Cameroun: Emmanuel Noubissie Ngankam - 40 ans à l'assaut permanent de nouveaux challenges

10 Septembre 2022

Il avait les ingrédients d'un ingénieur, il s'est avéré être un économiste talentueux. Retour sur un parcours sinueux et atypique.

Les choses étaient mal embarquées pour le fils de Fondjomekwet. Le jeune Noubissie, 11 ans, est en 6ème quand il perd son père ! Avec ses frères et sœurs, ils sont abandonnés à leur mère, " femme au foyer ". Le père était " un petit agent de l'Etat ", mais un brave homme qui donnait tout ce qu'il avait pour l'avenir de ses enfants. Le vide qu'il laisse est grand et confine au désespoir, mais la mère n'a pas le temps de s'apitoyer sur son sort. Un grand devoir l'appelle : celui d'élever ses enfants dont l'ainé est au collège Saint Paul de Bafang et sa fille au collège Saint Laurent de Bafou.

Troisième de la fratrie, Emmanuel est quant à lui à l'internat au Collège d'enseignement secondaire de Dschang, qui coûte neuf mille francs par trimestre, une fortune à l'époque ! Il va bientôt obtenir haut la main son Bepc. Comme tous les meilleurs de la province de l'Ouest à l'époque, il est admis au lycée classique de Bafoussam où il obtient brillamment son Bac C . Il est particulièrement brillant en Sciences physiques. " Si mes professeurs de Sciences physiques de Seconde en Terminale apprenaient que j'ai fait les Sciences économiques par la suite, ils s'étrangleraient. Ils me voyaient dans un profil d'ingénieur ou d'universitaire chercheur. ", se souvient-il avec nostalgie.

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Effectivement, après son Bac obtenu en 1977, il est recalé à l'oral d'entrée à l'Ecole Polytechnique de Yaoundé. Inspiré par un aîné, le futur étudiant prend deux inscriptions (pas moins !) à l'université de Yaoundé, en Maths-Physiques (MP) naturellement, et en Sciences économiques. Le risque de dispersion est grand et la charge de travail de plus en plus insupportable. Le jeune étudiant abandonne les maths et se consacre désormais aux sciences économiques.

Premier contrat au bout d'un service rendu

En 3ème année d'université, il passe ses vacances à Douala et au moment de rentrer, un de ses oncles en service à la CFAO-Structor le charge de remettre un courrier à l'agence de Yaoundé. Le jeune étudiant prend le courrier. Mais il ne sait pas encore que grâce à cette commission, le cours de son destin va s'accélérer. De retour à Yaoundé, il ne va pas se contenter de faire la commission de son oncle. Quand il remet le courrier au directeur, Monsieur Lafont, spontanément après, il décide de se présenter et de lui faire une doléance. Celle d'avoir la possibilité de toucher du doigt la réalité du fonctionnement d'une entreprise pendant ses prochaines vacances, étant entendu que ce qu'il étudie à l'université est essentiellement théorique. Etonné et séduit à la fois, M. Lafont lui marque son accord, sans hésiter. Jusque-là, il n'avait jamais vu un enfant plaider lui-même sa cause ; c'était l'apanage des parents.

A la fin de sa troisième année, il retourne voir le directeur de la Cfao Yaoundé qui lui permet de faire deux mois de stage. A la fin de son stage, le directeur lui fait remettre une enveloppe de 150.000 F, soit l'équivalent d'une année entière de bourse ! " Dès que j'ai reçu cet argent, j'ai payé la scolarité de mon jeune frère qui était au secondaire à Bafang, j'ai soulagé ma maman de certaines charges ", se souvient-il.

A l'issue de la 4ème année, il retourne donner des nouvelles à M. Lafont. Belle coïncidence, celui-ci doit prendre de nouvelles fonctions à la tête de la Structor Cfao à Douala et a besoin de collaborateurs. C'est ainsi qu'en octobre 1981, il se retrouve à Douala, après l'obtention de sa maîtrise, casé dans une entreprise, sans avoir connu les affres du chômage qui étaient le lot des jeunes diplômés. Son idée était d'ailleurs de continuer simultanément en cycle de doctorat.

Il commence un joli parcours de jeune cadre en entreprise. Trois mois plus tard, M. Lafont qui l'a recruté démissionne. Il se retrouve avec le nouveau directeur qu'il ne connaît pas et des collègues avec lesquels il n'a pas de relations particulières. Ce qui n'empêche pas le nouveau directeur de lui confier le département commercial. Dans la foulée, il lui offre de lui accorder un crédit auto d'un million et demi de francs. Il n'a pas de permis, mais prétend en avoir, le temps de s'inscrire dans une auto-école. Moins de deux mois plus tard, il l'a, son permis, sa première voiture, une Renault 12 climatisée, et embraie en conquérant sur le terrain commercial. Le pays est en pleine construction. C'est dire s'il y a des sollicitudes. Le challenge d'Emmanuel Noubissie est de connaître le matériel qu'il vend et de savoir interagir avec les patrons des entreprises des Btp. C'est ainsi qu'il vend à Satom du matériel dont des grues qui serviront à la construction de l'immeuble siège de la Beac à Yaoundé, du matériel à Reynolds qui a construit l'hôtel Hilton, la cité de Mendong, du matériel à Cogefar pour la construction de la route Yaoundé Bafoussam, l'aéroport de Bamenda, le lycée de Bengwi etc." C'était un challenge exaltant, au-delà de mon salaire de jeune cadre. ", confie-t-il.

Le journalisme mène à tout

Cet homme, plus il en a de challenges, plus il en veut. Ils lui procurent plus d'adrénaline que tout autre chose. Un jour, alors qu'il revient de Bafoussam avec son ami Pius Njawé, le directeur du journal Le Messager, il lui fait une critique du contenu de l'hebdomadaire de la rue Bebey Eyidi, en l'occurrence l'absence d'informations économiques. Pius Njawé accueille favorablement la critique et lui propose d'animer une rubrique Economie. Après quelques moments d'hésitation, son ami le convainc. Et ainsi commence une nouvelle aventure, parallèlement avec son occupation à la Cfao. Dans un premier temps, le nouveau chroniqueur signe ses articles avec un pseudonyme, puis rapidement, se dévoile en signant ses contributions de son nom. Le journaliste qui sommeillait en lui se révèle progressivement au grand public qui apprécie ses analyses économiques. Un jour, le directeur général du groupe Cfao, M. Agostini le convoque. Tout inquiet, il est reçu et est surpris, au bout d'un bref entretien, de l'entendre dire : " M. Noubissie, je suis l'un de vos fidèles lecteurs. Je ne savais pas que vous aviez un talent caché. Cependant, veillez à ce que cela n'impacte pas négativement votre rendement. Vous êtes l'un de mes meilleurs cadres. Je ne souhaiterais pas que vos activités parallèles empiètent sur vos obligations professionnelles. "

Il n'y avait aucune crainte à ce niveau, puisque Le Messager était un hebdomadaire et le cadre de la Cfao rédigeait ses chroniques pendant les week-ends et en plus, il n'écrivait pas toutes les semaines. M. Agostini lui conseille cependant, d'y aller doucement, eu égard à l'engagement de certains de ses papiers. " Cet entretien m'a donné des ailes ", se souvient l'économiste aujourd'hui. Voilà comment je me découvre une vocation d'écriture et de journaliste ". Une vocation qui va le mener bien plus loin qu'il n'ait jamais imaginé...

La Cfao l'envoie ensuite à Yaoundé comme responsable du département Structor. En 1987, il est approché par le concurrent Unilever-RW King qui lui fait le genre d'offre difficile à refuser, d'autant que la proposition lui permet de retourner à Douala où il a commencé sa vie professionnelle. Il est embauché comme chef du département Matco (Matériels de construction). Un an plus tard, Unilever décide de partir du Cameroun où sévit une grave crise et laisse l'entreprise aux nationaux. Les nouveaux dirigeants estiment que son engagement dans la presse est incompatible avec ses fonctions dans l'entreprise et lui demandent de d'arrêter sa collaboration avec Le Messager. Refus du néo-journaliste. Par mesure de rétorsion, il est affecté à Garoua. Nouveau refus, de regagner son poste.

C'est la rupture et Emmanuel Noubissie Ngankam franchit le pas. On le retrouve numéro 2 du Messager, comme Secrétaire général du Groupe Multimédia en gestation, après avoir décliné une offre à Camoa Air Liquide. Il a pour mission d'implémenter toutes les propositions qu'il faisait à Pius Njawé. Celle-ci est exaltante et il oublie sa volonté de retourner en entreprise.

Les deux hommes créent le Groupe multimédia Le Messager. Il rêve d'un grand groupe de presse comme on en voit dans le monde, avec un quotidien, une radio, une télé, un actionnariat pour porter financièrement le projet, constitué de la société des lecteurs, la société des rédacteurs, le club des amis du Messager... Il y avait des personnalités comme le Colonel Etondé, Célestin Bedzigui qui étaient les premiers membres du club des amis...

L'aventure tourne court avec Pius Njawé à cause des divergences sur la conduite du projet. La rupture est douloureuse. Mais ici, il a connu une nouvelle expérience exaltante qui l'a " structuré pour la vie ", confesse-t-il.

Dikalo, pour ceux qui ont quelque chose entre les oreilles

Le virus du journalisme désormais dans la peau, Emmanuel Noubissie Ngankam se lance dans une aventure carrément périlleuse. Mais, on l'a dit, c'est un homme des challenges. Il pense comme disent les Américains que le ciel est la seule limite : " The sky is the limit ". C'est d'ailleurs son message aux jeunes : " Ils doivent croire en leur possibilités. Ne pas se fixer de limite. Le ciel seul doit être leur limite. Cela est d'autant plus aujourd'hui qu'un enfant qui a un master en finances aujourd'hui est en concurrence avec le jeune chinois, coréen, américain, sud-africain, un sénégalais, un indien... La concurrence aujourd'hui est globale. "

Nous sommes en octobre 1991. Sans aucun répit, il se jette dans l'inconnu, avec son ami Thomas Eyoum a'Ntoh et l'aîné Jean Baptiste Sipa, tous de regrettée mémoire, ainsi que de jeunes loups assoiffés d'aventure. Il trouve le nom Dikalo, qui signifie la nouvelle en duala. Le journal voit le jour au milieu d'un grand tumulte, à la fois à cause des conditions de sa création et de la conjoncture politique. Il est confronté à l'austérité, mais surtout à l'hostilité à chaque instant. Le nouveau directeur de la publication tient bon. C'est dur, mais son envie de bien faire, sa volonté de relever de nouveaux challenges lui permettent d'avancer. Quatre énormes années au cours desquelles Dikalo s'inscrit en bonne place dans le paysage médiatique du pays se sont écoulées. Mais les ressources se font rares. La volonté seule ne suffit plus. Emmanuel Noubissie N. connaît des moments de doute, il essuie quelques revers, y compris au sein de sa famille. Il a entre ses mains, au-delà de ses responsabilités familiales, le destin de jeunes diplômés d'université qui l'ont suivi par passion. Il voulait accomplir ce qu'il n'avait pas pu faire au Messager.

Il tente de monter un partenariat avec le groupe Fadil et ensemble ils créent Emg (Equateur Média Group) autour de Dikalo, avec pour ambition de créer une entreprise de presse adossée sur un groupe industriel et financier. Mais du rêve à la réalité, il y a souvent un grand décalage. Et il négocie comme il peut, mais l'aventure ne prospère pas. L'équipe finit par se disperser et connaît des fortunes diverses.

L'épisode de Dikalo, mais au-delà, est pour M. Noubissie " une leçon de vie. Chaque étape compte. Elle permet de consolider ou bien de tracer la voie pour les étapes suivantes. La vie est une chaîne avec plusieurs maillons. Et comme on nous a appris en sciences physiques, la résistance d'une chaîne est égale à celle de son maillon le plus faible. Je fais tout pour que chaque maillon soit le plus fort possible. Et que chaque maillon me permette de constituer le maillon suivant pour que la chaîne soit la plus longue et la plus solide possible ".

Parallèlement à ses charges professionnelles, il continue de se former et de renforcer ses capacités. En 1994, il obtient un diplôme en Politiques et Réformes Economiques de l'Institut de Développement Economique de la Banque mondiale.

The divine connexion

En 1995, sa rencontre avec Michael Hackenbruch qui l'avait découvert à travers ses écrits, lui permet de rebondir à la Fondation allemande Friedrich Ebert, où il était déjà consultant externe du temps de Dikalo, puis interne comme responsable des programmes économiques et finalement comme représentant résident. Fait inédit et unique à ce jour, aucun non allemand n'a jamais dirigé la Fondation. Il est promu à ce poste à la faveur de la démission de l'ancien représentant résident, Michael Hackenbruch qui l'emmène avec lui à Bonn pour plaider sa cause. C'est ainsi que la Fondation Friedrich Ebert n'a pas été fermée au Cameroun. Le nouveau représentant résident remet la Fondation sur les rails. Grâce à son action de 1995 à 1998, la Fondation devient, dit-il, " une véritable vitrine de la coopération allemande au Cameroun ". Il constitue une base de données de plus de 30 consultants de haut vol dans les domaines politique, économique et social : Jean Marie Atangana Mebara, Christian Penda Ekoka, le ministre Etienne Ntsama, Edouard Koulla, (de regrettées mémoires), les Professeurs Ngango, Melone, Touna Mama, Tsafack, Tamba, etc. Une formidable boite à idées et de remue-méninges.

Dans le même temps, il crée l'Ajec (Association des journalistes économiques du Cameroun) qui est restée une référence de regroupements associatifs de la profession à ce jour.

La Fondation, de nouveau rayonnante, est remise entre les mains d'un Allemand en 1998. L'homme des challenges va relever un énième défi comme conseiller spécial du président du Gicam André Siaka et Dg du groupe Sabc. Pendant 3 ans, il contribue auprès du président Siaka et des autres membres influents du bureau à faire du Gicam une véritable institution qui contribuait à façonner la vie de la nation et pesait sur les grandes décisions économiques.

20 ans à la Banque mondiale

Mais déjà, un autre challenge l'attend à la Banque mondiale. Il y entre fin 2001. Un jour, Robert Lacey, le représentant résident de la Banque Mondiale à Yaoundé demande à le voir. Il lui suggère de postuler à un poste de chargé des opérations sur le projet du pipeline Tchad-Cameroun dans l'institution de Brettons Woods. La même suggestion lui avait déjà été faite par Mahomadou Diop, représentant résident de la Sfi, filiale de la Banque Mondiale. Emmanuel Noubissie N. ne se le fait pas dire une autre fois. C'est ainsi qu'après un processus concurrentiel, il entre à la Banque mondiale sur la base d'un contrat de deux ans. Il y restera finalement pendant 20 ans et sera tour à tour : 2005 - 2009 : Chargé Principal des Opérations du projet d'exploitation pétrolière et de pipeline Tchad-Cameroun ; 2009 - 2013 : Chargé Principal des Opérations et chef d'équipe opérationnelle pour le Projet d'assistance post-conflit (PAPC) en Côte d'Ivoire ; 2013 - 2016 : Représentant Résident de la Banque mondiale en Algérie ; 2016 - 2017 : Coordonnateur des programmes (Directeur-adjoint) pour le groupe de pays : Côte d'Ivoire, Bénin, Burkina Faso et Togo ; 2017 - 2020 : Coordonnateur des programmes (Directeur-adjoint) pour l'Afrique Australe : Afrique du Sud, Botswana, Eswatini, Lesotho, Namibie, Zambie, Zimbabwe.

Après 20 ans d'un parcours haletant dans les méandres de la Banque mondiale, Emmanuel Noubissie Ngankam a estimé l'heure de la retraite sonnée.

En 2020, il négocie deux ans avant terme son départ anticipé. Et depuis, il est retourné dans au Cameroun pour " contribuer par les idées au développement de son pays, par l'animation des débats économiques et surtout contribuer au développement de sa communauté à la base, en donnant quelque chose en retour à cette terre nourricière où reposent ses parents "...

A 65 ans, il compte partager sa vie entre ces activités intellectuelles et la Fondation Menkam Chieu Ngom pour le développement du capital humain, de son titre de notable du premier cercle de Fondjomekwet son village. Cette Fondation qu'il a créée a pour but de donner un peu plus de chance aux petits enfants, en contribuant à leur encadrement dans les domaines de l'éducation et de la santé et en promouvant des valeurs d'excellence.

En somme, de donner en retour un peu de ce qu'il doit à sa communauté : " To give back something ", comme disent les anglo-saxons.

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