Maroc: Mohammed Kabbaj, bouquiniste du savoir à Essaouira

Bouquiniste spécialisé dans les livres anciens de l'histoire du Maroc, Mohammed Kabbaj est établi depuis 14 ans à Essaouira. Dans cette ville côtière chargée d'histoire aujourd'hui convertie au tourisme, l'homme de 69 ans a retrouvé son amour du savoir.

" Je ne suis pas libraire, mais bouquiniste. Il y a une différence. Libraire c'est celui qui vend le neuf. Moi, je suis bouquiniste ". Le décor est posé. Dans la petite ville d'Essaouira où le vent ne retombe jamais, la librairie " La Bibliographie " de Mohammed Kabbaj se trouve au détour des petites ruelles, à l'écart de l'agitation des innombrables commerces des grandes avenues de la médina. Le bleu de la devanture se perçoit à peine tant elle est proche des hauts murs ocre des remparts. Les livres et affiches présentés semblent aussi anciens que le décor de la ville.

À l'intérieur, l'odeur des vieux ouvrages se mêle à celle des vieilles pierres de la boutique. Au fond, derrière un bureau sur la droite, un homme à la barbe et aux cheveux gris a l'air absorbé par le tri de ses livres. Il paraît petit à côté de tous ces ouvrages jaunis par le temps. Une pipe vissée à la bouche, sa voix rauque raisonne entre les murs lorsqu'il salue ses clients. Il se dégage une chaleur bienveillante de Mohammed Kabbaj, un brin de malice aussi. Derrière ses lunettes, ses yeux pétillent dès que l'on parle de son métier. " Je suis spécialisé dans les livres sur l'histoire du Maroc, avant et pendant la période du protectorat français ", annonce-t-il.

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Naissance d'une vocation

Sa passion des livres, Mohammed Kabbaj l'a développée très tôt. Né en 1953 dans une famille modeste de Casablanca, il ne baigne pas dans un milieu instruit. " Mon père était orphelin et n'avait pas fait d'études, mais j'avais un oncle qui était autodidacte, il avait beaucoup de livres chez lui et on y allait tous les week-ends ", raconte-t-il. Enfant, il assiste aux manifestations violemment réprimées du 23 mars 1965. " J'étais dans un quartier très chaud ". À l'origine du mouvement, des lycéens qui défendaient leur droit à étudier menacés par une réforme en cours. La mobilisation prend de l'ampleur, les lycéens sont rejoints par leurs parents, les ouvriers, les chômeurs et les habitants des bidonvilles.

La répression fait au moins un millier de morts, selon la presse étrangère, et le roi Hassan II déclare : " Il n'y a pas de danger aussi grave pour l'État que celui d'un prétendu intellectuel. Il aurait mieux valu que vous soyez tous illettrés ". Ces évènements donnent une première direction à la vie du jeune Mohammed. " On était sous les balles du général Oufkir qui menait la répression, j'ai été très touché par ce que j'ai vécu. Moi qui étais préoccupé par les inégalités sociales, ça m'a beaucoup marqué. Surtout sur un plan émotionnel. J'ai été témoin d'un assassinat, par exemple, un manifestant tué au révolver par un militaire. C'était une période très douloureuse. " Ces événements renforcent son intérêt pour la philosophie, les sciences politiques et le marxisme. " Ç'a été une véritable prise de conscience, explique-t-il.Je ne comprenais pas tout ce que je lisais, mais je ressentais les choses".

Mohammed Kabbaj lit Descartes, Camus... "Le doute et l'absurde ", s'amuse-t-il. Il n'a qu'une idée en tête : étudier ces textes à l'université. Pour cela, il faut aller à Rabat, mais les moyens de sa famille ne lui permettent pas de changer de ville. Il se reporte alors sur les sciences politiques à l'université de Casablanca. " Une grosse déception ", selon ses mots. "À l'époque, tout ce qui était socio ou philo, c'était considéré comme subversif. Toutes ses matières étaient donc vidées de leur essence politique. En plus, notre génération s'en foutait du diplôme, car il n'y avait pas l'inquiétude du travail, on avait d'autres motivations, à savoir celle d'être cultivé". Il laisse donc tomber l'université marocaine, et s'envole direction Paris où il obtient une bourse à l'âge de 24 ans. Gilles Deleuze, Nicos Poulantzas, François Chatelet... Entre la philosophie au sein de la fameuse université Paris 8 de Vincennes, et la sociologie à la Sorbonne, Mohammed Kabbaj est un homme comblé : " Les cours m'intéressaient enfin ".

Au bout de quelques années, il entame une thèse sur le Maréchal Lyautey, administrateur du protectorat français sur le Maroc entre 1913 et 1925. " On avait un cours sur la légitimité politique, raconte-t-il. J'ai alors posé la question de savoir si Lyautey avait réussi à assoir la légitimité française au Maroc, c'est en travaillant sur cette époque que j'ai développé ma passion pour ces livres anciens. "

Retour au Maroc

De retour au Maroc en 1986 avec femme et enfant (son premier fils est né en 1985), il se détourne vite des métiers administratifs que son niveau d'étude lui permettait d'atteindre. " Je ne voulais pas m'assoir sur mes convictions, j'étais marginal... Je voulais rester indépendant, j'ai essayé de travailler avec mon oncle dans une société de signalisation, il voulait que je prenne la relève. Je n'ai jamais réussi, dit-il avec un large sourire.J'ai essayé six mois pourtant... j'ai donc recherché un travail qui pourrait me permettre de rester libre intellectuellement. "

Mohammed décide d'allier l'utile à l'agréable. " Je connaissais tous les libraires et les bouquinistes de l'ancien à Paris, quand je rentrais chez un libraire et que je les voyais assis derrière leur bureau en train de lire avec leurs lunettes, je me disais pourquoi pas moi, pourquoi pas au Maroc ?". Il monte alors une première librairie, d'abord au marché aux puces de Derb Ghalef à Casablanca, organise des salons d'antiquités et commence à se faire une réputation dans le milieu intellectuel marocain. " Les ministres venaient me parler dans les salons et les chercheurs me consultaient souvent pour leurs travaux d'études, se souvient Mohammed, il faut dire qu'ici les vieux livres sur le Maroc (en français) c'était assez rare !"

Le jeune bouquiniste fait régulièrement des allers-retours à Paris, "pour chiner les vieux livres ". Là, il retrouve un de ses amis des puces de Clignancourt où il a travaillé, en plus de ses études, dans une boutique de vente de matelas pendant ses huit années à Paris. " On commençait à entendre parler d'Essaouira. Une ville qui monte, nous disait-on. On s'est alors mis en tête d'y ouvrir un restaurant ". Sa librairie de Casablanca ne survit pas à la récession économique du début des années 90. En 1994, Mohammed et son associé se lancent dans l'aventure Essaouira : " Je me disais : j'ai essayé de nourrir les esprits, on ne m'a pas nourri, donc je vais nourrir les ventres. "

Essaouira, une ville " à vocation culturelle "

À cette époque, Essaouira est " un cimetière de maisons", estime Mohammed. Fondée en 1760, la ville a connu une période faste au XVIII siècle. Connue comme le " port de Tombouctou ", elle était une plaque tournante du marché des esclaves subsahariens. Mais à partir du protectorat français, la ville se retrouve enclavée. "C'est Lyautey qui a tué Essaouira. Les naissances du port de Casablanca et de celui d'Agadir ont tué la ville. Le quartier industriel est une ruine d'ailleurs", se désole le bouquiniste. Mis à part la vague hippie des années 60 et 70, Essaouira fait un " gros dodo, estime-t-il. Mais il y avait quand même une musique très importante : le blues du Maroc, le Gnaoua. Notre restaurant était le premier à mettre ces musiciens en avant, face à un public".

Ce restaurant, Mohammed y reste plus de dix ans. Il y assiste à la transformation de la ville, l'une des plus pauvres du Maroc, par le retour des touristes portés notamment par le festival Gnaoua. "Il y a une forme de schizophrénie, regrette-t-il. Les villas et les hôtels de luxes côtoient les gens très pauvres des ruelles. " En 2008, Mohammed Kabbaj quitte la restauration et revient à son premier amour, les livres anciens. " La Bibliographie" voit le jour à Essaouira, une ville qui selon lui " ne peut avoir qu'une vocation culturelle ". " Quand il fait 44 degrés à Marrakech, il fait 20 degrés à Essaouira... Les gens disaient que ça allait être Saint-Tropez, mais c'est n'importe quoi ! Il y a une dimension mystique, une histoire judéo-arabe très importante... Cette ville est faite pour mettre en avant son patrimoine, pas pour le tourisme de masse".

À 69 ans, Mohammed Kabbaj accueille désormais dans sa boutique les personnes en quête d'histoire dans une ville qui n'en manque pas. On y trouve une respiration et un homme qui aura dédié sa vie à la recherche du savoir.

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