Le canal de quatre mètres creusé en 2003 sur la Langue de Barbarie, à Saint-Louis du Sénégal, hante le sommeil des villages de pêcheurs de la vieille ville. Dix ans après sa réalisation, l’ouverture de cette brèche a entrainé la disparition de villages et paralysé le quotidien de milliers de personnes en impactant négativement la pêche, le tourisme, le maraîchage… Une situation qui confirme la place de Saint-Louis dans le « gotha » des villes africaines les plus menacées par les changements climatiques et l’action de l’homme sur l’environnement.
Creusée en octobre 2003 pour préserver Saint-Louis des inondations en permettant de déverser les eaux des pluies dans l’océan atlantique, la brèche artificielle ouverte sur la bande de sable séparant la mer et le fleuve menace la survie de cette ville historique. De quatre mètres au départ, ce canal de délestage sur Saint-Louis et ses environs s’étend aujourd’hui sur cinq kilomètres à cause de l’action dévastatrice de la mer. La brèche migrait de 300 mètres par an vers la localité de Gandiolais. La stabilité relevée depuis cinq ans sur sa progression n’empêche les dégâts et les conséquences néfastes sur le plan économique, social et environnemental.
Il faut rappeler que la « Langue de Barbarie » est un cordon de sable entre deux flots, conquis dès le XVIème siècle par le navigateur portugais Dinis Dias. Née de l'affrontement du fleuve et de l'océan, elle s'étire sur plusieurs kilomètres au sud de Saint-Louis. Douce et fragile, menacée à chaque crue ou marée, elle tend à céder malgré l'entêtement des filaos et palmiers, pour finalement s'épuiser à l'embouchure, face à la puissance des flots.
Pour mesurer l’importance de la problématique de la brèche ou canal évoqué plus haut, le Groupe Recherche Environnement et Presse (Grep) et le WWF, avec l’appui de l’Ambassade des Pays Bas à Dakar, ont convoyé une trentaine de journalistes de la presse nationale, et des experts en environnement du 7 au 9 juin 2013 à Saint-Louis. Un tableau sombre relatant les moments obscurs vécus par un millier de populations ayant fait les frais d’une bavure humaine est ainsi dressé.
Cette excursion en plein fleuve a permis de mesurer le danger qu’encoure tout pêcheur qui s’aventure à traverser la brèche. Les journalistes dont les pirogues sont passées à moins d’un kilomètre de la brèche ont goûté à la férocité des vagues qui troublent la quiétude du fleuve. Une véritable zone de turbulence ayant installé un moment de panique dans les pirogues des « aventuriers » du jour.
187 pêcheurs morts depuis 2003
Ibrahima Mbaye, conduisant l’une des pirogues qui transportait les journalistes de lancer : « si vous me payiez un milliard de francs Cfa, j’allais jamais vous conduire dans la brèche ». Exerçant depuis 1986 comme pêcheur à Saint-Louis, M. Mbaye informe que plus de cent pêcheurs ont péri dans cette brèche depuis son ouverture. « Il y a un jour où 30 personnes ont trouvé la mort dans ce secteur après le chavirement de leur pirogue qui a échoué sur un banc de sable qui n’était pas visible ».
Dans la même pirogue, le chef de village de Doun Baba Dièye qui faisait office de guide explique les dangers de cette zone. « Depuis l’ouverture de la brèche cette zone est devenue un hécatombe à cause des bancs de sable sur lesquels échouent beaucoup de pirogues, en plus de la force du courant d’eau qui ne donne aucune chance aux victimes ». El Hadj Ahmed Sène Diagne, puisse que c’est de lui qu’il s’agit, rappelle la disparition tragique de son village. « Avec une population de 800 habitants, Doun Baba Dièye dont les derniers habitants ont quitté le village le 12 novembre 2012, est aujourd’hui effacé de la carte à cause de l’érosion côtière. Aujourd’hui, beaucoup de personnes sont hébergées par des parents dans d’autres villages alors que les plus nanties ont acheté des parcelles ailleurs pour recommencer une nouvelle vie». A l’en croire, « avant sa disparition, ce village faisait travailler environs 5000 personnes directement et indirectement à travers les secteurs comme le maraîchage, l’hôtellerie, le commerce mais surtout la pêche ».
Sur un ton grave, M. Diagne informe qu’un autre village du nom de Keur Bernard, où étaient implantées cinq maisons, a également été emporté par les eaux. Selon lui, cette situation a chamboulé le quotidien des villages environnants comme Pilote Bar et autres, qui risquent de subir le même sort. « 187 morts sont dénombrés depuis 2003, le secteur du tourisme est totalement décimé dans cette zone où beaucoup de récifs hôteliers sont emportés par les eaux, obligeants ainsi leurs propriétaires à déménager. Ce qui représente des investissements de centaine de millions qui tombent à l’eau ».
En face du village de Pilot Bar, de l’autre côté, sur la Langue de Barbarie, on aperçoit l’Hôtel El Faro. « Le propriétaire de cet hôtel a déjà construit un autre récif à 13 kilomètres, pour préparer son déménagement parce que les techniciens lui ont clairement fait savoir que son hôtel sera bientôt sous les eaux ». L’hôtel Océan Savane, implanté non loin, est dans la même situation.
Des villages bientôt rayés de la carte de Saint-Louis
Sur ce même registre, le conducteur de la pirogue, Ibrahima Mbaye se rappelle du bon vieux temps. « La Langue de barbarie était une zone où tout le monde était actif. Une grande partie de la population travaillait dans la pêche. Maintenant, le désespoir se lit sur le visage de beaucoup d’entre eux, vu que le secteur de la pêche est miné par des difficultés interminables».
Le Lieutenant Omar Kane, ingénieur des travaux aux parcs nationaux et adjoint du responsable du bureau d’information des parcs, réserves et aires marines protégées du Nord fait remarquer qu’avec l’ouverture de la brèche, les villages qui faisaient face au continent s’érodent avec l’avancée des eaux qui emportent les habitations. L’avancée de la mer cause la salinisation des terres dans le Gandiolais où les gens vivent de maraîchage. Ce même phénomène a une conséquence négative sur les poissons d’eau douce. « Beaucoup d’espèces ont disparu ou migré vers d’autres cieux. Ce qui entraine une baisse de l’activité de la pêche dans ces villages de pêcheurs ».
Sur cette même lancée, M. Kane fait remarquer que le parc national de la Langue de Barbarie était la deuxième attraction en matière de tourisme dans la région de Saint-Louis. L’ouverture de la brèche a fortement perturbé le cycle de reproduction des oiseaux, d’où leur migration vers d’autres horizons.
Des conséquences sociales terribles dans le village des pêcheurs Guett-Ndar
L’impact de la brèche a des conséquences néfastes sur le plan social dans le village des pêcheurs. A Guett-Ndar certaines familles se sentent diminué après la mort de parents, provoquée par la brèche. Comme le témoigne ce jeune mareyeur exerçant depuis cinq ans dans le village. Pape Mbaye confie que les accidents causés par cette brèche ont installé des familles dans le désarroi. « J’ai un ami pêcheur qui a perdu la vie il y a deux ans à la suite du chavirement de sa pirogue, pendant qu’il traversait la brèche. Même s’il n’a pas laissé d’enfant ou de femme, il était un soutien pour sa famille ».
Même son de cloche pour Oulimata, une revendeuse rencontrée au quai de débarquement du village. Bien installée dans une robe immaculée de sang de poisson, cette jeune dame estime que les dégâts causés au sein de certaines familles doivent amener les autorités à se pencher sur la question.
Aby Sow, une autre mareyeuse partage la tristesse qui anime les familles éplorées. Cette bonne dame qui a quitté son Fouta natal pour venir s’exercer dans la vente du poisson à Saint-Louis dit être témoin des difficultés qu’ont vécu beaucoup de familles de pêcheurs qui ont perdu un proche à cause de la brèche.
Les avantages de la brèche
Malgré ses actions dévastatrices, les avis sont partagés sur l’ouverture de cette brèche. Si les détracteurs de ce canal sont nombreux, tel n’est pas le cas pour beaucoup d’acteurs rencontrés au village pêcheurs de Guett Ndar. C’est à l’image de Masseck Cissé, un vieux mareyeur. La cinquantaine révolue, ce natif de la localité se réjouit de l’ouverture de cette brèche. « Je suis né en 1952 et j’ai passé toute ma vie dans les activités de la pêche. On rend grâce à Dieu car notre activité nous permet de subvenir à nos besoins. La brèche a plus d’avantages que d’inconvénients ». A l’en croire, ce canal permet aux pirogues d’accoster à l’intérieur du village alors qu’avant les pêcheurs étaient obligés de décharger leur capture sur la plage. « La brèche constitue ainsi un raccourci permettant de gagner sur la quantité de carburant utilisée », se réjouit Masseck Cissé. Il pense que « les accidents en mer ont toujours existé et c’est un phénomène qui touche toutes les zones de pêche du Sénégal. Il est du ressort des pêcheurs d’être beaucoup plus prudents afin de limiter les dégâts ». Cette thèse est appuyée par quelques spécialistes rencontrés à Saint-Louis. D’après eux, l’ouverture de la brèche permet aux pêcheurs de Guett Ndar, quelque soit la taille de la pirogue, de passer par le fleuve pour débarquer leur capture non loin de leurs lieux d’habitation.
Dans la même dynamique, ils soulignent que depuis deux ans, il a été noté la réapparition d’espèces marines comme les huitres dont l’exploitation constitue une nouvelle source de revenu pour les populations surtout les femmes des villages environnants.
Des solutions contradictoires
Le fait le plus étonnant révélé à travers le débat que suscite depuis dix ans cette brèche est que cet ouvrage a été réalisé sans étude d’impact environnemental préalable (sic !). Une révélation qui fait sursauter beaucoup de défenseurs de l’environnement et de chercheurs spécialisés sur les questions de la nature. Plus étonnant, certaines personnes rencontrées sur les lieux confient que les autorités en charge de l’environnement n’ont trouvé comme solution, que d’installer des pneus de fortunes le long des zones qui font face à la brèche pour, disent-elles, essayer de ralentir l’érosion côtière.
Devant ce constat désolant, les solutions préconisées sont par moment contradictoires. Amadou Abou Sy, doctorant en géographie-géomorphologie qui fait des études sur la brèche pense qu’il serait préférable de laisser l’embouchure progresser naturellement vers le sud et de s’adapter. M. Sy juge inutile l’idée de construire des murs de protections ou de planter des filaos pour fixer le sol. Il estime qu’un plan d’aménagement qui prévoit d’éloigner les villages environnants vers l’intérieur des terres doit être envisagé.
Des solutions que ne partage pas trop le Lieutenant Omar Kane qui considère que l’érection d’un mur de pierres aux abords du fleuve, précisément devant chaque endroit où la mer fait face au continent, peut permettre d’atténuer la vitesse des vagues. M. Kane pense qu’il faut également essayer de renforcer les points bas de la Langue de Barbarie pour réduire la migration de la brèche. « Si la bordure sud de la brèche continue de migrer à une vitesse plus forte que ce que gagne le côté nord, l’ouverture s’aggrave et provoque au passage la salinisation des sols et la disparition de villages. On doit réduire le rythme de progression de la brèche malgré sa migration vers le sud pour qu’elle puisse être nivelée au rythme de récupération de la bordure nord ».
Auparavant, il estime que les conséquences de cette brèche doivent servir de leçon dans la recherche de solution. De l’avis du Lieutenant Kane, avant toute action, un audit environnemental s’impose pour mieux étudier toutes les facettes révélées par cette brèche et essayer de répertorier les points sensibles afin de prévenir d’éventuelles ouvertures naturelles. « Un rapport a été produit depuis deux ans par un cabinet hollandais, donnant beaucoup de solutions envisageables. Depuis lors rien n’a été mis en place », se désole-t-il.
Mme Mariétou Ndiaye, doctorante au laboratoire Leïdi de l’UGB, de son côté, plaide pour une bonne gouvernance autour de la gestion de la brèche. Elle invite à la mise en place d’un comité de gestion regroupant tous les acteurs, surtout les collectivités, les autorités et les populations. Dans ce même ordre d’idée et devant le mutisme des autorités étatiques et celles de la ville de Saint-Louis face à cette problématique, le président du Grep, Tidiane Barry, quant à lui, mise sur un engagement citoyen.