Afrique du Sud: Hommage de Desmond Tutu à Mandela - L'homme brisé qui bâtit une nation

9 Décembre 2013
tribune

Cape Town — Les Sud-Africains, les Africains et la communauté internationale pleurent Nelson Mandela aujourd'hui, comme le leader de notre génération qui s'est démarqué de ses contemporains, un colosse d'une moralité et d'une intégrité irréprochables, l'homme public le plus admiré et vénéré à travers le monde.

Depuis Kenyatta, Nkrumah, Nyerere et Senghor l'Afrique n'a pas connu d'homme de son envergure. Si on devait le comparer à quelqu'un au-delà de l'Afrique, il restera dans l'histoire comme le George Washington de l'Afrique du Sud, une personne aimée par les membres de tous les courants politiques et comme le fondateur de l'Afrique du Sud moderne et démocratique.

Il n'a pas toujours été considéré ainsi, bien sûr. Quand il est né en 1918, dans la communauté rurale de Mvezo,  on lui donna le nom de  Rolihlahla, ou «fauteur de troubles». (Le nom Nelson lui a été donné par un enseignant quand il commença  l'école). Après s'être enfui à Johannesburg pour échapper à un mariage arrangé, il prouva à tous qu'il ne s'appelait pas "Faiseur de troubles" pour rien. Initié à la politique par son mentor, Walter Sisulu, il rejoignit un groupe de jeunes militants qui contestaient les prudents ainés de l'African National Congress, fondé par les dirigeants noirs en 1912 pour s'opposer à la politique raciste de l'union nouvellement née de colonies britanniques et des républiques afrikaners dirigées par les Blancs.

Après la prise du pouvoir en 1948 par les nationalistes afrikaners et leur intention de renforcer et d'étendre la dépossession des Noirs, la confrontation devint inévitable. L'ANC  intensifia la résistance jusqu'à son interdiction en 1960, lorsqu'elle décida, après avoir épuisé tous les moyens pacifiques  pour parvenir à la démocratie, qu'elle n'avait plus d'autre choix que de recourir à l'utilisation de la force, car le nouveau gouvernement adoptait sans cesse des lois toutes plus répressives et racistes les unes que les autres.

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Madiba, le nom de clan par lequel les sud-africains appelle Nelson Mandela, passa dans la clandestinité, puis quitta le pays pour chercher du soutien dans la lutte contre l'apartheid. Ce soutien lui fut accordé dans de nombreux pays en Afrique. Il a suivi notamment une formation militaire en Éthiopie, mais il ne réussit pas à obtenir un soutien significatif en Occident.

A son retour en Afrique du Sud, il fut emprisonné une première fois pour incitation à la grève et pour avoir quitté le pays illégalement. Deux ans plus tard il est jugé avec d'autres leaders et accusé de préparer une guérilla. A la fin du procès, ils furent tous condamnés à la prison à vie.

En 1964, Madiba fut envoyé à la prison de Robben Island au large des côtes de Cape Town en tant que dirigeant de la guérilla, commandant en chef-de l'aile militaire de l'ANC, Umkhonto weSizwe, déterminée à renverser l'apartheid par la force. Quand il sortit de prison en 1990, ses yeux ayant subi des lésions permanentes dues à la réverbération aveuglante des carrières de calcaire dans lesquelles les prisonniers avaient été forcés de casser des rochers, et ayant contracté la tuberculose en raison des mauvaises conditions de détention, on aurait pu s'attendre à le voir se tourner à tout prix  vers la vengeance et le châtiment. Les Sud-Africains blancs craignaient certainement que cela ne fut le cas. De l'autre côté de l'échiquier politique, certains de ses partisans craignaient qu'après que les militants l'eussent adulé pour son rôle dans la lutte, il ne se révèle un géant aux pieds d'argile et ne soit pas à la hauteur de sa réputation.

Rien de tout cela ne fût. La souffrance peut aigrir ses victimes, mais elle peut également ennoblir celui qui l'a subie. Dans le cas de Madiba, les 27 années passées en prison n'ont pas été vaines. Tout d'abord, elles lui ont donné une autorité et une crédibilité qu'il aurait difficilement obtenues par d'autres moyens. Personne ne peut contester ses références. Il avait prouvé son engagement et son abnégation à travers ce qu'il avait subi. Ensuite, le creuset des souffrances effroyables qu'il avait endurées l'avait débarrassé de la colère et de la tentation de tout désir de vengeance, aiguisant son esprit et le transformant en une grande figure de magnanimité. Il a utilisé son immense stature morale à bon escient à convaincre son parti et beaucoup de membres de la communauté noire que les arrangements et le compromis sont le moyen d'atteindre notre objectif de démocratie et de justice pour tous.

Aux pourparlers que le chef de l'Église méthodiste, le Dr Stanley Mogoba et moi avions convoqués, pour tenter d'aplanir les différences entre l'ANC et l'Inkatha Freedom Party de Mangosuthu Buthelezi, Madiba outrepassa son mandat en offrant au Dr Buthelezi un poste de haut rang dans le gouvernement post-apartheid et même le poste de ministre des affaires étrangères. Pourtant, Madiba était dur en négociation: quand des Sud-Africains noirs furent massacrés durant la période de transition par les forces qui tentaient de conserver le pouvoir qui leur avait donné l'apartheid, il s'emporta d'indignation devant l'échec du gouvernement à empêcher les assassinats - à un tel point qu'une fois un dirigeant syndicaliste est venu me voir pour me dire qu'il avait peur que l'intransigeance de Madiba fasse échouer les négociations.

En 1994, quand l'heure de la liberté sonna et qu'il devint président, au lieu de réclamer le sang de ceux qui l'avaient opprimé et maltraité lui et notre peuple, il prêcha un évangile de pardon et de réconciliation. Il invita son ancien geôlier blanc à son inauguration. Il s'envola vers une enclave afrikaner rurale éloignée, un refuge pour ceux qui ne pouvaient pas supporter que les Sud-Africains noirs dirigent une Afrique du Sud non divisée entre les blancs et les noirs, pour rencontrer la veuve du premier ministre qui était considéré comme l'architecte et le grand prêtre de l'apartheid. Il  invita à déjeuner le procureur qui l'avait envoyé en prison. Et qui, en Afrique du Sud, pourra jamais oublier ce jour de la Coupe du monde de rugby en 1995, jour mémorablement célébré d'ailleurs dans le film 'Invictus' ,  où il a enfilé le maillot de rugby vert et or des Springboks, autrefois méprisé dans la communauté noire comme le symbole de l'apartheid dans le sport, et inspiré à l'équipe le désir de victoire, alors que des dizaines de milliers de Blancs qui, à peine cinq ans plus tôt le considéraient comme un terroriste, chantaient dans le stade de rugby, "Nelson, Nelson".

Après s'être préparé en prison pour apprendre de ses ennemis à travers ses rapports avec ses gardiens, et avec une compréhension très fine de la psychologie humaine, il s'est rendu compte que les Afrikaners se sentaient menacés et avaient mal, ayant perdu le pouvoir politique et pensant qu'ils perdraient même les symboles qu'ils chérissaient. D'un coup de maître, il réussit à les séduire et à désamorcer les risques d'instabilité. En tant que président, et par la suite, il a travaillé sans relâche pour collecter des fonds pour les écoles et les cliniques dans les zones rurales. Il invitait des dirigeants d'entreprises à passer la journée avec lui et les emmenaient par hélicoptères dans des villages lointains, puis leur demandait de faire des dons pour une école. Il utilisa aussi une partie de son salaire pour créer le Fonds Nelson Mandela pour les Enfants et établir plus tard une fondation pour des œuvres caritatives.

A la fin de son premier mandat, Madiba fit une autre contribution d'une importance capitale à l'Afrique du Sud et au continent africain : il renonça à  un deuxième mandat, même si la constitution, l'y autorisait et prit sa retraite. Se démarquant ainsi de ces leaders africains qui semblent ne pas savoir quand il faut quitter le pouvoir.

Madiba avait des défauts. Sa plus grande faiblesse était sa loyauté envers ses camarades et le parti, pour lequel il passa trois décennies en prison. Il permit à des ministres peu performants de rester à leurs postes pendant trop longtemps. Il manqua de comprendre l'ampleur de la crise du VIH/Sida —bien qu'il reconnût son erreur plus tard, après avoir quitté le pouvoir. Il essaya par la suite de convaincre les leaders de son parti de traiter cette crise avec plus de considération, mais essuya de vives critiques, de leur part.

J'ai été plusieurs fois en désaccord avec lui. D'abord sur la décision de son gouvernement de continuer à fabriquer et à commercialiser des armes et sur la décision insensible des députés de s'octroyer des augmentations de salaires substantielles peu de temps après leur arrivée au pouvoir. Il me traitait de populiste en public, mais il n'a jamais tenté de m'empêcher de parler. On pouvait rire de nos petites querelles et rester de bons amis. Une fois, au cours des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation, l'un de nos commissaires a été présenté devant une commission et accusé d'être impliqué dans une affaire. Madiba créa une commission d'enquête judiciaire pour examiner les allégations à son encontre et lorsque le rapport de la commission d'enquête fut achevé, son secrétaire m'a appelé en me demandant les coordonnées du commissaire. Je lui ai répondu que j'étais fâché contre le Président: en tant que président de la commission, j'étais la personne à qui devait être soumis  en premier les résultats de l'enquête. Au bout de quelques minutes, Madiba m'a personnellement rappelé pour s'excuser et reconnaître qu'il a avait eu tort. Les gens qui sont inquiets et doutent d'eux trouvent qu'il est difficile de présenter des excuses; Madiba a montré sa grandeur par sa volonté de le faire rapidement et de si bon cœur.

Il était extraordinaire dans son altruisme désintéressé à l'égard des autres, tout comme Mahatma Gandhi et le Dalai Lama,  en reconnaissant qu'un vrai leader n'est pas mû par l'auto-glorification, mais pour le bien de ceux qu'il dirige. Malheureusement sa vie personnelle était marquée par le sceau de la tragédie. Il sacrifia son propre bonheur pour les autres. La prison le sépara de sa femme, bien-aimée Winnie, et de leurs enfants. Il a été profondément affligé que Winnie fut harcelée et persécutée par la police; et lorsqu'elle fut par la suite mêlée aux machinations des personnes qui l'entouraient, il fut forcé de rester impuissant dans sa cellule, incapable d'intervenir. Alors qu'il s'inquiétait pour Winnie, et pleurait sa mère, il perdit son fils-aîné, Thembi, dans un accident de la route.

Peu de temps après sa libération, ma femme Leah et moi invitèrent Nelson et Winnie dans notre maison de Soweto pour un repas traditionnel Xhosa. Qu'il l'adorait! Pendant tout le temps qu'ils ont passé avec nous, il suivait chacun de ses mouvements comme un chiot qui adore son maitre. Plus tard, quand leur mariage battait de l'aile, j'ai passé un peu de temps avec lui. Il a été anéanti par leur rupture. Je n'exagère pas en disant qu'il était littéralement brisé après leur divorce et entama sa carrière présidentielle dans la solitude totale.

Cela fut encore plus merveilleux quand lui et Graça Machel, veuve éponyme du président fondateur de la Mozambique, Samora Machel, tombèrent amoureux. Madiba était transformé, aussi excité qu'un adolescent, car elle lui fit retrouver le bonheur. Il a montré une remarquable humilité quand je l'ai critiqué publiquement de vivre avec elle en dehors des liens du mariage. Certains chefs d'État m'auraient écorché. Pas celui-ci. Peu de temps après je reçu une invitation à leur mariage.

Le monde est un meilleur endroit à cause de Nelson Mandela. Il a montré et a inspiré à d'autres un grand nombre d'attributs de Dieu: la bonté, la compassion, le désir de justice, la paix, le pardon et la réconciliation. Il a non seulement été un cadeau extraordinaire pour l'humanité, mais aussi, grâce à lui, les sud-africains et tous les africains  sont fiers de ce qu'ils sont. Grâce à lui, on peut marcher la tête haute. Dieu soit loué.


L'archevêque Desmond Tutu est un héros de la lutte anti-apartheid et  Prix Nobel de la paix. Il a reçu récemment le prix Mo Ibrahim et le prix Templeton en 2013.

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