Sénégal: Film " Rewind & Play " d'alain Gomis - Thelonious Monk, un génie en chair et en notes

19 Juin 2022

Le double Etalon d'or de Yennenga, le réalisateur Alain Gomis, s'essaie au documentaire. Et pour ce premier service, il se révèle en chef avec le long-métrage " Rewind & Play ", portrait savamment intimiste de Thelonious Monk (1917-1982), grand musicien de jazz américain. Le film était projeté, mercredi dernier, en avant-première, au Centre Yennenga.

Impressionnant ! Thelonious Monk est impressionnant. Le long du film " Rewind & play. (It's not nice ?) ", le musicien américain de jazz se découvre dans toute sa splendeur et sa stature qui traversent encore les décennies. Ce documentaire restitue sincèrement son personnage, sa personnalité. C'est un portrait poétique d'un pur régal. La trame de cette production est construite, naturellement, par sa musique. Le réalisateur Alain Gomis, qui devient auteur avec ce premier film documentaire d'une heure et cinq minutes, place l'illustre pianiste et génial compositeur dans son élément. Il utilise les rushes d'une émission enregistrée dans une télévision française quelques heures avant son concert de décembre 1969, à Paris (qui accouchera l'opus " Live From Salle Pleyel "). Le film se passe pour l'essentiel en huis-clos dans le studio de télévision.

Sur les images, Monk est face au journaliste-présentateur français. Dans l'attitude de Monk, c'est le piano à queue devant lequel il est assis qui est seul présent avec lui dans cette pièce. Le journaliste français donne l'air d'infantiliser par moments l'artiste-musicien. L'animateur se fait lui-même vedette, veut paraître savant, force le trait de sa " familiarité " avec Monk et sa musique, censure et contrôle mal son émission et son appétit d'un grand moment de télé. De la flagrante condescendance. On voit par ses réactions la vérité de la théâtralisation à la télévision et la suffisance des présentateurs sur l'essence de leur sujet. Pourtant, Monk ne cherche ni le camouflet, ni à être maître de l'interview. Il est lui-même, simplement. Un doux rebelle.

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Subtil procès (De l'insensibilité) des médias

Très avare en paroles. Laconique sur les fameuses anecdotes. Faussement excentrique. Le rictus espiègle. Ne fait presque que fumer quand il ne pianote pas. Joue beaucoup au piano. D'ailleurs, en regardant le film sur la vaste cour du Centre Yennenga de Grand-Dakar, on a par longs moments l'impression d'assister à un concert de jazz. Les sifflets et ovations du public, dans la pénombre nocturne, accentuent ce sentiment. Thelonious Monk parle par sa musique. Et il le fait en grand maître qu'il est. Il installe des corridors de bonheur dans ses créations. Il embarque son auditeur dans les dédales de ses magistrales compositions, qu'il dessine de ses silences singuliers et de son élasticité musicale.

Son art du silence est délicieux. Autant il laisse sa musique s'écouter, autant il n'emploie pas de passerelles pour laisser le temps de comprendre quand il swingue. Son auditeur a le devoir de l'effort pour le suivre et pénétrer seul dans sa musique. À la joie des mélomanes, comme d'autres maîtres. " L'utilisation de l'espace chez Monk a grandement influencé ma façon de jouer les solos ", témoignait le géant du jazz, Miles Davis, qui a partagé l'orchestre avec le génie précoce et jazzman avant-gardiste. Ce n'est pas pour rien que plusieurs compositions de Thelonious Monk sont devenues des standards de jazz.

" J'ai écouté tout ce que Monk a enregistré officiellement comme musicien. Et avec ce film, j'ai eu l'impression de le voir en chair et en os. Je vous félicite pour cette restitution très fidèle, à la fois du personnage et de sa musique ", dira le musicien Aziz Dieng à Alain Gomis, à la fin de la projection. Le président du Comité permanent du droit d'auteur et des droits connexes de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle a dit avoir " retrouvé dans le film toutes les vérités " qu'il pensait " intuitivement " ou voyait " écrites sur Monk ". Selon lui, l'art consommé de la dissonance et du chromatisme chez Monk est juste incroyable. " Pour ceux qui ne connaissent pas le jazz, ça peut être dur à suivre. Et pour avoir moi-même joué du jazz en tant qu'amateur, j'ai pu me rendre compte que Monk est un compositeur extraordinaire et extrêmement avant-gardiste ", conçoit Aziz Dieng.

ALAIN GOMIS, AUTEUR DU DOCUMENTAIRE

Justice pour Monk, et les autres !

Pour son tout premier film documentaire après ses fictions de succès mondial, Alain Gomis a choisi de rendre justice à un brillant esprit de la musique et homme souvent mal jugé, Thelonious Monk. À lui, et à tous les hommes publics injustement caricaturés.

Prenant la parole au terme de la projection, dans la cour du Centre Yennenga, Alain Gomis n'a pas cherché à cacher son admiration du personnage Monk. Il a rendu hommage, encore, à un homme " dont on a souvent dit qu'il est un fou ", mais qui n'a cessé de donner des leçons de dignité et d'humanisme. Le nouvel auteur s'est lui aussi ému de l'utilisation du silence dans la musique de Monk, qui suggère à l'auditeur de trouver la liberté de son propre chemin à l'intérieur des thèmes qu'il choisit d'écouter. Pourtant, Thelonious Monk a trop peu bénéficié de cette liberté et de la tolérance des gens. Longtemps déconsidéré et désœuvré, il a beaucoup souffert de n'être accepté dans son originalité et sa personnalité. Sa famille en a d'ailleurs bien souffert.

" J'ai eu le plaisir de montrer le film, à un moment donné du montage, à son fils (T.S. Monk III) qui a aussi été son batteur dans les dernières années de sa vie. C'était très émouvant. Il a beaucoup pleuré et a dit que c'est exactement l'homme qu'il a connu. Il a estimé que son père n'a jamais été fou, mais c'est le monde autour de lui qui l'était. Pour les musiciens et artistes noirs américains de l'époque, il fallait subir tous ces stéréotypes sur cette espèce de romantisme quand ils allaient en tournée ou dans des interviews ", a confié Alain Gomis. Ce dernier fait allusion à cette émission sur la télévision française, où la production médiatique fait montre d'une condescendance et d'une irrévérence immonde. Alain Gomis fait noter que quand Monk arrive sur ce plateau de télévision, les gens ne l'écoutent même pas et s'occupent tranquillement de leurs affaires. Il regrette que c'était une attitude qu'ils n'auraient jamais adoptée devant un musicien blanc de cette époque.

" Finalement, même dans leur admiration, il y avait cette chose assez gênante. La considération est faite de milliers de stéréotypes ", a déploré le réalisateur de " Félicité " et " Tey ". À son avis, l'exemple du célèbre piano (de Monk, qu'il avait dans la cuisine de son appartement) est assez parlant. Le présentateur a voulu en faire une anecdote hors du commun. Mais, au fond, il n'y avait pas tant de mythe dans cette histoire. D'après Alain Gomis, le fils de Thelonious Monk a dit que " ce type " ne se rendait juste pas compte que les musiciens de l'époque n'avaient rien. Ils étaient pauvres. Ils n'avaient que leur dignité. Ils étaient dans un interminable combat contre des gens qui les regardaient et les traitaient avec mépris. La dignité de Monk était de ne jamais entrer dans une réaction d'agression. Il utilisait le silence, donc, comme un miroir. C'était un propos artistique à tous égards.

Monk était arrivé à un moment de sa vie où il était fatigué. Il se contraignait de supporter sans rien dire, car il fallait manger. Son fils pleurait justement pour cette peine, lors de son entretien avec Alain Gomis. Il soutient qu'il ne réalisait pas tous les sacrifices que son papa était obligé de traverser pour leur confort. " Cela m'a fait penser à toutes personnalités qui ont été obligées de se taire pour garder leur dignité d'homme. Pourtant, cette époque n'est pas bien loin et continue d'ailleurs de résonner avec la nôtre. Aujourd'hui, il y a les problèmes des médias sur comment ils inventent des histoires et des mythes sur notre dos. Là, il s'agit de ce musicien dans les années 1960. Cependant, il y a encore beaucoup de gens qu'on transforme en sujets, en causes, et finalement en produits à vendre à droite et à gauche. Ils (les médias) fabriquent des images qui les arrangent ", a gémi Alain Gomis.

Il se morfond de cette réalité d'autant plus que Thelonious Monk, comme d'autres victimes de cette iniquité, essayait simplement de gagner sa vie avec l'effort de faire son travail avec intégrité. Malgré les difficultés, en effet, Thelonious Monk n'a jamais renoncé à dire en musique les choses et de la façon dont il les concevait. Même si les gens braquaient leur attention sur sa bipolarité, son extravagance, son attrait à la fumette et à l'eau du feu. " Cela fait son courage et sa beauté. C'est un mentor, c'est un exemple ", a célébré Alain Gomis. M. O. KAMARA

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