Le nouveau récit sur l'Afrique, qui mêle croissance, investissement et multiplication des opportunités, a été sérieusement ébranlé par de récents événements.
Après la réaffirmation de ce nouveau discours, preuves de réussite à l'appui, dans de nombreux forums, dont le sommet Union européenne-Afrique et le sommet organisé par le Président Obama à l'intention des dirigeants africains, des pronostics inquiétants sur les incidences économiques qu'aurait la maladie à virus Ébola sur les résultats du continent ont enclenché un cycle négatif d'informations, qui s'est rapidement propagé. La baisse de la demande internationale, en conséquence de la récession mondiale, la chute des cours des matières premières, la forte volatilité des marchés du pétrole et du gaz et les mauvaises nouvelles provenant de divers conflits ont donné le ton. Les avancées des 15 dernières années sont si fragiles que beaucoup ont prévenu qu'elles pouvaient en fait être inversées. Risquons-nous, malgré les déclarations liées au « réveil de l'Afrique », de ne plus pouvoir surfer sur cette vague encore bien longtemps?
Le monde connaît un ralentissement. Ce n'est, heureusement, pas le cas de l'Afrique.
La stagnation économique en Europe et au Japon a donné lieu à la mise en œuvre de plans de relance qui font paraître la taille de l'économie africaine dérisoire. Les déficits publics ne cessent pourtant de se creuser dans ces pays et la crainte de la déflation est devenue leur principale inquiétude. La croissance positive récemment enregistrée aux États-Unis a contribué à l'abandon progressif des mesures d'assouplissement monétaire, avec des conséquences considérables sur les marchés des devises, atténuant l'essentiel des progrès des plus grandes régions exportatrices que sont l'Asie et l'Amérique latine. L'économie russe se contracte rapidement et la Chine affiche son taux de croissance le plus bas depuis près d'un quart de siècle. Et la liste est encore longue.
Le Fonds monétaire international vient de revoir à la baisse ses prévisions de croissance mondiale, à 3,5 %, en dépit du stimulant économique que représentent, en théorie, les bas prix du pétrole pour les économies industrialisées. L'ampleur des dommages causés par la crise de 2008-2009 reste à évaluer. De nombreux experts pensent que nous ne sommes pas encore sortis d'affaire, venant ainsi justifier les appels insistants des États-Unis et de la Banque centrale européenne en faveur de nouvelles politiques. Face à ces pressions désastreuses, l'Afrique semble s'en sortir mieux que le reste du monde. Ses prévisions de croissance ont, elles aussi, été revues à la baisse, mais selon une échelle qui place le continent au-dessus des autres. Le Fonds monétaire international estime désormais que la croissance en 2015 devrait se situer juste en dessous de 5 %. Cependant, à en juger par les précédents cycles de crise, il se pourrait bien que l'Afrique obtienne de meilleurs résultats que prévu.
Je sais que d'aucuns m'accuseront d'être trop optimiste, mais en réalité, mes attentes procèdent d'un raisonnement qui est largement partagé par les spécialistes.
Selon un rapport récent d'Ernst & Young, l'Afrique est la deuxième destination la plus attractive pour les investissements, après l'Asie du Sud-Est. Il y est aussi indiqué que l'investissement direct étranger intra-africain monte en flèche, augmentant actuellement de 32,4 % par an. D'après la Banque mondiale, les économies du continent atteindront 23 000 milliards de dollars en 2030, contre 12 000 milliards aujourd'hui. Rand Merchant Bank estime que le revenu disponible croît de plus de 5 %, tandis que McKinsey affirme que l'Afrique est le deuxième marché de consommation à la plus forte croissance. Deloitte & Touche avance que ce qui est vrai pour les marchés de consommation le sera aussi pour les marchés d'investissements d'ici à 2017. Standard Chartered Bank estime que la croissance sur le continent pourrait en fait avoisiner les 7 %, mais il faudrait disposer de chiffres précis. Tous les pays qui ont revu la base de leur comptabilité nationale ont découvert que leur économie était bien plus importante qu'ils ne le pensaient. Le fournisseur de données financières Dealogic évalue à plus de 656 le nombre d'opérations de fusion et d'acquisition qui auraient été conclues en 2014, contre 67 en 1995, et l'on a pu lire dans le Financial Times que la Bourse de Londres tente résolument d'augmenter le nombre d'entreprises africaines cotées, étant donné la demande considérable pour ces actions.
Les sceptiques ne le pensent guère, cependant, nous devons faire mieux pour les persuader. Néanmoins, nous pouvons d'ores et déjà dire que 2015 sera une année d'essai.
Quatre tendances influencent la performance
Premièrement, la chute du prix des matières premières nous rappelle que l'Afrique ne peut continuer à se cantonner à l'extrémité inférieure de la chaîne de valeur. La géopolitique joue un rôle dans la chute des cours mondiaux du pétrole. La baisse de 44,1 % observée entre juin et décembre 2014, soit une réduction moyenne de 7,4 % par mois, se produit en raison de l'essor de l'exploitation du gaz de schiste aux États-Unis, associé aux gigantesques réserves accumulées, à des hausses artificielles des cours dans un passé récent et à la diminution de la demande des économies émergentes.
L'Afrique ne représente que 7 % de la production de pétrole, 3,6 % de celle de charbon et 1 % de celle de gaz. La production énergétique constitue pourtant le principal produit d'exportation de l'Afrique. Nous allons donc par conséquent ressentir les effets de la chute des cours du pétrole. Toutefois, comme la plupart des pays sont des importateurs de pétrole, l'évolution actuelle des cours est la bienvenue. Par ailleurs, l'Afrique devrait ramener ses exportations d'énergie de 51 % de la production totale à 36 % d'ici à 2035 pour répondre à une demande intérieure croissante.
Des projets d'exportation de gaz naturel sont mis en question, en Australie comme en Afrique. La Tanzanie, le Mozambique et le Nigéria espèrent tous exploiter des gisements de gaz géants, ce qui donnerait une impulsion à court terme à leur économie. Cela pourrait aussi les lier aux cycles des matières premières, dans un marché où les États-Unis vont prendre une position dominante. Dans le même temps, la Chine constitue ses réserves stratégiques et commerciales à un coût relativement faible. Les analystes estiment que les 308 millions de tonnes importées en 2014 n'étaient pas simplement motivées par la demande, étant donné que la Chine a aussi augmenté ses exportations de produits énergétiques raffinés. Il s'agit là d'une concurrence accrue pour les pays africains, qui doivent accéder au marché des produits raffinés s'ils veulent poursuivre leur processus de diversification. La consommation d'énergie par habitant du Nigéria, de l'Éthiopie et de la République démocratique du Congo est toujours très modeste malgré la taille considérable de leurs populations respectives. Le processus de diversification donne aux producteurs de pétrole africains une possibilité de passer des exportations à la transformation. L'avenir de notre production énergétique dépend de la demande des marchés africains. Toutefois, pour le moment, on prévoit que les cours du pétrole auront simplement un impact très léger sur la croissance de l'Afrique en 2015.
Les cours des métaux ont beaucoup moins baissé que ceux du pétrole au cours des six derniers mois. Pour les pays qui ne dépendent que d'un seul métal, comme la Zambie, le choc sera toutefois rude. Heureusement, la plupart des produits primaires du continent n'ont pas été touchés de la même façon. Quoi qu'il en soit, la croissance économique du continent est maintenant plus diversifiée. Les gouvernements se sont donnés du mal pour faciliter la vie des investisseurs. Le Rwanda, après 21 ans, est désormais plus ouvert aux investisseurs que l'Italie. Les investisseurs étrangers s'intéressent de plus en plus aux secteurs autres que les ressources des économies africaines. Un tiers des investissements étrangers intra-africains concerne les services financiers. La majeure partie de la croissance du Nigéria provient de secteurs non pétroliers comme les services financiers. Entre 1998 et 1999, en parallèle à une chute des prix du pétrole, le naira nigérian a perdu 80 % de sa valeur. Aujourd'hui, les services représentent 60 % du PIB national. L'Angola, deuxième producteur de pétrole en Afrique en 2013, a enregistré une croissance de 5,1 % l'année dernière, provenant essentiellement du secteur manufacturier et du bâtiment.
Deuxièmement, la majeure partie de la croissance de l'Afrique découle en fait de la consommation interne. Le continent est moins à la merci des marchés des matières premières et les télécommunications, les transports et le secteur de la finance devraient tous stimuler la croissance économique. L'amélioration des politiques fiscales joue un rôle important à cet égard. Les marchés financiers ont répondu à l'appel des pays africains qui voulaient financer leurs énormes besoins d'investissement dans l'infrastructure et les services au moyen de la dette souveraine. Le Kenya, engagé dans une lutte contre le terrorisme, a reçu 2 milliards de dollars É.-U., alors que l'Éthiopie, le Nigéria, le Sénégal, le Rwanda, le Ghana, la Zambie et la Côte d'Ivoire ont tous vu la demande dépasser leurs offres d'obligations respectives. D'autres pays ont pu accéder directement à des ressources, comme le Maroc et Djibouti. Il est toutefois important de noter que cette situation est peut-être révolue: les taux réduits dont certains avaient bénéficié vont probablement augmenter à la lumière de la perception d'un risque accru. Les appels en faveur de la limitation de la dette risquent de devenir plus pressants et les acheteurs plus prudents.
Troisièmement, nous comprenons mieux aujourd'hui l'impact du virus Ébola sur le continent. La CEA a toujours été persuadée que les projections alarmistes n'avaient pas lieu d'être car nous ne pouvions envisager qu'un impact marginal sur les résultats de la région, étant donné que les trois pays les plus touchés représentent moins de 1 % des PIB africains combinés. Cela étant, il est indéniable que l'épreuve qui frappe la Guinée, le Libéria et la Sierra Leone est dramatique. Leurs relations avec les institutions financières internationales sont à un stade critique, où on envisage la possibilité d'une annulation de la dette après notre appel en ce sens. Un allègement de la dette ne doit pas pour autant conduire à une remise en cause de la viabilité et de la solvabilité de ces pays. Ces derniers font face à des défis de développement uniques et complexes, qui limitent leur capacité de contenir l'épidémie elle-même, alors qu'ils doivent continuer à encourager la croissance économique, améliorer la fourniture des services publics, s'acquitter des paiements dus au titre du service de la dette et planifier la reprise économique. L'épidémie d'Ébola a exacerbé les conditions initiales médiocres, les vulnérabilités structurelles et le potentiel limité en appui à la croissance dans le cadre d'un accroissement des déficits budgétaires. L'annulation de leur dette extérieure donnerait à ces trois pays une bouffée d'air.
En 2014, seule l'Afrique a réussi à améliorer son statut de destination d'investissement. Si l'Afrique a bien été courtisée, nous ne devons toutefois pas nous laisser emporter par trop d'enthousiasme. Elle n'a attiré que 3,7 % des 1,530 milliards de dollars É.-U.d'investissements mondiaux; environ 20 % de ce total sont allés en Amérique du Sud et 30 % en Asie. L'intérêt envers l'Afrique ne s'est pas encore traduit en liquidités et en investissements solides. La Chine, malgré tout ce qu'on entend, investit en Afrique moins de 5 % de ses investissements à l'étranger. À ce propos, les atouts de l'Afrique intéressent autant la Chine que l'Inde. Les stocks d'investissements détenus par la Chine et l'Inde sont très similaires, même si les investissements chinois ont tendance à attirer beaucoup plus d'attention. L'Inde et la Malaisie, qui d'ailleurs, détient plus de stocks d'investissements en Afrique que tout autre pays en développement, ont discrètement acheté une place dans divers secteurs de notre économie. Notre orientation stratégique influera sur la nature des partenariats, anciens et nouveaux.
Quatrièmement, nous ne pouvons ignorer l'impact des conflits en cours, qui détournent les principaux moyens de production. Les conflits locaux deviennent des filiales ou des franchises de réseaux terroristes mondiaux. La transformation économique devrait libérer des ressources pour gérer la diversité africaine. Les éleveurs qui ne bénéficient pas des transitions économiques dans les pays marginalisés du Sahel ont trouvé un refuge dans le terrorisme. L'extrémisme, l'extrémisme religieux en particulier, comme celui pratiqué par BokoHaram dans le nord du Nigéria, par les Seleka, les anti-Balaka, Al Chébab, certaines milices libyennes ou par AQMI et Mujao, sont en partie des signes de l'incapacité de l'Afrique à tirer parti des forces productives du continent. La situation en Somalie est un rappel brutal que les conflits ont des implications régionales et continentales. Leur impact sur les performances économiques du continent va d'occasions manquées à des perceptions de risques de contagion, qui sont bien pires qu'Ébola.
Ensuite?
Pour obtenir croissance, liquidités et emplois, il faut élargir les marchés. Il nous reste deux ans avant la mise en place, en 2017, de l'accord de libre-échange continental, qui marquera un changement fondamental pour les générations actuelles et futures. La performance commerciale de l'Afrique est relativement impressionnante, avec de fortes hausses, surtout depuis 2000. Nous n'avons pourtant pas été en mesure de diversifier nos exportations, qui se limitent encore aux produits primaires et aux ressources naturelles, ce qui réduit le potentiel pour l'industrialisation. Cela s'explique par des politiques commerciales très inefficaces tant au niveau de leur élaboration que de leur mise en œuvre et de leur cohérence. En outre, les accords de commerce asymétriques que nous continuons de signer n'ont pas entraîné d'incitations suffisantes pour une industrialisation grâce au commerce. Nous devons faire preuve d'audace et de courage lors de nos négociations. Si nous créons un marché commun, sa taille sera celle de la population chinoise. Il n'y a pas loin avant la date butoir de 2017; si nous n'y arrivons pas, qui pourra prendre l'Agenda 2063 au sérieux?
Le patrimoine des 3 000 Africains les plus riches est maintenant proche de 400 milliards de dollars des États-Unis. Avec les 600 milliards de dollars détenus par nos banques dans leurs réserves, cela fait 1 000 milliards de dollars. Si nous considérons ces chiffres comme des ressources et des capacités propres de l'Afrique, nous pouvons commencer à tracer la route à suivre. Le nouveau récit sur l'Afrique est bien vivant, mais il est aussi fragile si nous laissons une simple toux se transformer en épidémie.
D'après le discours que j'ai prononcé lors de la Vingt-sixième session ordinaire du Conseil exécutif de l'Union Africaine à Addis-Abeba ,26 janvier 2015