Cameroun: Serge Armel Ndjijou " L'innovation est ma passion "

2 Septembre 2022
interview

Pur produit de l'IUT Fotso Victor de Bandjoun, son invention technologique fait désormais sa réputation. L'ingénieur Serge Armel Njidjou a récemment développé la couveuse néonatale interactive. Couplée à un portique électronique de désinfection, cette création vient désormais couronner le travail de ce talent de 48 ans qui a fait de l'innovation sa passion. Interview.

Serge Armel Njidjou, comment vous êtes-vous retrouvé dans la quête de l'innovation ?

J'ai très tôt pris conscience de l'esclavage que nous imposait une dépendance absolue aux concepts, aux biens et équipements importés. J'ai aussi compris que rien de génétique ou de culturel ne justifiait le rapport passif au monde que j'observais dans la mondialisation. Je me suis abonné aux littératures liées aux civilisations nègres pour voir qu'elles ne renvoyaient pas une culture de la fainéantise ou une assignation à la répétition inlassable d'une tradition figée.

Au contraire, notre civilisation a été toujours une ébullition féconde d'innovations sociales et techniques, sous le prisme de valeurs transcendante d'humanisme, d'écologie, de solidarité et du mérite. Il me semble donc que c'est l'esclavage et la colonisation qui nous ont déconnectés de notre civilisation, nous plongeant dans une profonde déconsidération de nous-même, nous confinant à une existence laborieuse, végétative, lubrique et passive. Une sorte de résilience par le déni de notre condition d'esclave à travers la bouffonnerie festive avec pour seule perspective d'émancipation, l'assimilation et le mimétisme du modèle occidental dominant.

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Je me suis inscrit à tous les combats de sensibilisation à la puissance de notre civilisation, à notre capacité à forger notre destin. J'ai notamment lancé le journal culturel Racines, organisé des dizaines de formation à l'innovation et l'entreprenariat. A l'Université, j'ai essentiellement travaillé sur les outils de valorisation (Centre d'interface avec les milieux professionnels à l'IUT Bandjoun (2000-2004), puis nous avons lancé la première et la seule entreprise universitaire en 2007.

J'arrive en 2016, à la conclusion que la crédibilité et la pertinence de mon discours de promotion de l'innovation m'impose de passer moi-même à une phase opérationnelle, dans un cadre moins rigide que le carcan administratif. Je crée donc l'Agence Universitaire pour l'Innovation, avec l'ambition de faire émerger concrètement des solutions locales et déconstruire les appréhensions qui paralysent l'élan créatif naturel de beaucoup de compatriotes. Depuis lors, mon quotidien est plus tourné vers la fabrication technique pour le marché africain.

Pourquoi nos pays doivent-ils encourager les recherches pour des solutions technologiques locales ?

C'est déjà une question de dignité. On ne peut pas assumer une existence portée par une mendicité culturelle et technique. Ensuite c'est une nécessité. Le développement est nécessairement un processus endogène. On ne peut ni acheter, ni se greffer le développement. Les énergies locales doivent être activées dans le sens de proposer à la collectivité des outils et les concepts du mieux-être collectif.

C'est à travers le déploiement de solutions technologiques locales que nous allons pouvoir créer une masse critique d'emplois, construire une prospérité économique et asseoir une certaine souveraineté.

En tant que cadre supérieur d'université, votre voie n'était-elle pas toute tracée pour mener une carrière tranquille ?

Si. J'ai eu le privilège d'avoir de hautes responsabilités à l'Université et j'aurais pu aspirer à poursuivre sur cette lancée, dans un certain confort matériel. Mais j'étais vraiment tenaillé par une soif vive de donner des muscles à mon combat pour l'innovation. Il fallait que j'aille au-delà de la sensibilisation et de l'enseignement, pour apporter quelque chose de physique et surtout mieux asseoir ma pédagogie sur un vécu riche d'expériences opérationnelles.

On parle souvent, critiquant notre système d'éducation, de l'inadéquation formation/emploi. Est-ce une problématique sérieuse, quand on voit votre parcours plus que sinueux ?

Nous vivons une époque qui connaît une accélération des cycles technologies, qui bouleverse en permanence les métiers et les modes de vie. Le schéma d'une formation qui préparerait à un type d'emploi est intenable. Même la stabilité de l'emploi est de plus en plus en compliquée. En réalité, la formation doit être permanente pour nourrir une carrière qui prend les contours d'opportunités diverses.

Le vrai problème c'est l'incapacité de notre système éducatif à construire cette faculté à la formation permanente, cette agilité à la culture générale, au travail en équipe, une conscience éthique et citoyenne. On ne peut pas se contenter de faire enregistrer des notions aux jeunes en pensant qu'elles suffiront à les rendre performants à un poste de travail.

Le système éducatif doit inculquer des valeurs, l'appétit et les techniques d'apprentissage continu, les savoirs et savoir-faire de base.

Il y a comme une obstination des familles pour des grandes écoles. La structure de notre système économique n'offre-t-elle pas d'autres formules plus pragmatiques et plus efficaces ?

Evidemment les grandes écoles ont leur prestige, des références solides. Elles donnent parfois un matricule à la fonction publique. De ce point de vue, c'est normal qu'elles soient prisées, puisqu'elles constituent un capital pour ceux qui ont l'opportunité d'y entrer. Elles ne sont pas cependant une garantie. Aujourd'hui, la société demande aux uns et aux autres de faire leurs preuves, grandes écoles ou pas.

Il faut reconnaître que les grandes écoles ne peuvent absorber qu'une infime minorité. On ne peut pas réfléchir en termes de rentrer dans une grande école ou rater sa vie. La formation de manière générale doit être entendue et comprise comme une opportunité de s'offrir des ressources intellectuelles afin d'offrir à la société une prestation qui vous permet d'avoir une rémunération.

Vous définissez AUI comme un courtier d'innovation. Qu'est-ce que cela veut dire concrètement pour un jeune désireux de se lancer sur ce sentier ?

L'idée originale qui a fondé l'Agence Universitaire d'Innovation était de construire une marque africaine d'équipements fabriqués localement. Il ne s'agit pas d'être absolument auteur ou inventeur de tout ce que nous allons proposer. Notre idée c'est de mettre en place un véhicule technique et commercial où peuvent embarquer tous ceux qui sont porteurs d'un projet de fabrication d'équipements et qui partagent nos valeurs. Mon rêve serait d'avoir un catalogue commun de dizaines, voire de centaines d'équipements qui se déploient à travers l'Afrique sous une marque unique pour mutualiser au maximum les ressources, les contraintes logistiques et partager nos expériences afin d'être de plus en plus puissants. Le défi est tellement grand que je me dis que ça va être difficile pour tous ceux qui ont pourtant la capacité de créer quelque chose d'arriver de le valoriser isolément.

Notre ambition est donc de se mettre ensemble pour co-créer des équipements et leur donner le débouché commercial qu'il faut à travers l'Afrique. Aujourd'hui, nous essayons de créer des branches dans quelques pays de telle sorte qu'une fois que cette structuration, cette connexion à l'écosystème, aux états, aux administrations, aux distributeurs, aux banques, à tout ce qui permet de faire fabriquer en série un équipement est réuni, la tâche soit facile pour toute personne porteuse d'un projet de fabrication d'équipements et qui adhère aux valeurs d'Aui.

Les gens commencent à comprendre. Je reçois beaucoup de jeunes qui veulent qu'on travaille ensemble. Je travaille en ce moment avec quelques-uns sur des projets qu'ils portent. Sur cette base, nous espérons avoir l'année prochaine jusqu'à cinq nouveaux produits, venus d'autres initiatives, mais complètement incubées, développées et donc commercialisées sous le label Aui.

Entre autres innovations, vous avez mis sur pied une couveuse néonatale made in Cameroon. Quelle philosophie sous-tend cette création ?

La couveuse néonatale est notre projet vedette. Il s'est imposé comme tel. Nous n'avons pas créé l'Aui avec en tête le développement des couveuses néonatales. Il s'agissait juste d'amener beaucoup de potentiels universels sur le marché. Et donc, dès le départ, nous avons travaillé sur plusieurs prototypes. Il se trouve que de tous les produits que nous avons commencé à développer, la couveuse s'est très tôt démarquée par l'attrait du public, notamment avec des prix importants qui ont attiré l'attention et qui nous ont fait percevoir pour ce produit particulier une attente importante du corps médical et de la société en général. Compte tenu des enjeux, nous nous sommes concentrés sur ce produit qui donnait crédibilité à notre marque et nous donnait même la possibilité de tester sur un produit donné nos modèles de déploiement.

Derrière la couveuse, nous pensons que les autres produits vont arriver à maturité et vont bénéficier de tout ce que nous aurons créé comme partenariat, comme réseau et comme expertise pour déployer commercialement les autres produits. La couveuse néonatale vient résoudre un problème latent partout en Afrique parce que les équipements tels qu'ils sont normés en néonatologie supposent que la néonatologie elle-même dispose d'une climatisation, ce qui n'est pas le cas. Nous n'avons même pas l'énergie dans beaucoup de secteurs. Nous sommes donc en échec par rapport à l'utilisation de ces équipements importés qui coûtent par ailleurs très cher. Parce qu'elle tient compte de ce contexte, notre couveuse néonatale n'a pas particulièrement besoin de la climatisation pour fonctionner. Elle peut même fonctionner carrément au solaire. Elle est donc plus adaptée. Nous y avons aussi mis d'autres fonctionnalités originales comme l'interactivité.

Il faut savoir que 10% de naissances au moins sont prématurées. A l'échelle de l'Afrique, cela représente un besoin qui ne sera que grandissant vu que la natalité ne fera qu'augmenter.et donc, avoir un équipement qui résout ce problème de la prise en charge des prématurés, présente une très grosse opportunité commerciale. Nous travaillons à cela. Nous pensons avoir une solution fiable et valable partout en Afrique. Il reste maintenant à gagner le pari d'habituer les états, les hôpitaux à consommer nos couveuses et d'être en capacité de les produire et les rendre disponibles partout. C'est un énorme challenge sur lequel nous travaillons au quotidien.

De nombreux jeunes hésitent entre une carrière en entreprise et l'auto-emploi. Quelles sont les cases à cocher dans les deux cas, pour réussir ?

Pour moi, qu'on travaille sur son propre projet ou sur le projet d'autrui, le plus important c'est d'aimer le projet, d'être passionné à le faire réussir. Une vie n'est pas linéaire. Elle l'est de moins en moins. Il n'y a pas de déconsidération selon qu'on est employé ou entrepreneur. Chaque situation présente ses avantages et ses inconvénients. Il faut voir la bonne opportunité du moment. Quand j'ai fini les études conventionnelles, car je n'ai jamais fini d'étudier, une fois rentré au Cameroun en tant que jeune ingénieur, j'ai créé mon cabinet à Douala. J'ai commencé à exercer dans l'informatique, à installer des équipements, mais surtout à développer des logiciels. J'ai eu l'opportunité d'avoir un client qui m'a proposé un contrat à l'université de Ngaoundéré qui me proposait de construire tout son système d'informations. Mon cabinet travaillait désormais pour un client unique. J'ai accepté cette opportunité-là, en qualité de consultant informatique, ayant pour interfaces les doyens, les responsables universitaires chargés de la scolarité et autres.

Chemin faisant, j'ai rencontré le doyen Kombou qui a trouvé que j'avais des aptitudes pour faire une carrière universitaire. Il m'a alors fallu reprendre les études à l'université de Ngaoundéré, mais cette fois-là en Sciences de gestion. Ce que j'ai fait de bon cœur.

Quand le recteur Tchuenté est arrivé, il a souhaité que ne travaille plus uniquement comme prestataire, mais que j'intègre l'université. Financièrement, c'était une perte, mais j'avais pris goût au milieu universitaire, à ce foisonnement riche d'opportunités. J'ai accepté ce challenge. A partir de ce moment-là, j'ai fait une carrière agréable à l'université.

Après j'ai eu cet autre challenge qui m'amène vers l'entreprenariat. Si mon projet n'était pas dans une perspective à succès, j'aurais pu encore rejoindre l'emploi puisque j'ai encore des sollicitations. Il y a un fonds d'investissements qui souhaite travailler avec moi au vu de mon expérience, me sollicite pour aller diriger leurs investissements sur l'Afrique. Mon expérience dans l'entreprenariat me permet d'avoir un emploi de très haut niveau.

Le tout c'est d'apprendre, de fructifier au maximum son capital vie, son capital santé et voir toujours mieux selon les circonstances les opportunités qui se présentent.

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