Tunisie: Tribune | Identité - sculpter sa propre statue

26 Juillet 2022

Par Mohamed Salah BEN AMMAR | Médecin et ancien ministre de la Santé

"Chacun de nous se croit "un seul" alors que c'est faux : il est "cent", il est "mille". " (Luigi Pirandello)

Un être cher m'a persuadé, à grande peine, de me faire faire un test ADN et bien que je sois totalement opposé à ces pratiques, elle a eu raison de mes résistances, et j'ai fini, dans un moment de faiblesse, par céder. A ce jour, je n'arrive pas à comprendre ses motivations ! Bref, les résultats du test sont tombés deux mois après : je serais berbère à 53%, ibérique à 22% et du sud de l'Italie à 20%... La belle affaire, so what diriez-vous et à juste raison ! J'en fais quoi de ce résultat, lui dis-je ? Dois-je changer de langue, de religion, de mode de vie, de tenue vestimentaire, de goûts culinaires... de convictions politiques pour être conforme à mon ADN ? De plus, mon mode de vie est, à mes yeux, conforme à cet ADN issu de Méditerranée occidentale, j'aime le blanc et bleu autant que les reliefs ocres et arides de mon pays, les dunes du désert et le reflet des palmiers, le chant du chardonneret, le jasmin, le couscous et les figues de Barbarie et... le bournous et la chachia rouge que mon grand-père ne quittait jamais en hiver sont à mes yeux plus élégants que tous les costumes et en été la jebba blanche de mes aïeules m'inspire instinctivement respect et émotion.

%

Mea culpa: je n'ai pas de gènes arabes dans mon ADN, zéro, mais je frémis à la lecture d'un beau texte en arabe et j'aime écouter et réciter le Coran, mais je suis plus à l'aise pour m'exprimer en tunisien, ma langue maternelle, celle qu'on parle du Constantinois à la Tripolitaine, sans oublier Malte.

Oui je me reconnais dans cette affirmation de Paul Ricœur, l'identité ne peut qu'être narrative, c'est la mémoire heureuse. Partant, la question qui suis-je n'a plus aucun sens à mes yeux, je me sentais unique, faisant partie d'un tout, un tout qui dépasse les frontières de la Tunisie... et puis un jour, des politiciens malintentionnés ont commencé à vouloir tripatouiller ce sujet et il se trouve que depuis je me bats pour qu'on me laisse en paix avec l'identité que je me suis fixé. Je ne suis pas le seul à vivre ce malaise. Poser la question de qui sommes-nous à des Tunisiens est d'une perversion diabolique. Un poison servi à une société en pleine mutation.

Professeur Rim Abdelmalek a écrit il y a quelque temps sur sa page FB : "Qui sommes-nous ? Des Tunisiens, dirait-on ! Mais c'est qui un Tunisien ? C'est un Arabe ? C'est un musulman ? C'est un Africain ? C'est un Maghrébin ? C'est un Berbère ? C'est qui au juste ?

Cette crise identitaire nous fait beaucoup de mal, nous fait reculer et faire du surplace. Nous étions numides, berbères puis puniques avant de connaître des dizaines de civilisations qu'on a toujours absorbées. Nous étions animistes puis juifs puis chrétiens puis musulmans, mais nous avons toujours gardé le vivre-ensemble et le respect des autres. Mais sommes-nous arabes ? Non ! Nous sommes tunisiens, nous sommes majoritairement berbères génétiquement, mais aussi dans notre façon d'être, dans nos habits, notre langue, notre cuisine... Est ce que ça doit choquer ? Non ! ... Reconnaître la globalité de notre identité avec ses racines millénaires, la richesse de notre legs civilisationnel, la richesse de notre culture et sa singularité est la seule voie possible pour nous en sortir de ce bourbier identitaire".

Samoud Nadou le dit autrement dans un tweet mais le message est le même: "La Tunisie a vécu : huit siècles de présence punique, 7 siècles de présence romaine, un siècle de présence vandale, deux siècles de présence byzantine, un demi-siècle de présence espagnole, trois siècles de présence turque, X siècles de présence arabe, 3/4 siècle de présence française... " Elle aurait pu ajouter le tout sur fond berbère.

Dans un très bel article que j'aurais aimé écrire, Ahmed Ben Hamouda dit avec beaucoup d'éloquence :... "La Tunisie doit à des brassages historiques anciens et à des civilisations devancières son identitaire. Son patrimoine résulte d'emprunts et d'influences multiples, mais aussi du souffle premier de cette Ifriqiya géographiquement et historiquement différenciée. De nombreux vestiges et des œuvres, fruit d'esprits et d'intelligences internes individuelles et collectives, y témoignent d'entrecroisements et de brassages. On compte en Tunisie des reliques numides, berbères, puniques, romaines, espagnoles, arabo-musulmanes, ottomanes, françaises, à côté de réalisations plus contemporaines post-indépendance".

Alors depuis, je m'interroge comme l'avait fait Jean Birnbaum, vouloir figer notre identité mais pour quoi faire ?

N'est-ce pas confondre nationalité et identité que de vouloir en limiter les frontières? Dans chaque communauté coexistent plusieurs normativités sociales, vouloir les opposer est pervers, vouloir en imposer une dominante est illusoire et provoque des conflits.

Comment espérer imposer cet idéal narcissique qu'est l'identité ? Un masque ! N'est-elle pas la plus grande puissance émancipatrice de l'individu ? La tentation de vouloir translater cette puissance de l'individu au groupe est une dangereuse manipulation.

De quoi parle-t-on ? D'un vécu, d'un mode de vie, du statut social, des traits de caractère, du genre, des orientations sexuelles, des caractéristiques ethniques, des convictions religieuses... et quand bien même on partagerait ces convictions, chacun aura forcément sa lecture des traditions, des textes, ses pratiques et ses goûts personnels. Bref, si la totalité des caractéristiques font d'une personne ce qu'elle, c'est-à-dire unique et digne de respect, inversement vouloir imposer des normes communes rigides est non seulement impossible mais l'avilit.

L'identité plurielle est-elle un risque pour la société ? C'est, me semble-t-il, l'argument utilisé par ceux qui craignent que le désir propre naturel de chacun de se connaître et de se définir comme tel ou telle autre chose ne s'oppose à leur stratégie de mettre la société au pas. En essayant d'imposer des normes culturelles, religieuses, vestimentaires, culinaires... ils entravent l'accomplissement de soi et la créativité qui existe en chacun. En interdisant aux citoyens de trier et choisir dans leur patrimoine ce qu'ils veulent garder et ce qu'ils ne veulent pas garder et se substituant aux individus, ces régimes portent atteinte aux libertés.

Et de grâce ne nous parlez pas d'authenticité à l'ère des selfies et des identités numériques multiples. Les prétendues normativités sociales ne sont faites que pour nier à l'individu le droit d'exister, d'exprimer une différence, sa différence. Ces tentatives d'exercice de pouvoir à travers l'imposition d'une uniformité visent avant tout à effacer tout ce qui est individualité. Identité devient un mot "maudit" quand elle devient arrogante et contraignante, quand elle sonne comme une menace.

L'identité n'est pas un fait objectif atemporel, une réalité tangible, c'est une illusion, un idéal avant tout individuel qui ne s'oppose aucunement à un rêve commun mais y contribue positivement.

Le contraire n'est pas vrai, on doit partir de l'individu et non de la norme. Laisser s'épanouir cet idéal personnel, cette image de soi idéalisée permettra un dépassement de soi, un rapport de soi à soi serein et un rapport à l'autre heureux.

Dès lors, acceptons l'idée que l'identité soit un récit subjectif forcément influençable, pas statique mais au contraire en éternel mouvement et dans ce contexte je vis l'article 5 proposé dans la nouvelle Constitution du 30 juin comme une agression destinée à diviser plus que tout autre chose. "Le despotisme ne produit pas ses pires effets tant qu'il laisse subsister l'individualité". (Émile Durkheim)

AllAfrica publie environ 400 articles par jour provenant de plus de 100 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.