Burkina Faso: Projecteur - Le pseudo comme déliaison entre l'auteur et l'œuvre

" Il est difficile d'être le fils de... " disent les enfants des célébrités mais ceci est aussi vrai des livres dont les pères sont des auteurs célèbres. Le poids du nom de l'auteur pèse sur l'œuvre et il entraîne parfois une grande injustice : on loue ou on cloue le livre sans l'avoir vraiment lu, juste parce que l'on confond l'écrivain et l'œuvre. Certains auteurs ont voulu combattre cette injustice en publiant sous pseudos.

Les lecteurs et même les critiques tombent facilement dans le piège de la facilité qui consiste à enfermer un auteur dans une case, dans un style, dans un horizon d'attente trop étroit. On décrète que tel auteur a tel style, on liste le nombre des thématiques qu'on lui assigne et c'est à partir de cette grille que l'on apprécie son œuvre. La critique a une clef, à l'auteur de façonner son œuvre de telle sorte qu'elle soit la serrure adaptée à la fameuse clef du critique.

On se rappelle d'Ahmadou Kourouma qui avait été célébré pour Les Soleils des Indépendances en 1970 pour le renouvellement de la langue française avec le greffon malinké et surtout pour la critique acerbe des indépendances. Lorsqu'il publie en 1990, Monnè, outrages et défis, son deuxième roman qui est très critique envers la colonisation dans une langue plus classique, la critique le boude. Ses romans qui suivront vont se recentrer sur la critique de l'Afrique contemporaine et creuser plus profondément la veine d'une langue française faite d'emprunts à malinké. De sorte que son œuvre est une variation sur le même thème et parfois s'installe une réécriture et un recyclage du premier roman.

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Quelques rares auteurs esquivent l'enfermement en diversifiant les langues de création. Ainsi Fernando Pessoa a construit une œuvre poétique en trois langues : anglais, espagnol et français. Une stratégie rare car elle n'est à la portée que des auteurs plurilingues qui ne sont malheureusement pas nombreux. Certains auteurs prisonniers de leur nom et gênés d'assumer la paternité de certains ouvrages dont ils présument de la faiblesse prennent des masques que sont les noms d'emprunts. Ainsi, Voltaire qui se pensait le pendant français de Shakespeare, a-t-il commis Candide ou de l'Optimisme sous le pseudonyme de Docteur Ralph. Henri Beyle connu sous le pseudo de Stendhal a utilisé plusieurs centaines de pseudonymes dans le souci de ne pas " se laisser deviner ".

Mais de tous les auteurs d'expression française, Romain Gary est celui qui a le plus difficilement vécu cette situation. Auteur d'une œuvre prolifique, au rythme parfois de deux œuvres par an, et protéiforme, avec des scenarios, des articles, des pièces de théâtre, il a très tôt connu la consécration littéraire : Education européenne décroche le prix de la Critique quand il a trente et un ans, et les Racines du ciel décroche le Prix Goncourt lorsqu'il en a quarante-quatre. C´est sans doute ce qui explique qu'il ait ressenti avec beaucoup plus de désarroi et de violence que la réputation d'un auteur constituait un écran dans la réception de ses œuvres.

En effet, s'étant rendu compte que l'on jugeait ses œuvres sans les lire, il va rééditer Les Couleurs du jour (1951) sous le titre Les Clowns lyriques (1979) et ni l'éditeur Gallimard ni la critique ne se rendra compte de la supercherie.

Est-ce cela qui le pousse à créer de toutes pièces l'auteur Emil Ajar endossé par son neveu Paul Pavlowitch ? Sous ce pseudo, La Vie devant soi décroche le Goncourt faisant de Romain Gary, le seul écrivain à avoir décroché deux fois cette haute distinction littéraire. Il publiera Gros câlin, Pseudo et l'Angoisse du Roi Salomon sous ce pseudo. Croyant que ce sont les textes d'un nouvel auteur, la critique et le lectorat le lisent sans écran et découvrent une écriture nouvelle sans parentèle avec celle de Gary. Ce qui est la preuve que si l'on oublie l'auteur, l'œuvre se libère de ce poids et se déploie dans sa plénitude.

Mais angoissé sans doute par la polémique qui naîtrait de la découverte de cette supercherie littéraire, Romain Gary met fin à ses jours en se tirant une balle dans la gorge.

Dans son œuvre posthume Vie et mort d'Emil Ajar où il révèle la supercherie, et explique pourquoi il a abusé le monde des Lettres, il écrit : " Je sentais qu'il y avait incompatibilité entre la notoriété, les poids et mesures selon lesquels on jugeait mon œuvre, la gueule qu'on m'avait faite et la nature même du livre ".

En fait, en se prenant une balle brûlante comme une abeille, il a du même coup flingué un pilier important de la réception de l'œuvre théorisée par Hans Robert Jauss, il s'agit de l'horizon d'attente du lecteur. Au prix de sa vie, il a montré que l'on devrait entrer dans l'œuvre démuni, sans outils et sans a priori.

Ainsi Romain Gary à l'instar de tous les auteurs qui écrivent sous pseudo espérant ne pas faire écran à l'œuvre appelait sans doute à une nouvelle écologie de la lecture. L'a-t-on entendu ?

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