo était prêt à faire la paix avec ses ennemis d'autrefois. Le fait que Sarkozy ait pris position contre Chirac pour arriver au sommet de l'UMP (conglomérat de la droite française incluant l'ex-parti gaulliste), a certainement encouragé Gbagbo à célébrer sa victoire. De même, les relations commerciales entre les deux pays, un souci partagé par le président Gbagbo et son homologue français, n'ont en rien été entravées par une supposée hostilité ivoirienne envers l'ancien pouvoir colonial. Ainsi, Vincent Bolloré, homme d'affaires français proche de Sarkozy, a ouvert un nouveau port à conteneurs à Abidjan en avril 2008. Cet événement s'est inscrit dans la continuité du pouvoir économique français dans le pays, presque huit ans après l'arrivée de Gbagbo au pouvoir, même si la France ne jouit plus du monopole d'autrefois.
Ce qui est certain, c'est que la rhétorique anti-française de Gbagbo lui a été bien utile lorsqu'il était au pouvoir, et le restera sans aucun doute maintenant qu'il n'y est plus. Nous ne devrions toutefois pas oublier que Gbagbo a autant participé de la vieille Françafrique que ses rivaux.
Richard Moncrieff est chercheur associé (bourse Bradlow) à l'Institut sud-africain des relations internationales (South African Institute of International Affairs SAIIA)