Parole d'expert : l'émergence des pays nord africains passe par une transformation importante de leur économie et pose la question des processus devant guider ces changements structurels pour atteindre les objectifs qui y sont liés.
Bien qu'il s'agisse d'une thématique ancienne, la question de la transformation économique de l'Afrique du Nord par le biais de l'industrialisation comme vecteur clé est depuis quelques années au centre des débats et des politiques économiques. Cependant, cette transformation est restée faible malgré un taux de croissance encourageant et relativement fort, dont on estime qu'il sera de l'ordre de 4% en 2014, si la situation politique évolue vers davantage de stabilité et de clarté.
L'on sait que l'un des leviers qui a guidé la transformation structurelle de nombreux pays en développement est leur participation croissante au commerce mondial à travers l'exportation de produits de plus en plus diversifiés et sophistiqués. Mais les économies de la région d'Afrique du Nord n'ont pas exploité le potentiel que représente ce levier de manière optimale, même si depuis les années soixante dix, les pays de la région se sont engagés sur la voie de la diversification. Ainsi, le Maroc et la Tunisie par exemple ont mis au point des stratégies d'import-substitution, alors que l'Algérie et l'Egypte ont développé et appliqué des stratégies d'industrialisation lourde.
Au fil des décennies, l'on a enregistré l'évolution du rôle que joue l'industrie mais aussi les services qui se reflète à travers une progression des indices de diversification, notamment pour l'Egypte et la Tunisie. Cette évolution n'a cependant pas modifié de manière notoire la part des pays concernés sur le marché mondial des produits manufacturés restée très marginale (plus de 1% entre 1975 et 2008, alors que l'Asie de l'Est est passée de 1,7 à 20%).
Force est de constater donc que malgré les efforts déployés, les économies nord africaines sont insuffisamment diversifiées, car spécialisées dans des secteurs ou des produits peu dynamiques en général et à faible valeur ajoutée. Leurs performances sont restées dans l'ensemble trop dépendantes du cours des matières premières ou des aléas climatiques.
Or, le problème du chômage qui se pose à la région avec acuité aujourd'hui nécessite la création dans les prochaines années de plusieurs millions d'emplois ; et c'est seulement par le biais de la « croissance explosive » que cela sera permis pour pouvoir relever le défi. Ce type de croissance explosive n'est recensé que dans des expériences basées sur le développement des secteurs industriels et des services qui accompagnent ces évolutions, d'où l'urgence pour la région d'accélérer le rythme et l'étendue de la diversification des produits , en accouplant cela avec une insertion internationale plus enhardie à travers le renforcement des chaines de valeurs régionales et une meilleure intégration dans les chaines de valeurs globales (CVG).
L'approche de la chaine de valeur...
Il est important d'avoir une compréhension commune de la signification de la chaine de valeur et des concepts qui l'accompagnent. La chaine de valeur englobe un large éventail d'activités et de services à travers lesquels un produit ou un service doit passer, de sa conception à sa mise sur le marché local, national, régional ou mondial. La chaine de valeur est portée par une variété de prestataires de services techniques, commerciaux et financiers ; et sa structure est telle qu'elle influence les dynamiques de comportement des entreprises commerciales qui, à leur tour, influent sur les performances de cette même chaine de valeur. Elle n'est, ni plus ni moins, qu'un partenariat étroit entre différents maillons de la chaîne d'approvisionnement, dans le but de répondre aux demandes des consommateurs et de créer de la valeur et des profits.
Qu'en est-il de l'Afrique du Nord ?
Jusqu'aux années 2000, les pays d'Afrique du Nord n'avaient pas de stratégies conséquentes pour planifier la diversification de leurs économies, et peu de pays ont en fait accompagné les tentatives de diversification par des politiques publiques actives, notamment dans le domaine du financement, de la recherche, de l'accès aux marchés extérieurs ou de l'intégration des chaines de valeur globales.
Mais à partir des années 2000, les pays de la région se sont inscrits avec détermination dans des processus de modernisation industrielle, en élaborant des stratégies industrielles multisectorielles et en établissant des Zones Economiques Spéciales. Leur objectif était de s'inscrire dans les processus de production industrielle mondiale et de profiter des chaines de valeurs internationales.
Comme l'a écrit Dr. Carlos Lopes, Secrétaire Exécutif de la CEA, « l'adéquation de la politique industrielle a la vertu de créer de puissants liens en amont et en aval des activités manufacturières et agro-alimentaires qui ne peuvent que contribuer à stimuler les investissements dans le secteur manufacturier , ainsi que l'emploi et la production dans ce secteur » .
Dans ce cadre et au niveau régional, le secteur de la fabrication de l'huile d'olive par exemple illustre bien les possibilités d'intégrer le monde rural dans l'économie globale par le biais de chaînes de valeur mondiales. L'acquisition de nouvelles compétences pour les opérations finales de la chaîne d'approvisionnement permettra à la sous-région de créer des avantages concurrentiels durables.
Sur le plan national, quelques expériences méritent d'être citées :
- Au Maroc, la stratégie industrielle a permis de réaliser des progrès soutenus en termes de croissance et de leadership, et a conduit à un renforcement progressif des outils de production et une politique favorisant le lancement de partenariats ambitieux. C'est ainsi que l'industrie des phosphates par exemple s'est positionnée à toutes les étapes de la chaîne de valeur, allant de la production d'engrais à celle d'acide phosphorique et autres produits dérivés. L'Office chérifien des phosphates (qui a démarré à sa création avec un chiffre d'affaires de trois millions de dollars et quelques centaines d'employés) a fait en 2010 un chiffre d'affaires de 5,4 Milliards de dollars américains et employait près de 20 000 personnes.
- En Egypte, les politiques mises en oeuvre pour accroître la production textile ont entraîné des augmentations de valeur ajoutée en 2011, soit 5,6% du PIB, 27% de la production industrielle et 18% du produit intérieur pour les produits primaires non pétroliers.
- Certains pays de la région envisagent de prendre des mesures concernant la gestion des marques, la mise au point de nouveaux produits médicaux et cosmétiques, ainsi que le contrôle de la chaîne de distribution.
Le maillon manquant de la chaine : la dimension régionale
Cependant, cette approche privilégiant l'insertion dans les processus de production industrielle mondiale et la recherche des chaines de valeurs internationales est restée essentiellement nationale et a été desservie par la taille modeste des économies de la région, ainsi que par leur faible capacité à intégrer les créneaux les plus profitables des chaines de valeurs globales. Elle a aussi peu ou mal exploité le potentiel existant car elle a négligé l'approche régionale intégrée du développement dans l'espace nord africain. D'où la nécessité pour la région de développer des politiques régionales afin d'exploiter l'actif important que représentent les activités et les compétences particulières qui n'existent que dans la région d'Afrique du Nord. Exploiter cet actif aidera à créer des chaines de valeurs régionales, mais aussi à renforcer l'attractivité de la région pour les entreprises internationales (panachage de qualifications, politiques en faveur de l'entrepreneuriat et la création de nouveaux domaines de l'activité économique, etc.).
Comment resserrer les liens ?
Développer des offres intégrées régionales, diversifier les économies, monter en gamme, exporter plus de valeurs vers les marchés internationaux, créer plus d'emplois décents et de qualité et augmenter ainsi les opportunités pour les diplômés, sont autant de messages régulièrement entendus en Afrique du Nord et représentant autant de défis .
Un moyen de faire face à ces défis ne serait-il pas de développer de manière coopérative des chaines de valeurs régionales (CVR) qui permettront de créer de nouveaux avantages comparatifs, accélérer la diversification stratégique et la sophistication des produits et services, et créer ainsi une nouvelle dynamique économique dans la région ?
En effet, le niveau d'intégration commerciale encore faible en Afrique du Nord, couplé au développement relativement conséquent de ses infrastructures, laisse présager un potentiel important de développement intra régional de chaines de valeurs. Un autre potentiel est également à explorer et exploiter, compte tenu du rythme de développement accéléré que connait le Continent : celui de développer des CVR avec l'Afrique de l'Ouest, voisin immédiat de notre région.
Ceci nécessitera la mise au point d'une stratégie opérationnelle basée sur les potentiels existants, les priorités économiques des pays de la région, les besoins du marché régional et international, et enfin les ressources humaines disponibles et les mécanismes institutionnels chargés d'implémenter cette stratégie.
Ce sont là quelques uns des aspects qui seront étudiés lors de la Table ronde consacrée au thème « Développer des chaines de valeur régionales pour accélérer la diversification et la sophistication des économies nord-africaines», dont la tenue est prévue dans le cadre de la 29ème session du Comité intergouvernemental d'experts d'Afrique du Nord (4-6 mars 2014).