Tunisie: Pages éclairées de l'histoire du mouvement national(7) - Heurs et malheurs du constitutionnalisme tunisien

22 Septembre 2022

Histoire d'une hétéronomie élitiste (1860-2022)

Pr. Mohamed Lotfi Chaibi*

" D'abord, c'est une évidence de déclarer que le monde islamo-méditerranéen moderne contemporain se définit par rapport à l'Occident, que ce soit pour ou contre, mais jamais sans l'Occident, et cela particulièrement à partir du début du XIXe siècle... "

Tlili (Bechir) : Problématique des processus de formation des faits nationaux et des idéologies nationalistes dans le monde islamo-méditerranéen de l'entre-deux-guerres (1919-1930). L'exemple de la Tunisie In Les Cahiers de Tunisie, n° 81-82, 1972, page 19.

Plus d'un siècle et demi nous sépare de la première Constitution tunisienne proclamée durant la période précoloniale (avril 1861) (1). D'aucuns la considèrent comme un signe marquant l'entrée de la Régence de Tunis dans les temps modernes (2). On a de cesse de rappeler que la contribution et la présence bien ancienne de la Tunisie dans l'histoire universelle sont intimement liées à son double rôle de verrou dans le bassin méditerranéen et de terre d'asile aux populations en errance pour faits de guerre politiques, religieux ou économiques. Fort bien ouverte aux influences de l'Occident et de l'Orient, la Tunisie logea un essaim de civilisations où se brassaient races et communautés diverses. Tunisie carrefour, Tunisie mosaïque, la terre du blé et de l'olivier attira à travers les interstices de sa géographie franchement accueillante une multitude d'apports historiques, certes féconds mais inégaux et pas toujours homogènes. Les quatre constitutions ayant balisé la vie politique de la Tunisie contemporaine, en l'occurrence celles de 1861, 1959, 2014 et la toute récente du 25 juillet 2022, se définissaient par rapport à l'Occident " que ce soit pour ou contre mais jamais sans lui ". Elles étaient le produit, la résultante d'un contexte marqué différemment et respectivement par l'expansion coloniale française en Afrique (3), la crise des leaderships nationalistes rivaux (Bourguibisme/Youssefisme) en interaction avec la politique française de décolonisation du Maghreb sous la double pression envahissante de "l'ami américain ", d'un côté, et de l'affirmation du tiers-monde et du non-alignement de l'autre (4), la globalisation et le grand jeu judéo-chrétien dans le monde arabo-musulman avec la montée du parti chrétien sioniste américain (5) et les prémices d'un nouvel ordre mondial qui ne finit pas de se remuer en Tunisie rimant avec une dialectique conservatisme américain / conservatisme tunisien révélée par les débuts de l'implosion du capitalisme historique (6).

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Les différentes élites engagées tout au long de ses quatre proclamations constitutionnelles portent la marque, le point de fixation de la situation politico-culturelle du pays ainsi que ses caractéristiques socioéconomiques. Si la première constitution se plaçait dans la période précoloniale, la seconde inaugura la République de Bourguiba tel deus ex machina (7) alors que les troisième et quatrième bien que survenues dans l'orbite de la globalisation, elles portent les deux facettes, les deux grands courants politico-culturels du mouvement de l'émancipation tunisienne : le libéralisme et le conservatisme, respectivement en interaction avecl'Occident modernité et l'Orient identité (8).

Le contexte précolonial de la Constitution de 1861

Déjà, les préconditions de la Constitution de 1861 n'avaient pas l'assentiment de Mohammed Bey (1855 - 1859) " imbu d'idées profondément traditionalistes " et le nouveau consul Léon Roches, nommé en 1855 comprit " que la réalité profonde de la politique impériale à Tunis différait parfois des apparences ou de l'expression qu'on lui donnait occasionnellement, que Paris jugeait la réforme chimérique à Tunis sinon dangereuse, cette réforme à " l'ottomane ", en l'occurrence le Khatti Houmayoum de 1856. L'intérêt de la France étant d'avoir à la frontière de l'Algérie un Etat faible, presque indépendant, mais pas tout à fait, et dépendant entièrement d'elle pour sa survie " (9).Parallèlement, l'idée de réforme gagna les lettrés Mahmoud Kabadou, Ahmed Ibn Abi Dhiaf, Général Hussein, Bayram V et notamment le ministre Khaireddine. Le Khatti Houmayoum de 1856 qui portait essentiellement sur les garanties accordées aux minorités chrétiennes de l'empire ottoman n'était pas adapté à la situation tunisienne et les deux consuls français Léon Roches et anglais Richard Wood devaient attendre les retombées d'"un incident fortuit, celui de l'affaire Batto Sfez, israélite tunisien, accusé d'avoir, étant ivre, insulté un musulman et blasphémé la religion musulmane (19 juin 1857), condamné à mort par le tribunal du Char' et exécuté (26 juin)" pour relancer le problème de la réforme (10). Le 9 août 1857, des incidents graves se produisirent à Tunis entre musulmans et israélites. Et la pression s'accentua sur le Bey s'il tentait de résister aux réformes demandées : la Grande-Bretagne menaçait d'interrompre ses relations avec le bey et éventuellement de faire le blocus des ports tunisiens. Léon Roches se rendit auprès du Bey et obtint de lui, le 3 septembre 1857 des engagements précis : 1- Admission des Israélites dans les tribunaux criminels ; 2- Egalité civile et religieuse entre tous les Tunisiens ; 3- Droits municipaux pour la communauté israélite ; 4- Institution de la conscription et du service militaire limité ; 5- Liberté absolue du commerce (abolition des fermes) ; 6 et 7 Droit pour les Européens " d'exercer toute espèce d'industrie " et de " posséder des immeubles en toute propriété ". Toutefois, concluait Roches, " au-dessus de toutes ces concessions doivent se placer des réformes qui en sont la garantie ; je veux parler d'une Constitution qui assure désormais aux sujets tunisiens... des droits et une liberté inconnus jusqu'ici... C'est là ce que je compte demander au bey " (11). Le mot est lâché et le processus de réforme du Pacte fondamental à la Constitution de 1861 ne fut pas moins imposé. Point de revendication d'ordre interne. Dès lors, il n'est plus admis au nom de la vérité historique de vanter outre mesure cette Constitution que ni le bey, ni le chef de file de l'opposition aux réformes, le cheikh Mohammed Bayram, et encore moins le pays réel, la Tunisie profonde (la révolte de Ali Ben Ghedhahem 1864 contre la Mejba et la Constitution) par rapport au pays légal (makhzen) nela désiraient (12). La participation tunisienne, quel qu'ait été le rôle de certains ministres réformateurs, fut réduite et la réglementation nouvelle sortit toute prête des dossiers de Roches et Wood (13). Pis, le soutien affiché de Roches au Pacte fondamental devient réticent suite à la place accordée au Foreign Office dans les réformes. " C'est la ruine de nos privilèges, la fin de notre prépondérance ", devait remarquer plus tard d'Estournelles de Constant, à propos de la Constitution de 1861.

Il est symptomatique de noter que l'élite tunisienne occidentalisée continue d'analyser sans mesure ni proportion, contre vents et marées " les soubresauts constitutionnels consécutifs à des conflits de prérogatives de pouvoir entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire " de 1861 à 2022 en omettant de les insérer et peser dans le processus d' " universalisme impérialiste " enclenché par la révolution de 1789 (14).

Le contexte de la tourmente identitaire de la Constitution de 1959

Aux antipodes de la Constitution précoloniale de 1861, celle proclamée en 1959 et élaborée au lendemain de l'indépendance porte la marque de la tourmente identitaire ayant couvert les débats de l'assemblée constituante (1956 - 1959) (15). Elle est la consécration d'une revendication politique bien ancienne prenant ses racines dans la fondation même du Destour : le parti libéral constitutionnaliste tunisien (14 mars 1920), ce parti qui connaîtra une scission opposant une aile libérale petite bourgeoisie à soutien populaire (artisans et commerçants / le sous-prolétariat : les " Zoufris ", " zouvriers ") menée par le Bureau politique ( Néo-Destour) et une aile conservatrice bourgeoise à soutien aussi populaire ( propriétaires fonciers, une grande partie des lettrés de la Zitouna et le prolétariat agricole) animée par la Commission exécutive (Vieux Destour) (1934 - 1938). Ces deux ailes ne cesseront de réclamer une Constitution pour le pays. Les mutations tant politiques, sociales qu'économiques aussi bien au triple niveau local, métropolitain qu'international firent émerger au lendemain de la Seconde Guerre mondiale deux forces majeures : l'une politique (Un Néo-Destour reconstitué et rénové sous la direction de Me Salah Ben Youssef : Congrès de la nuit du Destin, 22 août 1946 et Congrès Dar Slim 17 octobre 1948) et l'autre sociale (L'Ugtt sous la direction de Farhat Hached et la présidence honorifique du Cheikh Mohamed El Fadhel Ben Achour , 20 janvier 1946). Le Néo-Destour parvint à constituer un front national rassemblant les organisations nationales : l'Ugtt, l'Utica et la Fédération générale de l'agriculture sous son orbite, lequel front emportera haut la main les élections de l'Assemblée constituante du 8 avril 1956.

Bien qu'elle soit le corollaire de la politique de décolonisation française au Maghreb, aiguisant pour le cas tunisien la crise des leaderships nationalistes entre les deux leaders rivaux, le Sahélien Habib Bourguiba et le Sudiste Salah Ben Youssef, la solution de la tourmente identitaire s'est effectuée dans un contexte troublant et violent (16). Elle met en ligne de partage culturel deux élites disproportionnées en nombre et effet et diamétralement opposées quant aux choix géopolitiques : une élite revendiquant une tunisianité à forte connotation identitaire berbérophone optant pour la France et la francophonie dont l'Occident constitue le paradigme et le modèle ; l'autre faisant de sa personnalitéarabo-musulmane le ciment de sa référence identitaire, tout en considérant l'aire du Maghreb, comme étant l'aile occidentale du monde arabe, en phase de décolonisation, elle en fait son cheval de bataille dans le mouvement d'émancipation nationale et celui de l'instauration de l'Etat indépendant (17).

Cette composante conservatrice de l'élite fut déconsidérée avec dédain par l'aile moderniste occidentalisée du Néo-Destour fort soutenue par l'allié du jour : l'Ugtt.Réprimée, traquée à cause de son positionnement idéologique et identitaire arabo-musulman fort acquis à la thèse de Ben Youssef, elle ne put coexister longtemps et défendre son projet au sein de la république bourguibienne. Il est vrai que le leader Bourguiba passait maître en l'art de la manœuvre et de la diplomatie, alliant le bâton à la carotte, il parvint à venir à bout de cette composante de l'âme tunisienne braquée sur l'Orient arabe en mouvement depuis que l'Etat d'Israël s'y est implanté au détriment du peuple palestinien. L'Assemblée constituante élue en avril 1956 a bien consolidé le jeune Etat indépendant en lui élaborant une Constitution, proclamée en 1959, après avoir instauré la République en 1957 et put contenir l'opposition yousséfiste et le mécontentement zitounien et au besoin les neutraliser.

Bien des amendements ont marqué cette Constitution nationaliste de 1959, effectués sous le gouvernement Hedi Nouira (1970 - 1980) et le règne du Président Ben Ali (1987 - 2010). Ils ont concouru à la mise à jour des desiderata des deux premiers présidents de la République à se faire réélire en tant que "monarques présidentiels", une trentaine d'années pour Habib Bourguiba (1957 - 1987) interrompue par un coup d'Etat médical et 23 ans pour Zine Abidine Ben Ali (1987 - 2010) expirés par une fuite " théâtrale " menant à un exil bien protégé en Arabie Saoudite (18). En somme, la Constitution fut et le demeure une pâte à modeler à confectionner des lois au service du victorieux du jour, chef de l'exécutif dont les représentants de son parti dominant au sein du Parlement veillent au grain et usent et abusent de la protection de la loi démocratique. Dans l'ensemble, l'élite tunisienne a bien collaboré avec le régime politique fort régi par le Président Ben Ali. Toutefois, il faut bien préciser que toutes les oppositions déclarées ou secrètes au régime de Ben Ali (Ennahdha, Parti républicain, Mouwatinoun, Hizb Al Oummal, Watad, Hizb Al Baath... ) n'ont pu renverser la vapeur qu'après les révélations de Wikileaks (décembre 2010) sur " l'état mafieux du Président Ben Ali, de sa famille et de sa belle- famille الطرابلسية ", la révolte du pays profond (Sidi Bouzid, Kasserine... ) et le feu vert américain annoncé pour que sa feuille de route redessine la carte du monde arabe sous le sobriquet de " Printemps arabe " fort bien déclenché en Tunisie.

Le contexte de la globalisation et du grand jeu judéo-chrétien de la Constitution de 2014

La genèse et la longue et pénible gestation de la Constitution de 2014 renvoient à coup sûr aux déterminants du contexte interne et extérieur de la Tunisie de Ben Ali " atteinte de l'incurable maladie de la succession ", celle-là même qui surgit concomitamment avec l'échec de la politique de coopérativisation en 1969 et rongea l'élite politique ameutée autour du Président Bourguiba désarçonné par une psychose maniaco-dépressive (19) n'eut de cesse de marmonner : " C'est difficile de succéder à Bourguiba ".

Le Président Ben Ali fut aussi taraudé " par la maladie de la succession " depuis la naissance de son fils et ne put s'échapper à la tentation d'instaurer un régime politique successoral familial encouragé et soutenu il est vrai par le chef libyen Mouammar Gueddafi, sur la défensive depuis l'invasion de l'Irak et la chute du régime de Saddam Hussein.

Entamant la liquidation de la chose publique globalisation aidant, le Président Ben Ali devait une fois la besogne achevée laisser la magistrature suprême à qui de droit : vox populi (révolution) ou bien l'opposition démocratique. Washington et Paris surveillant de près l'évolution des évènements, entrèrent en jeu et imposèrent la seconde option. L'élection d'une Assemblée constituante dans une ambiance " révolutionnaire bon enfant " révèle la naissance d'un parti à connotation religieuse bien structuré et essaimé dans tout le territoire du pays : Ennahdha. Son corollaire nationaliste Nida Tounès, en dépit de la classe de grand manœuvrier de son fondateur, le Président Béji Caid Essebsi, donna lieu à un conglomérat d'" anciens syndicalistes, destouriens, militants démocrates et zélateurs aux couleurs diverses " qui s'effritera praxis durant. En face d'eux, une gauche désunie qui a cru un temps à son providentiel rassembleur, le charismatique, le martyr Chokry Belaid tombé sous les balles adverses " anonymes " qu'on ne finit pas d'examiner et l'origine et le commanditaire. Le parti " le Cœur de la Tunisie " (Qalb Tounès) des frères Karoui nanti d'argent blanchi recrute par voie de bienfaisance les laissés pour compte sociaux de la Tunisie "malmenée et traversée par les vents enivrants de la consommation tous azimuts " du libéralisme, ceux-là qu'on quantifie de " pauvres non intégrés " et s'allie à Ennahdha par voie d' "entente parlementaire " suggérée par les puissances étrangères .Seul, téméraire, jouant le héros, le parti destourien libre, enfant césarien du RCDtient la barre de l'opposition très haute : il est contre tous et rien. Les Tunisiens et Tunisiennes en ont souffert de ce simulacre de Constitution parlementaire توافقية de lobbies et d'intérêts sordides.

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