Tunisie: " Mémoire en raccourcis " De Aicha Filali, à la Galerie El Marsa - Le subtil jeu des ambiguïtés...

L'emblématique Aicha Filali expose à la galerie El Marsa, jusqu'au 15 juin. " Mémoire en raccourcis " ou " La Tunisie, Bourguiba et autres choses " pour la version arabe. Attention : une image peut en cacher plusieurs autres...

Si convoquer la figure de Bourguiba est devenu, ces dernières années, un fonds de commerce pour plusieurs politiciens et un instrument de prédilection dans les luttes idéologiques, il ne fallait pas s'attendre à ce que Aicha Filali, pour qui la connaît, en fasse pareil usage. Il n'en reste pas moins que le choix de la thématique et du personnage n'était pas sans nous intriguer au premier abord. Il fallait attendre le 14 mai, jour du vernissage, pour découvrir ce qui était, comme à chaque fois, une découverte...

Aicha Filali a développé une certaine esthétique, de l'ambiguïté autour d'un sujet de circonstance. Cette exposition à l'aspect d'un mémorial, ne peut être, en effet, appréhendée en rupture avec le contexte et les conditions de sa production, mais des enjeux de sa réception également. Faudrait-il aussi être bien outillé pour décoder ses messages et saisir le sens et la portée de son discours plastique qui supporte plusieurs niveaux de lecture et d'interprétations...

Face au flou et à l'incertitude ambiants, face à la complexité du réel, Aicha Filali a joué avec les raccourcis en interpellant la mémoire. Elle a, en quelque sorte, empoigné le passé pour pouvoir saisir l'instant présent, même par ricochet. Un processus de liaison mental se fait presque de facto entre les deux temporalités...

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L'artiste a toujours collé à la chose sociale de la Tunisie, leitmotiv et point nodal de toute sa pratique, mais elle n'en demeure pas moins insensible à la chose politique avec laquelle elle a toujours flirté, à sa manière, toujours en restant dans la subtilité, le non-dit et le " politiquement correct ". En tant que personnalité de notoriété publique, Aicha Filali ne s'est jamais réclamée d'aucun parti politique. Apolitique ? Elle ne peut l'être ! L'artiste a évolué dans les cercles du pouvoir post-Indépendance et de ses coulisses. Femme de pensée, fille du syndicaliste et ancien ministre, feu Mustapha Filali, et parente proche de feu Abdallah Farhat, ancien ministre de Bourguiba également, mue par un fort patriotisme, sa vie intime a, toujours été imprégnée du politique et sa pratique artistique a, de tout temps, attesté d'un certain engagement. Dans cette exposition personnelle, elle s'est attachée à raccorder, avec une grande pertinence, l'esthétique au politique et au social, tout en suivant les lieux non communs de l'art contemporain, du moins en Tunisie.

Boîte à souvenirs...

Au rez-de-chaussée de la galerie El Marsa, s'offrent à notre regard des retables " sous verre ", décorés de photomontages où trône à chaque fois l'image du " Combattant suprême ". La démarche n'est pas sans nous rappeler " Ana-chroniques " (2015) dans laquelle l'artiste s'est inspirée de l'art de la miniature qu'elle affectionne particulièrement. Cette fois, elle fait référence au registre religieux chrétien.

Aicha Filali est passée maître dans le récit du quotidien des Tunisiens, dont elle puise la source dans ses déambulations citadines notamment. Pour cette nouvelle exposition, elle a ouvert sa grande boîte à souvenirs, avec les nombreuses photos personnelles et officielles qu'elles contiennent, découpé vieux magazines et revues pour convoquer un passé lointain, le raconter et l'immortaliser. L'ambiguïté est d'abord visuelle. La polyiconicité, la richesse des références, les jeux de compositions, de détournement, de citations, de décontextualisation... déroutent. La charge symbolique des œuvres est importante ; s'y ajoute un fort coefficient parodique typique de l'artiste. Tout un pan de la mémoire de la Tunisie, les deux premières décennies de l'Indépendance en particulier, a été mis en scène. Le regard de l'enfant émerveillé semble s'être articulé avec celui de l'adulte artiste et intellectuelle avertie ; l'histoire personnelle croise l'histoire nationale et s'y fond.

Suivant une logique qui lui est propre, Aicha Filali a mis en ordre des mondes, des choses et des personnages, changeant la perspective et manipulant les échelles. D'une explosion d'images a priori et triviales et d'autres officielles, elle a fait des œuvres d'art, raconté une vie, des vies. D'éléments hétérogènes, elle a construit une harmonie. De contradictions qui ne s'accordent d'habitude pas, elle a articulé une cohérence. C'est tout le génie de Aicha Filali. Ses polyptiques, qui ont nécessité un riche matériel iconographique et des traitements plastiques, s'érigent en discours. Un discours ambigu où se mêlent nostalgie, admiration et critique -- voire reproches. La coexistence d'une pluralité d'images -- des fragments en réalité-- peut suggérer le désordre, mais ce désordre ne relève point du hasard. De lui se profile une nation en cours de construction à l'effervescence débordante : politique, société, économie, art culture, enseignement, tourisme, place de la femme, consommation, ... Tout y est, ou presque.

Le père de la nation et la " poussière d'individus "...

Au premier étage de la galerie, c'est à une autre série que nous sommes confrontés. Des photographies imprimées sur tissu, à dominante noir et blanc, et délimitées par un cadre orné de paillettes. Ici, n'est visible que le visage de Bourguiba. Les traits de la " poussière d'individus " qui l'entourent, qu'ils soient hommes d'Etat ou simples citoyens, sont effacés et masqués d'une broderie en aiguille. Ici, c'est le culte de la personne, la sacralisation du " Bâtisseur de la Nation ", ainsi que les pratiques médiatiques propagandistes de l'époque et la soumission de la masse qui sont pointés du doigt. Ici, Aicha Filali déplore et dénonce... a posteriori. Elle fait appel au kitsch pour rendre compte du folklore ambiant autour du personnage de Bourguiba le vénéré, devant lequel tout est estompé. Le folklore qui fut légion.

Pour cette série, c'est la distanciation qui est plus palpable. L'artiste adulte a le recul nécessaire pour se positionner, avoir un regard critique d'un semblant de normalité antérieure. Mais, malgré tout, l'ambiguïté est toujours maintenue. La critique de l'idolâtrie n'est pas indissociable d'une certaine admiration. A chacun de faire la lecture alors avec les outils dont il dispose...

Devoir de mémoire ?

Dans " Mémoire en raccourcis ", Aicha Filali a brodé au sens propre comme au figuré un passé composé. Sans se substituer aux historiens, elle a narré en images une Tunisie postcoloniale aux dimensions multiples. Elle a ouvert les tiroirs du passé, puisé du fonds archivistique et opéré une sélection. Oui, faire des choix, opter pour un point de vue, prendre position est essentiel dans le travail de chaque artiste et Aicha Filali ne s'en est jamais privée. Il faut dire aussi qu'un règne aussi marquant que celui de Bourguiba, la mémoire de toute une nation, ne pouvait être " comprimé " dans les cadres de quelques œuvres, aussi nombreuses soient-elles.

Même si elle revêt un aspect documentaire, l'exposition est empreinte d'une subjectivité assumée où l'intime embrasse souvent le public, mais où, sciemment, les partis pris ne sont pas tranchés. Suivant une démarche signifiante, Aicha Filali s'est faite le témoin d'une époque dont elle était contemporaine. Elle nous présente un puzzle fait de contrastes, mais qu'unit une trame de sens dans laquelle elle envisage l'ambiguïté comme modalité de réflexion et de ré-écriture/re-lecture du passé. Il semblerait que cette ambiguïté entretenue lui a offert du confort ; le confort de " se contredire " et de " jouer " avec les codes et les registres : la liberté se saisit justement dans cette contradiction et se nourrit d'elle !

Incontestablement, le montage de " Mémoire en raccourcis " a nécessité une batterie d'outils conceptuels et plastiques. Le point fort de toute production artistique de Aicha Filali reste les soubassements théoriques et réflexifs qui la supportent. Sinon le sens du détail, la rigueur, la manipulation des signes, la qualité du traitement, la structure méthodique, la finesse de la suggestion, sont tout simplement impressionnants. Ceci est sans compter le ton joyeux. C'est plus fort qu'elle : Aicha Filali ne peut produire qu'en s'amusant, qu'en jouant. Son enfant intérieur est toujours en éveil, toujours prêt pour titiller notre curiosité, pour nous surprendre, pour nous transporter dans des mondes d'une beauté et d'une gaieté exquise : il réussit à nous arracher rires et sourires quelle que soit la densité du sujet.

C'est pour la première fois que l'artiste propose un travail résolument politique autour d'un personnage qui a marqué l'histoire de la Tunisie moderne : " Le père de la nation ", si adulé, si controversé. Un travail avec une lourde présence du passé de surcroît et qui n'est pas, dans l'état actuel des choses, sans risques. Un passé que l'artiste se permet de réinterroger sous une forme plastique et discursive et loin des démarches consommées ; d'où tout son intérêt. Reprendre les temps antérieurs avec leur dimension politique est, par ailleurs, bien légitime, d'autant plus qu'il s'inscrit parfaitement dans l'air du temps... Mais est-ce le début d'un engagement politique affiché pour l'artiste ?

Quoi qu'il en soit, nous dirions pour terminer, qu'au-delà de son aspect critique et d'une certaine condamnation implicite d'un totalitarisme de fin de règne, au-delà de la portée documentaire, cette exposition relèverait pour Aicha Filali d'un devoir de mémoire, un devoir de mémoire " éclairé " ... A découvrir jusqu'au 15 juin, à la galerie El Marsa.

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