Rwanda: Au procès Kabuga, dans l'attente des témoins

Salle d'audience à la CPI

Près de 30 ans après le meurtre de quelque 800 000 civils au cours d'une campagne d'éradication de la minorité ethnique tutsie au Rwanda, l'homme accusé d'avoir financé l'achat d'armes et soutenu une station de radio qui diffusait la propagande génocidaire fait désormais face à la justice, à La Haye. Mais le rythme du procès de Félicien Kabuga, 87 ans, et son refus d'y assister, mettent le tribunal sous pression.

Félicien Kabuga, autrefois l'homme le plus riche du Rwanda et aujourd'hui sous la garde d'un tribunal des Nations unies, a refusé d'assister à l'ouverture de son procès pour génocide, les 29 et 30 septembre, en signe de protestation après que le tribunal ait refusé de l'autoriser à changer d'avocat.

L'ancien homme d'affaires est accusé d'avoir financé les Interahamwe, une milice qui a mené des attaques contre des civils, ainsi que la Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), la plus grande station de radio privée du pays à l'époque, qui a diffusé des incitations à la violence et au meurtre contre les Tutsis et opposants Hutus au Rwanda, pendant la guerre civile et les massacres de 1994. Il a été inculpé de six chefs d'accusation pour génocide, incitation à commettre un génocide et crimes contre l'humanité.

"Pour soutenir le génocide, Kabuga n'a pas eu besoin de brandir un fusil ou une machette à un barrage routier", déclare le procureur Rashid S. Rashid dans sa déclaration liminaire, le 29 septembre. Les procureurs allèguent que Kabuga a utilisé sa fortune colossale, acquise grâce à un amalgame d'entreprises allant du développement immobilier aux plantations de thé et de café, pour acheter des armes, payer des entraînements et financer la station de radio en faveur des extrémistes hutus.

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Émissions haineuses

Une grande partie de l'exposé de l'accusation porte sur le rôle de Kabuga en tant que président de la RTLM. La station de radio a été créée en 1993, ne programmant d'abord que quelques heures par jour. En 1994, la station émettait 24 heures sur 24, diffusant de la musique populaire aux côtés de programmes politiques, et se hissant au rang de principale station de radio privée du pays. "Elle s'est avérée follement populaire", déclare à la cour le procureur Rupert Elderkin. Selon lui, ses émissions sont devenues de plus en plus haineuses et ont fini par diffuser les noms et les adresses de Tutsis et de Hutus "modérés" - c'est-à-dire de politiciens hutus et de militants des droits de l'homme opposés à l'idéologie extrémiste du "Hutu Power" -, dirigeant vers leurs maisons des foules violentes qui ont souvent massacré des familles entières à la machette.

L'acte d'accusation relie également Kabuga aux Interahamwe, l'aile jeunesse du parti présidentiel MRND qui a été transformée en organisation paramilitaire. Cette milice est considérée comme l'un des principaux responsables du génocide de 1994 contre les Tutsis. Deux de ses dirigeants nationaux ont été condamnés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), le tribunal des Nations unies créé pour poursuivre les crimes graves commis en 1994 au Rwanda, tandis que quelques autres sont devenus les principaux informateurs du bureau du procureur du TPIR.

Les procureurs affirment que Kabuga a acheté des armes aux Interahamwe, qu'il a importées dans le pays en violation de la loi rwandaise, et qu'il a financé leur entraînement. Par son soutien, Kabuga a apporté des "contributions substantielles et intentionnelles" au génocide, déclare Rashid.

"On nous raconte un récit schématique"

Le 30 septembre, la défense a répliqué, estimant non fondées les affirmations des procureurs et affirmant que l'acte d'accusation n'était qu'une série d'allégations sans lien entre elles et sans récit cohérent. "On nous raconte un récit schématique, éloigné de toute réalité", déclare l'avocat Emmanuel Altit aux juges.

Dov Jacobs, autre membre de l'équipe juridique de Kabuga, qualifie les preuves contre son client de "faibles et défectueuses" et critique l'accusation pour ne s'être appuyée que sur quelques sources autoréférentielles. Jacobs affirme ainsi que, dans une section de la preuve du procureur, la moitié des notes de bas de page font référence à une seule source.

Selon la défense, Kabuga était simplement un homme d'affaires pris dans la violence imprévisible d'un conflit communautaire. Altit décrit l'ascension de Kabuga vers la richesse et le pouvoir, celle d'un fils de fermiers analphabètes qui a appris à lire tout seul pour devenir vendeur de sel puis homme d'affaires avec des intérêts dans l'immobilier, l'agriculture et la logistique, attribuant son succès à l'intelligence et à la perspicacité de Kabuga.

Selon Altit, Kabuga n'avait par ailleurs aucun contrôle éditorial sur la station de radio. Il admet qu'il y avait une certaine rhétorique extrémiste dans ses émissions mais affirme que la station diffusait surtout de la musique et incluait des débats de journalistes de tous bords. (Le TPIR a condamné l'ancien directeur de la RTLM, un de ses animateurs et un autre membre du comité directeur de la radio pour génocide et incitation au génocide, établissant que la RTLM avait diffusé des appels à la violence et au meurtre du 6 avril à juillet 1994).

L'avocat français souligne que la femme de Kabuga était d'origine mixte hutue et tutsie. "Pourquoi Félicien Kabuga, respecté par tous, respecté par les Hutus et les Tutsis, se comporterait-il de telle manière qu'il mettrait toutes ses entreprises et sa famille en danger ?" interroge Altit.

Une cavale de plus de vingt ans

Kabuga était le dernier suspect majeur du TPIR encore en liberté. "C'est un jour très important pour les victimes", déclare le procureur général Serge Brammertz aux journalistes, après l'audience d'ouverture du procès. Quatre autres mandats d'arrêt du TPIR sont encore en suspens et, selon Brammertz, quelque 1 200 suspects sont toujours en liberté et recherchés par le Rwanda. Mais aucun n'a la notoriété de Kabuga en tant que l'un des principaux facilitateurs présumés du génocide.

Le procès se déroule devant le Mécanisme international résiduel pour les tribunaux pénaux, également appelé "le Mécanisme", qui a pris le relais du TPIR après sa fermeture en 2016. Il se tient dans l'ancien bâtiment du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, qui a également transféré le restant de ses tâches au Mécanisme, après sa fermeture en 2017.

La police a trouvé Kabuga en 2020, caché dans un appartement de la banlieue parisienne. Les enquêteurs ont expliqué qu'il avait été aidé par sa famille et qu'il vivait sous un faux nom. Il avait fui le Rwanda peu avant la prise de Kigali, la capitale du pays, par la rébellion du Front patriotique rwandais, dominée par les Tutsis et qui est au pouvoir depuis lors. Kabuga s'est vu refuser l'asile en Suisse en 1995 avant de disparaître des radars. Il a été inculpé par le TPIR en 1997.

Une santé défaillante

Selon l'acte d'accusation, Kabuga a 86 ou 87 ans, bien qu'il affirme en avoir 89. Les médecins s'accordent à dire qu'il est en mauvaise santé. Il était initialement prévu qu'il soit envoyé à Arusha, en Tanzanie, où le TPIR avait son siège et où le Mécanisme a une partie de son siège, mais les experts médicaux ont estimé que le transfert serait trop difficile dans son état. Ils ont toutefois convenu qu'il était capable d'être jugé.

Par égard pour sa santé, le tribunal a accepté de limiter la procédure à deux heures par jour, trois jours par semaine. Avec seulement six heures hebdomadaires disponibles, le procès devrait progresser lentement. "Le temps est essentiel ici, nous espérons donc que ce procès pourra se dérouler aussi vite que possible", assure Brammetz.

Compte tenu des limites du calendrier du procès, le procureur général s'attend à ce que les présentations de l'accusation durent jusqu'au printemps 2023 et prédit que la défense poursuivra probablement jusqu'à l'été.

Controverse sur l'avocat de la défense

En janvier 2021, Altit a déposé une requête auprès du tribunal pour être remplacé en tant qu'avocat de la défense. Il a été désigné comme l'avocat de Kabuga, mais, selon la requête, il existe "des points de vue divergents entre Kabuga et l'équipe de défense sur la façon dont l'affaire devrait être menée".

Notre Correspondante À La Haye

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