Sénégal: Moctar Touré, Président de l'Ansts - " Mettre la production scientifique au service du développement durable "

30 Juin 2022
interview

À l'instar de la communauté scientifique africaine, l'Académie nationale des sciences et techniques du Sénégal (Ansts) célèbre, à Dakar, le 30 juin 2022, la Journée de la Renaissance scientifique de l'Afrique (Jrsa). Dans cet entretien exclusif, le Président de l'Ansts, Moctar Touré, évoque les objectifs visés à travers cette journée et décline les contours de la nouvelle feuille de route que se fixe l'institution. Il revient aussi sur la désaffection des filières scientifiques qui, dit-il, constitue un vrai danger pour l'avenir de la recherche.

Monsieur le Président, à l'instar des autres pays du continent, le Sénégal, à travers l'Académie nationale des sciences et techniques, célèbre également la Journée de la Renaissance scientifique de l'Afrique (Jrsa), le 30 juin prochain. Quel sens donnez-vous à cet événement ?

Comme vous le savez, au début des années 1980, l'Afrique s'était dotée d'une stratégie économique propre fondée sur l'idée de développement endogène ou autocentré dont le principe pourrait se résumer ainsi : compter sur ses propres forces. Adopté en avril 1980, le Plan d'action de Lagos (Pal) vise " l'autosuffisance nationale et collective dans le domaine économique et social, en vue de l'instauration d'un nouvel ordre économique international ".

Dans ce but, il détaille un vaste programme de mesures pour la période 1980-2000, dont la promotion de la science et la technologie. C'est dans ce contexte que la Journée de la Renaissance scientifique de l'Afrique a été instituée par l'Organisation de l'unité africaine (Union africaine) en 1987. C'était à la suite du Premier Congrès des Hommes de Science en Afrique tenu à Brazzaville du 25 au 30 juin 1987. La journée est célébrée le 30 juin de chaque année à travers le continent. Elle est organisée sous l'égide du Ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation.

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La Jrsa est un moment de communion entre la communauté scientifique, ses partenaires et les bénéficiaires de ses travaux. Son objectif est de mobiliser la communauté scientifique nationale autour des objectifs de développement durable du pays. Elle permet aux scientifiques/chercheurs des différents domaines, de présenter des communications sur des avancées de la science dans leurs secteurs de compétences ; de susciter des débats et d'informer le public sur des thèmes qui ont besoin d'un éclairage de la Science, de la technologie et de l'innovation (Sti) ; de décerner des prix aux chercheurs/doctorants dont les travaux dans différents domaines ont des impacts sur le développement du Sénégal.

Pourquoi l'Afrique a senti la nécessité de se réconcilier avec la science et la technique ?

La science, la technologie et l'innovation sont des facteurs clés du développement. Elles ont fait leurs preuves dans toutes les régions du globe, sauf en Afrique (hors Afrique du Sud). En effet, les capacités d'un pays en matière de Science, de Technologie et d'Innovation sont déterminantes pour son développement et sa croissance. Aujourd'hui, la prospérité reste intrinsèquement liée à la capacité d'un pays à dompter et à vulgariser les sciences, les technologies et les innovations.

Les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde) et les pays émergents d'Asie et d'Amérique Latine en ont donné les preuves palpables. Les pays africains reconnaissent de plus en plus la nécessite d'investir dans les Sti pour faire face à leurs défis de développement. À titre d'exemple, le Maroc, le Rwanda, le Kenya, l'Afrique du Sud, l'Égypte, l'Algérie ont investi entre 0,7 et 0,9 % de leur Produit intérieur brut (Pib) dans la recherche au cours des deux dernières décennies.

Le développement fulgurant des sciences, technologies et innovations, dans un monde globalisé, donne, en outre, l'occasion de réaliser des progrès appréciables en se dotant de capacités idoines pour repérer, s'approprier, adapter et adopter des technologies standards éprouvées et mises au point ailleurs. C'est ce que l'Afrique a compris.

" Les occupations domaniales au Sénégal : Problèmes et solutions ", c'est le thème retenu par notre pays à l'occasion de cette Jrsa. Pourquoi ce choix ?

Le thème choisi cette année est particulièrement important, car étant au centre d'une actualité brulante. Il s'agit des occupations domaniales : un aperçu des problèmes et solutions sur le domaine public de l'État. En effet, la croissance démographique, les activités économiques et industrielles et l'érection récente de nouveaux pôles urbains ont de nombreuses conséquences sur l'environnement. Elles se traduisent souvent par des occupations domaniales quelques fois anarchiques et en violation des lois et règlements en vigueur, entraînant de nombreux conflits dans la foulée.

L'objectif général du thème de la Jrsa de 2022 est de permettre à l'Académie nationale des sciences et techniques du Sénégal, à ses partenaires et au grand public, de réfléchir à une meilleure connaissance des nombreux problèmes soulevés par les occupations domaniales au Sénégal (aussi bien en zones urbaines qu'en zones rurales), en vue d'identifier et de proposer aux pouvoirs publics des solutions pérennes et adaptées permettant notamment de résoudre les nombreux conflits identifiés, dans un objectif de paix et de développement durable.

Cette rencontre est le prolongement d'une étude antérieure de l'Académie sur la grande problématique du " Foncier au Sénégal " qui avait abouti à des recommandations faites à l'endroit de l'État.

Il est admis que les sciences et techniques attirent peu d'élèves dans les systèmes éducatifs en Afrique. Notre pays le Sénégal n'échappe pas à cette donne. Qu'est-ce qui est en train d'être fait du côté de l'Ansts pour inverser cette tendance et promouvoir davantage l'enseignement des sciences ?

C'est un fait constaté depuis plusieurs décennies. La désaffection des filières scientifiques et sa conséquence sur la lente érosion du vivier de scientifiques posent un vrai danger pour l'avenir de la recherche. Si cette situation n'est pas promptement corrigée, elle se traduira par un manque chronique de scientifiques, en particulier dans le domaine de la recherche. Consciente de cette situation, l'Académie s'est dotée d'une Commission chargée de l'enseignement des Sciences et des relations avec les jeunes.

Elle s'est très tôt investie dans des activités visant entre autres : la promotion de l'enseignement des sciences et des technologies. Elle a ainsi élaboré un guide méthodologique d'appui à l'enseignement des sciences et de la technologie selon la pédagogie situationnelle, et a contribué à la formation des formateurs. L'Ansts a mis aussi en place un programme d'appui pédagogique pour les élèves du secondaire. Elle a soutenu l'expérimentation d'une méthode innovatrice d'initiation à l'enseignement des sciences et de la technologie dans le préscolaire.

Elle a été l'initiatrice de la création d'Académie nationale des Jeunes scientifiques au Sénégal. On peut également citer le renforcement des capacités et le rayonnement international des jeunes scientifiques ainsi que son soutien à la promotion de la science dans de nombreux lycées du pays. Certes, de nombreux efforts ont été déployés, mais il reste encore beaucoup à faire pour renverser la tendance du déclin de l'enseignement des sciences.

L'Académie va continuer à jouer sa partition, en collaboration avec les autres acteurs de l'écosystème de l'enseignement au Sénégal. Elle va, d'abord, évaluer son engagement dans ce domaine afin de mieux cadrer et de mieux cibler ses futures actions avec pour objectif de " faire plus et mieux ".

Vous venez d'être porté à la tête de l'Ansts. Quel nouveau dynamisme entendez-vous insuffler à cette institution de renom afin qu'elle continue de jouer le rôle attendu ?

Généralement, l'Académie est reconnue sur l'échiquier national comme une entité essentielle pour la promotion et la coordination de la science et la technologie, notamment de la recherche et de l'enseignement des sciences et techniques. Elle a réalisé, avec succès, de grands chantiers couvrant tous les pans de sa mission, qui va de la promotion d'une culture scientifique à la création de vocations scientifiques chez les jeunes.

Toutefois, après plus de 20 ans d'existence, il s'avère qu'une réflexion et une introspection soient nécessaires pour mieux baliser les étapes futures de sa croissance. Notre ambition est d'impulser l'évolution de l'Académie vers plus de maturité, de visibilité et de reconnaissance sur la scène nationale, régionale et internationale. Je voudrais qu'au plan national que l'empreinte de l'Académie soit plus marquée dans son rôle d'institution de référence et de promotion de l'excellence scientifique et que son statut d'institution d'utilité publique soit mieux affirmé.

Nous voulons également, qu'en Afrique et au-delà, son rôle de " leader " dans le conseil et la production scientifique pour le développement, dans la promotion de l'éducation et de la culture scientifique et technologique, dans le soutien à l'émergence d'une nouvelle génération de scientifiques hautement qualifiés et dans la promotion de la diversité institutionnelle et disciplinaire, soit élargie et consolidée. Nous souhaitons que l'Académie soit activement impliquée dans le mouvement émergent de réflexion et d'action pour l'élaboration de nouveaux paradigmes de développement propres à l'Afrique.

La conversation que nous avons aujourd'hui fait partie de la priorité que nous accordons à la communication avec notre environnement. Nous voulons mieux connaitre et être mieux connu pour mieux servir. L'Ansts, au-delà de son statut de société savante, doit être une académie de terrain qui place davantage l'humain et la société au centre de ses préoccupations.

Au départ, elle a été construite autour des " sciences dites dures, " elle s'est ensuite ouverte aux sciences sociales et humaines ; et qui sait ? Peut-être que demain elle s'ouvrira aux domaines des Arts et des Lettres.

Pour revenir un peu sur le chemin parcouru par l'Académie, quels sont les secteurs qui ont beaucoup plus retenu ces dernières années l'attention de l'institution ?

Les points saillants qui ont marqué le parcours de l'Académie, au cours des deux dernières décennies, peuvent être listés comme suit : sa contribution à l'amélioration de l'enseignement des sciences, à l'éveil et la promotion des vocations scientifiques chez les jeunes dans toutes les tranches d'âge ; son engagement à distinguer et récompenser l'excellence en science, sa disponibilité à mobiliser son expertise à étudier et émettre des avis circonstanciés sur une gamme large de sujets qui interpellent le développement économique, social et culturel du pays et de notre sous-région.

Nous avons par le passé répondu aux interpellations et questions posées par le Chef de l'État et le Gouvernement sur des sujets tels que la restauration et la valorisation des terres salées du Sénégal ; les Organismes génétiquement modifiés (Ogm) ; le gaz et le pétrole (huiles et gaz de roches-mères du système pétrolier) ; l'enseignement des sciences, de la technologie dans le système éducatif sénégalais. Nous sommes tout à fait disposés et désireux de continuer à répondre à de telles sollicitations.

L'Ansts s'est également autosaisie de nombreuses questions portant sur la santé et la gestion des déchets solides ; les sciences de l'océan et politiques ; sur le foncier au Sénégal ; l'état des lieux et les perspectives pour la modernisation de l'agriculture.

D'autres sujets tels que l'emploi des jeunes et la formation aux métiers de l'agriculture ; la gestion des inondations et aménagements : le cas de la ville de Saint-Louis ; l'analyse de la situation de l'Enseignement supérieur et ses exigences de qualité ; le potentiel, les enjeux et les perspectives de l'utilisation des biotechnologies au Sénégal.

Elle a noué de nombreux partenariats avec des institutions scientifiques nationales et internationales et a organisé un grand nombre de manifestations scientifiques à travers des colloques, conférences et fora sur des thèmes d'intérêt pour le pays.

Quels sont les chantiers qui vont être ouverts en plus de la consolidation des acquis pour faire en sorte que l'Académie puisse répondre aux enjeux de développement durable conformément aux objectifs que se fixe l'État dans le cadre du Plan Sénégal émergent (Pse) ?

Le credo de la nouvelle équipe est de " changer dans la continuité ". Il s'agira entre autres : de continuer à distinguer l'excellence en science et la créativité en innovant (au-delà du cercle universitaire) pour identifier et célébrer des pépites de l'enseignement secondaire et du secteur informel ; d'ouvrir l'Académie a des compétences (jeunes et motivées) qui travaillent au pays et dans la diaspora.

Il s'agira aussi de donner une priorité au recrutement d'académiciennes, d'accroître la productivité scientifique de l'Académie sur tous les problèmes qui interpellent le développement durable, en privilégiant l'anticipation, la prévision et la préparation aux changements inéluctables qui se profilent à l'horizon (santé, climat, sécurité, etc.,). L'Académie compte contribuer à la lecture des implications scientifiques des objectifs du PSE (ainsi que ceux de l'Agenda 2063 et des ODD) dans une perspective de plus grande cohérence d'action du système de recherche et d'innovation.

Nous voulons aussi restructurer et institutionnaliser les relations de proximité avec tous les partenaires de l'Académie (public et privé) et renforcer la synergie entre science, entreprise et société. Pour cela, il est nécessaire de contribuer avec les acteurs compétents (puissance publique, société civile et secteur privé) à la réflexion et à la reformulation des bases de l'enseignement des sciences et techniques du primaire au supérieur.

L'outil principal à privilégier dans cette perspective sera le partenariat, la complémentarité et la synergie. Il s'agira également de renforcer la coopération scientifique internationale, autour du nexus " Science-politique-diplomatie ".

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