Une franchise de l'EI a renforcé sa présence dans certaines parties du nord-est du Nigéria. Pour l'endiguer, Abuja devrait faciliter la démobilisation des insurgés de la faction rivale, protéger les déplacés et collaborer avec les pays voisins pour priver les jihadistes de tout soutien matériel extérieur.
Que se passe-t-il ? Depuis mai 2021, l'Etat islamique en Afrique de l'Ouest (EIAO), la faction la plus puissante du mouvement jihadiste Boko Haram, a largement décimé la faction rivale dirigée par feu Abubakar Shekau, s'emparant de nouveaux territoires. Les autorités ont intensifié les opérations militaires et autres efforts de stabilisation contre l'EIAO.
Comment est-ce arrivé ? Le coup de force de l'EIAO intervient après des années de tensions au sein de Boko Haram, qui ont fini par diviser le mouvement. Le noyau de l'Etat islamique (EI) semble avoir intensifié son soutien aux commandants qui avaient quitté Shekau en 2016, les considérant comme des partenaires plus fiables pour combattre l'Etat nigérian.
En quoi est-ce significatif ? L'EIAO s'est renforcé depuis la mort de Shekau, malgré l'amélioration des capacités aériennes de l'armée nigériane, qui lui a permis de mieux protéger les villes de garnison. L'EIAO s'étend dans de nouvelles zones rurales du nord-est du Nigéria. La dispersion d'anciens combattants de Shekau pourrait aggraver l'insécurité ailleurs dans le nord du Nigéria.
Comment agir ? Les autorités devraient redoubler d'efforts pour démobiliser les combattants de Shekau. Elles devraient aider les civils à ne pas se réinstaller dans les zones contrôlées par l'EIAO, où risques sécuritaires et taxation jihadiste perdurent. Abuja et ses partenaires devraient renforcer leur effort de renseignement afin d'endiguer le soutien de l'EI à l'EIAO.
I. Synthèse
La franchise locale de l'Etat islamique (EI) consolide son emprise sur les zones rurales du centre et du sud de l'Etat de Borno, au Nigéria. L'Etat islamique en Afrique de l'Ouest (EIAO) a décimé la faction jihadiste rivale Jama'tu Ahlis Sunna Lidda'awati wal-Jihad (JAS), dont le défunt chef, Abubakar Shekau, avait dirigé le mouvement jihadiste longtemps connu sous la désignation de Boko Haram. L'armée de l'air nigériane parvient en grande mesure à repousser les grosses attaques de l'EIAO contre les villes du nord-est du pays où sont basés les militaires. En conséquence, au nom de la " stabilisation ", le gouvernement de l'Etat de Borno estime qu'il peut commencer à fermer les camps qui accueillent des centaines de milliers de personnes déplacées par le conflit. Les autorités devraient cependant éviter de pousser les civils à se réinstaller là où l'EIAO est actif. Elles devraient intensifier leurs efforts pour endiguer l'EIAO en gérant mieux les transfuges jihadistes et en cherchant à obtenir la reddition des éléments dispersés du JAS. Cela permettrait de réduire le risque d'un débordement du conflit que l'EIAO pourrait exploiter. Le Nigéria et ses voisins devraient également renforcer leur coopération en matière de renseignement, notamment pour juguler ce qui semble être un afflux de conseils et d'argent en provenance du noyau dur de l'EI.
L'EIAO monte progressivement en puissance. En mai 2021, les combattants de l'EIAO ont pris d'assaut la forêt de Sambisa et ont encerclé le chef du JAS, Shekau. Ce dernier s'est alors suicidé avec une ceinture d'explosifs. L'EI aurait autorisé l'opération. Cela a intensifié les tensions qui avaient déjà divisé le mouvement Boko Haram en deux factions principales, EIAO et JAS. Depuis la mort de Shekau, l'EIAO a absorbé dans ses rangs plusieurs groupes de combattants du JAS, mais elle se heurte toujours à la résistance d'autres unités pro-JAS, notamment le groupe Bakura basé dans les marais, les îles et les rives de la partie nord du lac Tchad. Parallèlement, de nombreux éléments du JAS ont choisi de se rendre aux autorités nigérianes plutôt que de se soumettre à l'EIAO, tandis que certains auraient fui vers d'autres régions du nord du Nigéria.
Avec un JAS qui semble résiduel, l'EIAO a encore étendu sa présence dans les zones rurales du Borno et a repris ses attaques contre l'armée nigériane, multipliant les petites opérations pour s'adapter à l'intensification des bombardements aériens. L'EIAO a revendiqué plus d'attaques en 2021 qu'en 2020, même si ces attaques ont fait moins de victimes.
La consolidation de la présence de l'EIAO dans une partie des zones rurales du Borno au cours des dernières années représente une menace sérieuse pour la sécurité du nord du Nigéria et des régions voisines du Tchad, du Niger et du Cameroun. Alors même que l'EI avait initialement soutenu Shekau en tant que chef de Boko Haram en 2015, année où l'ensemble du mouvement s'est rebaptisé EIAO, l'EI s'est ensuite rangé derrière des responsables dissidents l'année suivante. Cette décision semble résulter de la crainte que le style de commandement erratique de Shekau et sa brutalité envers les civils n'affaiblissent et ne discréditent le mouvement. L'EI a fourni des formations, des conseils opérationnels et par moments de l'argent à sa franchise, l'EIAO. Abandonné par l'EI, Shekau est resté à la tête du reste du mouvement, revenu à son appellation antérieure, JAS. Il a cependant maintenu son allégeance à l'EI.
L'évolution des tactiques de l'EIAO semble lui avoir permis ces avancées récentes. L'EIAO a consolidé un semblant de gouvernance sur le territoire rural qu'il contrôle. Les civils peuvent se déplacer librement et l'EIAO les encourage à venir vivre et à commercer dans les zones sous son contrôle, afin de les taxer et de mobiliser ainsi des ressources. S'il n'est pas maîtrisé, l'EIAO continuera probablement à se renforcer et à chercher des occasions d'étendre encore davantage son influence. Même si l'armée nigériane a récemment renforcé sa capacité aérienne pour frapper les cibles de l'EIAO et qu'elle a amélioré la coordination entre les forces aériennes et terrestres, ses efforts militaires - et ceux de ses alliés régionaux - n'ont pas encore réussi à réduire la présence de l'EIAO dans les zones rurales.
Au-delà de l'engagement militaire, le Nigéria a exploré d'autres approches pour contenir la menace des insurgés. Il a mis en place et progressivement amélioré l'opération Safe Corridor, un programme utile qui vise à accueillir les transfuges jihadistes pour les réintégrer dans la société, malgré l'opposition de certains responsables politiques et de certaines communautés, qui considèrent que ce programme dépense des fonds publics au profit de jihadistes qui, selon eux, devraient plutôt être punis. Malgré ses lacunes, l'existence même de ce programme a beaucoup contribué à encourager les combattants du JAS à se rendre après la mort de Shekau. L'opération Safe Corridor n'a cependant pas la capacité d'accueillir les nouveaux transfuges, laissant aux autorités de l'Etat de Borno le soin de gérer plus de 30 000 personnes (dont environ 2 000 transfuges) qui ont fui les zones autrefois contrôlées par le JAS. En l'absence de ressources suffisantes pour réintégrer ces personnes, en particulier les éléments du JAS, le risque est que certains retournent au jihadisme ou se déplacent vers des zones de conflit ailleurs dans le nord du Nigéria.
En parallèle, les autorités de l'Etat de Borno ont mobilisé les autorités fédérales et des bailleurs de fonds internationaux pour coopérer à une stratégie de " stabilisation " du Borno. Cette stratégie vise notamment à intervenir pour la fermeture des camps qui accueillent des centaines de milliers de personnes déplacées arrivées dans la région de Maiduguri après la grande offensive du JAS en 2013-2014. Le gouvernement de l'Etat de Borno souhaite que le plus grand nombre possible de personnes retournent à leur région d'origine. Même si la fermeture des camps de déplacés est adéquate dans certains cas, elle oblige souvent les déplacés à choisir entre s'installer dans des villes de garnison, où les prix des denrées alimentaires sont élevés et l'accès aux ressources agricoles limité, et retourner à des activités agricoles, de pêche ou d'élevage dans des zones rurales souvent sous contrôle de l'EIAO. Ce choix est particulièrement risqué, car les forces de sécurité peuvent considérer ceux qui font le choix d'accéder aux ressources agricoles comme des sympathisants de l'EIAO.
A court terme, malgré leurs efforts renouvelés, les militaires nigérians ont peu de chances de vaincre l'EIAO ou de l'affaiblir suffisamment pour l'obliger à s'engager dans des négociations sérieuses - qu'il ne semble guère intéressé à entamer - sans un changement de circonstances. Les autorités devraient donc pour le moment s'efforcer d'endiguer l'EIAO. Les autorités fédérales, l'armée et le gouvernement de Borno devraient élaborer ensemble un processus cohérent pour accueillir et réintégrer les transfuges du JAS. Abuja devrait collaborer avec les gouvernements des Etats du Nigéria pour encourager les éléments dispersés du JAS à se rendre, plutôt que de les laisser générer de l'instabilité ailleurs, ouvrant ainsi à l'EIAO de nouvelles possibilités d'expansion. Les autorités locales et fédérales devraient appréhender avec discernement les politiques susceptibles de renvoyer les déplacés vers des enclaves situées dans les zones contrôlées par l'EIAO, et garder les camps de Maiduguri ouverts pour ceux qui souhaitent rester. Elles pourraient également aider les déplacés à s'installer plus durablement autour de Maiduguri, où ils bénéficieront d'une plus grande sécurité et de meilleures opportunités. Enfin, Abuja et ses alliés régionaux devraient renforcer leur coopération en matière de renseignement afin de réduire le soutien matériel apporté par l'EI à sa franchise nigériane.
Dakar/Bruxelles, 29 mars 2022