Tunisie: Rachida Ennaïfer, ancienne conseillère en communication auprès de la présidence de la République, à La Presse - "Le référendum sera précédé d'une campagne explicative"

Droit dans ses bottes, le Président de la République, Kaïs Saïed, va jusqu'au bout de son projet politique. Pour lui, il est hors de question de faire machine arrière tant que la Tunisie reste toujours tributaire des tensions politiques et partisanes.

En dépit des annonces présidentielles, le processus du 25 juillet, qui doit être couronné par l'organisation d'un référendum et d'élections législatives, est toujours entouré d'un flou persistant. Rachida Ennaifer, ancienne conseillère en communication auprès de la présidence de la République et personnalité proche du locataire de Carthage, apporte plus d'éclaircissements.

Interview.

Le processus du 25 juillet semble dans un tournant décisif. Quelle lecture faites-vous de ce processus depuis son lancement ? Parvient-il à réaliser ses objectifs jusque-là ?

A la veille du 25 juillet 2021, la transition démocratique amorcée il y a onze ans plus tôt se trouvait bloquée. Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, la transition politique opérée au-delà du 14 janvier ne s'est accompagnée ni d'une transition économique ni d'une transition culturelle. La transition politique elle-même était loin d'être aboutie, puisque l'alternance politique ne s'est pas réalisée et nous nous sommes trouvés devant une sorte de consensus vicié entre certaines forces politiques qui, pour se maintenir au pouvoir, devaient bloquer le pouvoir.

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Le 25 juillet est venu remettre le train de la transition sur les rails. Bien entendu, entre ceux qui sont montés dans le train, ceux qui cherchent encore à le bloquer et ceux qui sont restés sur le quai à attendre l'issue de cette nouvelle étape de la transition, les évaluations diffèrent. Mais une chose est certaine, onze mois plus tard, la Tunisie est sortie de la situation de blocage, s'est dotée d'un gouvernement qui fonctionne et s'apprête par la voie démocratique à trouver une issue constitutionnelle à une crise qui n'a que trop duré.

Je tiens à rassurer ceux qui pleurent la démocratie tunisienne, à l 'extérieur comme à l'intérieur du pays, que la Tunisie peut trébucher mais arrivera toujours à se remettre debout forte de son histoire et comptant en cela sur ses propres forces et le soutien des peuples amis.

Kaïs Saïed fait face à une pression étrangère et intérieure sans précédent. A certains moments, nous avons l'impression qu'il est seul contre tous. A-t-il des difficultés pour tisser des alliances qui seraient indispensables pour son projet politique ?

Les pressions sont à la fois extrinsèques et intrinsèques. Extrinsèques dans la mesure où la nouvelle étape engagée par la Tunisie se déroule dans un contexte international caractérisé par une crise sans précédent, aggravée par la pandémie de Covid-19. Tout ceci a fait monter à la surface toutes sortes d'atavisme et a affaibli l'élan de solidarité mondiale dont avaient bénéficié des processus de transition en Europe et plus particulièrement les pays de l'ex-Europe de l'Est et même en Amérique du Sud.

Les pressions intrinqéques sont dues au fait que Kaïs Saïed n'ayant pas de parti politique, beaucoup de forces politiques n'ont cessé de chercher tour à tour à le récupérer sinon à le combattre. Tisser des alliances dans un tel contexte replongerait le pays dans cette parodie de consensus (ettawafok el maghchouch) essayé du temps de feu Béji Caïed Essebsi et qui n'a point servi le pays de l'avis de tout un chacun.

Mais le paysage politique est en train de se décanter. Le 25 juillet 2022 est une date décisive dans la mesure où elle doit marquer un point de non-retour et amorcer le passage à une véritable alternance politique par l'élection d'un nouveau parlement, le 17 décembre prochain, garantissant les droits d'une majorité représentative du peuple à gouverner et ceux d'une opposition à prendre le relais de manière responsable.

Selon vous, quels rapports entretient le Président de la République avec les Occidentaux ?

Pour le Président de la République, il n'y a pas nous et les Occidentaux. D'ailleurs il n'a jamais utilisé ce terme en parlant de la relation de la Tunisie avec les autres pays. il s'est souvent adressé à l'humanité dans son ensemble et l'exemple le plus probant c'était durant la crise engendrée par la pandémie. Il s'est adressé aux pays et aux peuples frères et amis avec beaucoup d'empathie et d'égal à égal. Tout en étant intransigeant sur la souveraineté de la Tunisie.Kais Saied est un Président-citoyen du monde, croyant et œuvrant autant que possible au développement d'une mondialisation sociale.

Récemment, l'affaire de la Commission de Venise a fait couler beaucoup d'encre. Ce genre de décisions peut-il nuire à ce processus, mais aussi aux intérêts de la Tunisie dans cette phase économique délicate ?

Je pense que la Commission de Venise, qui compte beaucoup d'éminents juristes qui font par ailleurs du bon travail, a failli à sa mission dans le cas d'espèce, dans la mesure où elle a évalué la situation en Tunisie de manière académique. Or l'esprit ayant présidé à la création de cette institution c'est d'accompagner les pays dans leur transition démocratique en leur présentant des conseils basés sur l'expertise. Face au blocage dans lequel s'est trouvée la Tunisie, elle n'a rien trouvé d'autre que de nous proposer de faire perpétuer le statu quo. L'école de droit anglo-saxonne a retenu le concept de "Changing constitution". A méditer par les inconditionnels de l'école franco-romaine de droit.

Le constitutionnaliste Yadh Ben Achour ne cesse de critiquer le Président de la République qui, selon lui, "n'a pas l'étoffe d'un président". Assistons-nous à une campagne médiatique ciblant le Chef de l'Etat ?

Un constitutionnaliste qui évalue au métre un Président de la République, ça relève d'un mélange des genres un peu bizarre. On a toujours dit que le droit mène à tout mais de là à se retrouver au souk El Grana ( marché des étoffes à Tunis), c'est quand même aller un peu loin en besogne.

S'agit-il d'une campagne médiatique contre le Président? Je ne le pense pas. il a fait plutôt part d'un état d'âme, mais au micro d'un journaliste!

Le Chef de l'Etat a, à maintes reprises, exprimé son opposition à la Constitution de 2014. D'ailleurs, il envisage fortement un passage à la Nouvelle République. Est-il hasardeux de mettre fin à cette jeune Constitution ou est-elle incapable de donner lieu à un Etat fort et souverain et de répondre aux aspirations du peuple ?

Il ne s'agit pas de mettre fin à une constitution mais d'apporter les correctifs nécessaires, car c'est dans la pratique qu'on réalise la portée de la norme édictée par le législateur, en l'occurrence les constituants. D'ailleurs la Constitution de 1959 a connu d'innombrables révisions dont deux, à mon avis, fondamentales, celle de 1976 et celle de 2002. On aurait pu considérer que nous sommes en face à de nouvelles constitutions. On a même pensé, puis abandonné l'idée de passer à une deuxième République, sous Ben Ali.

Aujourd'hui, il existe un besoin réel et urgent de repenser l'organisation des pouvoirs publics non pas à partir d'une feuille blanche, comme ce fut le cas en 2011, mais en capitalisant les expériences passées sur la base des constitutions de 1959 et de 2014. Notre héritage constitutionnel est très riche en acquis, mais aussi en erreurs à éviter. La Nouvelle République en bénéficiera sûrement.

En dépit des annonces présidentielles, et de la mise en place d'une commission consultative, le flou persiste toujours sur les prochaines échéances, dont notamment le référendum et les législatives anticipées. Avez-vous plus d'éclaircissements à cet égard ?

La commission consultative nationale pour une nouvelle République présidée par le Doyen Sadok Belaïd a commencé ses travaux en s'appuyant sur différentes expertises. Le souhait demeure que tous les membres désignés par le décret instituant la commission enrichissent par leurs contributions les travaux d'élaboration de la nouvelle constitution, car la politique de la chaise vide ou encore de l'affrontement n'a jamais été payante. De toute façon, le dernier mot appartiendra au peuple le 25 juillet prochain.

A ce niveau, toutes les mesures sont en train d'être prises pour garantir le bon déroulement du référendum qui sera précédé par une campagne explicative qui démarrera le 30 juin, suite à la publication du texte de projet de constitution au Journal officiel. Participeraient à cette campagne les partis et les organisations nationales pour défendre leur position pour ou contre le projet.

Ces échéances ne semblent, pour le moment, pas intéresser les Tunisiens submergés par une crise sociale inédite. Peut-on convaincre les Tunisiens que leur quotidien est étroitement lié aux questions politiques et constitutionnelles ?

Je pense que les Tunisiens qui sont descendus plusieurs fois dans la rue et à travers les médias pour demander la dissolution du Parlement l'ont bien compris. Maintenant, on commence à relever une certaine impatience, car on n'a pas cherché à leur expliquer les difficultés de construire, après avoir déconstruit. La responsabilité en incombe aux acteurs politiques, mais aussi aux médias privés et publics confondus qui n'ont pas encore redéfini leur identité professionnelle ni leurs objectifs au lendemain de la Révolution.

Si le moment est actuellement politique, la question économique devra être aussi la priorité du Chef de l'Etat. La vision économique du locataire de Carthage peut-elle répondre à l'actuelle phase marquée par une crise sans précédent ?

Le politique et l'économique sont intimement liés. La faculté de Droit a commencé par être la faculté de Droit et des sciences économiques et un des premiers cours que l'on étudiait en première année était celui de l'économie politique. Le Président de la République, pour avoir fréquenté la même faculté, en est pleinement conscient. Seulement, la gestion des richesses d'une nation a besoin d'une stabilité politique et le peuple tunisien l'a réalisé à ses dépens lorsqu'un parlement qu'il a élu lui a dénié, pendant deux ans, le droit d'avoir un gouvernement, au prix d'envoyer des millions de tonnes de phosphate à la poubelle et de sacrifier plus de 20.000 vies humaines par manque de soins.

Quant à l'élaboration d'une vision économique, ou plutôt d'une transition économique, elle ne saurait être l'affaire du seul Président ou même de la classe politique dans son ensemble. C'est à l'université, une université réconciliée avec elle-même et confiante dans son rôle de moteur de développement et dans la compétence de ses jeunes talents que cette vision doit voir le jour. Le prêt-à-porter made je ne sais où, en économie comme en matière de constitution, ne ferait que perpétuer une situation de crise qui n'a que trop duré. La réforme de l'enseignement est aussi importante que celle de la justice ou encore de l'information.

Le Snjt, la Haica et les différents intervenants du secteur mettent en garde contre une nette détérioration de la liberté de la presse. Quels rapports entretient le Président de la République avec les médias nationaux ? Pourquoi cette rupture ?

Les médias tunisiens sont victimes d'une liberté mal instrumentée. En effet, l'euphorie des lendemains chantant de la révolution a cédé la place à l'amertume et à la déception. Le paysage médiatique n'a gagné ni en diversité ni en qualité. Quant au statut matériel et moral des journalistes, loin de s'améliorer, il s'est davantage détérioré. Imputer la responsabilité au seul pouvoir politique en place c'est ne voir que l'arbre qui cache la forêt.

Jusque-là, le Président de la République a préféré ne pas interférer, mais cela ne saurait continuer. Il faut mettre en place des politiqes publiques de l'information et définir le rôle de tout un chacun.

L'affaire Nadia Akacha s'est rapidement calmée en dépit de la dangerosité des enregistrements fuités. La justice parvient-elle à remplir ses devoirs dans ce contexte national ?

La réforme de la justice est le levier de tout changement. Cela passe par un assainissement qui a déjà commencé (décret 2022-516 du 1er juin 2022) et qui devrait se poursuivre dans la transparence et se traduire par des procès équitables.

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