Djibouti: DP World - Chronique d'un divorce annoncé

13 Mars 2018
analyse

Certains observateurs internationaux ont été surpris par l'annonce de la cessation du contrat entre la multinationale DP World et le gouvernement de Djibouti pour la gestion du port de Doraleh.

En réalité, ce « divorce » n'est pas une surprise à la vue des griefs qui se sont accumulés au fil des années. Alors que le gouvernement djiboutien tentait depuis longtemps de résoudre la situation par un accord à l'amiable, l'attitude jusqu'au-boutiste de DP World a contraint Djibouti à mettre fin au contrat pour pouvoir retrouver sa souveraineté sur les infrastructures portuaires du pays.

Pourtant, la présence historique de DP World à Djibouti plaidait pour que la multinationale émiratie joue un rôle clé dans l'émergence de ce petit État de la Corne de l'Afrique. Lorsqu'Ismaïl Omar Guelleh devient président de la République de Djibouti, il mise alors sur les atouts clés du pays que sont sa façade maritime, fortement sollicitée par une Éthiopie enclavée, et son emplacement stratégique sur le détroit de Bab-el-Mandeb, l'un des points névralgiques du commerce international. Pour développer la compétitivité de ses infrastructures portuaires, un contrat de concession est alors accordé par Djibouti à DP International (l'ancien nom de DP World) en juin 2000.

Lorsque, quatre ans plus tard, Djibouti souhaite réaliser des extensions pour son port de Doraleh (un terminal pétrolier, un terminal à conteneurs et une zone franche industrielle et commerciale), DP World propose de financer le projet (estimé alors à 350 millions de dollars) contre des accords de concession avantageux. Peu armé légalement, le gouvernement djiboutien a péché par excès de confiance dans son partenaire historique, lequel a su proposer des annexes lui donnant de facto l'exclusivité sur les infrastructures portuaires existantes et futures de tout le pays. C'est ce que Djibouti va très vite constater en tentant de mettre en place sa stratégie « D'un port, des ports », à laquelle DP World mettra son véto à chaque fois que le gouvernement djiboutien souhaitera construire un nouvel élément de ce grand ensemble portuaire.

DCT en eaux troubles

Ainsi, bénéficiant d'un « contrat d'exclusivité », DP World s'opposera à la construction du Doraleh Multipurpose Port (DMP), le port de Tadjourah, le port de Goubet ainsi qu'à celle du futur port de Damerjog. Le comble du comble, c'est que c'est la société djiboutienne en charge du port de Doraleh (Doraleh Container Terminal, DCT) qui enclenchera les poursuites judiciaires. Si le contrat prévoyait en effet que l'Etat djiboutien soit majoritaire au capital de cette société, DP World détenait la majorité des votes au sein du conseil d'administration, soutenu par une clause obligeant le Port de Djibouti (PDSA) à voter comme la majorité du conseil d'administration, soit comme… DP World. Une personne proche du dossier nous confiait l'absurdité de la situation : « À chaque fois que Djibouti présentait au conseil d'administration des projets d'extensions ou des nouveaux projets portuaires, il faisait face à un mur. DP World ne voulait rien entendre, humiliant les Djiboutiens à chaque séance. Alors que les Émiratis ont été à l'avant-garde de la gestion moderne des terminaux portuaires en Afrique, leur comportement méprisant et humiliant leur ont beaucoup coûté en termes de réputation ».

L'entêtement de DP World à empêcher toutes les initiatives visant à développer le port pourrait surprendre si l'on faisait abstraction du rôle des ports dans la géopolitique mondiale. Or DP World est une filiale de Dubaï World, société de participation appartenant au gouvernement des Émirats arabes unis. Pour Djebel Ali, le port de Dubaï, Djibouti constitue un concurrent sérieux compte tenu de son emplacement, imbattable sur le strict plan de la géographie du commerce mondial. À travers DP World, les Émirats faisaient donc coup double : en plus de chercher à contrôler le maximum de ports dans la région (comme Berbera dans le Somaliland) pour augmenter l'activité de DP World, les Émirats s'appuient sur des contrats de concession favorables à leurs intérêts géopolitiques pour réguler le développement portuaire des pays de la Corne de l'Afrique.

Une accumulation de griefs entre les deux partenaires

Cette situation était donc vouée à s'envenimer puisque DP World représentait trop d'intérêts contradictoires pour pouvoir contribuer à la réussite portuaire de Djibouti tout en maintenant une relation contractuelle plus que déséquilibrée. Ainsi, DP World refuse de domicilier la gestion financière de DCT à Djibouti en la maintenant à Londres. Entre 2014 et 2017, DP World bloque les versements des dividendes du port de Djibouti pour faire pression sur le gouvernement. La détérioration des relations entre DP World et l'État djiboutien ont mené ce dernier à entamer une procédure de résiliation en 2014, sans succès devant la Cour arbitrale de Londres qui les déboutera en février 2017 - soit dit en passant sur la seule base de la « Loi des parties » et non pas sur le fond du litige.

Selon plusieurs observateurs de la Corne de l'Afrique, Djibouti tentait de trouver un accord à l'amiable pour racheter les parts de DP World dans DCT (le montant d'un milliard a été évoqué…), mais DP World n'était prêt à accepter qu'à condition que Djibouti ne s'engage à développer aucun nouveau port sur son territoire. Cette ultime tentative d'atteinte à sa souveraineté a conduit Djibouti à adopter en novembre 2017 une loi protégeant les intérêts suprêmes de la Nation dans le cadre des contrats d'infrastructures stratégiques, dans lesquelles rentre évidemment le port de Doraleh. En s'appuyant sur cette loi, Djibouti a donc rompu le contrat d'exploitation portuaire de DP World le 22 février pour retrouver les mains libres sur la stratégie portuaire du pays.

Une « loi DP » ?

Ce genre de litige est souvent mal perçu par les investisseurs internationaux, peu rassurés à l'idée qu'un pays soit capable de nationaliser du jour au lendemain les activités d'une entreprise privée. Surtout que plusieurs affaires plus ou moins similaires ont eu lieu récemment en Afrique (Veolia au Gabon, réformes des codes miniers en Tanzanie et République démocratique du Congo), pouvant laisser croire à une vague d'affirmations des États africains face aux multinationales sur des actifs considérés comme stratégique.

Le cas de Djibouti est ici particulier, puisqu'il est contraint à l'ouverture et au commerce. Son plus grand atout étant sa façade maritime et son emplacement stratégique, Djibouti n'a aucun intérêt à faire fuir les investisseurs internationaux et, au contraire, ne cesse de chercher à les attirer comme en témoigne l'hyperactivité des opérateurs portuaires dans la région. Si l'annonce de la rupture entre Djibouti et DP World a surpris du monde le 22 février, elle n'a étonné personne compte tenu du long historique de tensions entre les deux partenaires.

C'est sans doute pourquoi il se dit dans les milieux d'affaires opérant à Djibouti que cette loi est plus une « loi DP » qu'une loi tendant à un nouveau protectionnisme de Djibouti. Le représentant d'une compagnie de transport maritime à Djibouti explique : « Cela faisait longtemps qu'il y avait de l'eau dans le gaz entre DP World et le gouvernement djiboutien. Cette décision n'est pas le fruit d'une réflexion populiste comme cela peut être le cas lorsque certains États décident de nationaliser, mais plutôt celle du bon sens compte tenu de la détérioration des relations entre les deux partenaires. C'est pourquoi je ne suis pas très inquiet, Djibouti a tout intérêt à continuer d'accueillir les investisseurs étrangers et le gouvernement va conserver une orientation politique pro-business. »

Les faits semblent déjà lui donner raison, comme en témoigne la signature il y a quelques jours d'un accord avec le singapourien Pacific International Lines pour augmenter de 33% le transit de marchandises du terminal de Doraleh. Les conteneurs ont encore de beaux jours devant eux sur les quais de Djibouti.

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