Tunisie: Intégration socioéconomique | Quartiers populaires - Pour une politique républicaine de la ville

10 Octobre 2022

Par Mohamed Ali Ragoubi, géographe-urbaniste et porte-parole de la Fédération nationale des urbanistes tunisiens

Dans un contexte de crise économique qui s'installe dans la durée, les couches sociales vulnérables expriment périodiquement des revendications légitimes d'ordre économique et social. Face à cette réalité, les pouvoirs publics en Tunisie sont appelés à se montrer réactifs et capables de redéfinir une politique de la ville à même d'intégrer les quartiers en difficulté dans leur environnement économique et social et de garantir une promotion sociale équitable à tous les citoyens quelles que soient leurs conditions de départ.

Nous faisons appel au gouvernement tunisien d'adopter une vraie politique d'intégration socioéconomique et de mise en cohérence paysagère et urbaine dans tous les quartiers de Tunisie, et ce, afin de protéger la cohésion sociale et de garantir les droits économiques, sociaux, civiques et environnementaux pour tous !

En tant qu'urbaniste, nous essayerons d'évaluer l'action publique relevant de la politique de la ville et de comprendre les raisons de l'enfermement et les logiques de marginalisation des quartiers, mais surtout de proposer des mesures techniques et juridico-politiques rationnelles et réalisables.

Une politique de la ville longtemps réduite au désenclavement et aux équipements techniques de première nécessité !

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Les quartiers populaires sont une grande problématique au sein du paysage urbain tunisien. Ils demeurent malgré toutes les actions publiques et les efforts de requalification dans un état de sous-développement chronique et où le sentiment des jeunes et des moins jeunes atteint, en temps de crise, le paroxysme du désespoir. Ces quartiers sont des formations socio-spatiales où le caractère urbain est aléatoire et où la crise sociale et économique et le désordre sévissent depuis toujours.

Si l'Etat a laissé faire ces discontinuités socio-paysagères dans le continuum urbain au sens global du terme, c'est-à-dire aussi bien au niveau de la composante urbanistique que sociologique et économique, il s'est partiellement rattrapé en instaurant des programmes successifs d'urbanisme opérationnel avec le concours du ministère de l'Equipement, de l'Agence de rénovation et de réhabilitation urbaine, de l'Agence foncière d'habitation et de l'Office national de l'assainissement.

Visant a priori l'intégration de la population dans l'ensemble de l'aire urbaine encadrée et contrôlée, toutes les actions publiques ont visiblement échoué à le faire. Cette incapacité s'explique essentiellement par le poids démographique et l'étendue spatiale de ces quartiers, ce qui fait que l'allocation budgétaire demeure insuffisante et rend la tâche de la régularisation et de la mise à niveau de ces larges pans de la ville, une affaire très difficile.

Dans une logique curative et de contrôle sécuritaire visant à équiper ces espaces avec des routes asphaltées, des réseaux divers dont l'éclairage nocturne ainsi que des travaux de protection contre les inondations urbaines ; les composantes paysagère, économique et sociale ont été toujours le parent pauvre de cette politique.

En l'absence d'une politique de la ville qui englobe la totalité des éléments indispensables à la création d'une dynamique de transition sociétale et économique dans ces espaces en difficulté, on ne fait que retarder leur intégration réelle à la vie urbaine encadrée de la république. Il ne faut pas continuer dans la politique parcellaire et de saupoudrage actuelle, car il ne s'agit pas de gaspiller l'argent du contribuable en plus des emprunts internes et externes qui vont encore alourdir la dette publique, sans qu'on arrive à en finir avec les défaillances structurelles dans ces quartiers, qui auraient pu être résorbées, ne serait-ce-que partiellement, il y a au moins vingt ans quand l'économie nationale se portait mieux! Il faut rappeler qu'une bonne partie de la politique de la ville tunisienne se fait dans le cadre de la coopération internationale, ce qui est une forme de dépendance en amont des projets concernés (financement et sélection des projets), bien que la partie tunisienne soit sollicitée à plusieurs niveaux (études et réalisations), ceci mériterait de repenser le modèle de gouvernance actuel vers plus d'intégration dans la chaîne décisionnelle, notamment financière par le biais d'une réforme budgétaire et fiscale.

Sociologie politique rebelle et déploiement spatial de la contestation sociale à gradient d'enfermement !

En fait les événements répétitifs vécus pendant la révolution et jusqu'à aujourd'hui prouvent que l'effort consenti n'a pas été suffisant pour éradiquer la pauvreté (chômage, emploi précaire) en plus de son corollaire économique qu'est le secteur informel et la contrebande et surtout la violence urbaine (crimes, émeutes et terrorisme) en plus de la migration clandestine dans laquelle se spécialisent les jeunes des quartiers. Il est facile à cet égard de voir jusqu'à quel point la tension et le paysage urbain désorganisé sont superposables, et ce, dans toutes les villes tunisiennes.

Le déséquilibre en matière de développement entre les villes des différentes régions et parmi les quartiers de la même ville a produit automatiquement un penchant protestataire légitimé et qui se propage facilement à chaque révolte, le long des territoires urbains, à cause de la solidarité presque instinctive des couches déshéritées qui s'entre-identifient dans l'incapacité économique et par les traits semblables du paysage urbain imparfait dans lequel elles "évoluent".

Cette similitude projetée sur le territoire national peut nous être d'une grande utilité pour la compréhension du déploiement spatial de la contestation des formes d'injustice économique et sociale. Beaucoup vont dire que les grands mouvements de protestation à caractère économique partaient toujours depuis les quartiers populaires des grandes agglomérations, ceci demeure vrai sans qu'il soit ici question de le relativiser, car le cas tunisien est intrigant, sachant que ce sont les grands quartiers des grandes villes qui ont récupéré la colère des quartiers des villes de l'intérieur. Dans les faits, la révolution de 2011, qui était un mouvement majeur dans l'histoire du pays, était partie des quartiers populaires des villes les moins développées démo-économiquement, essentiellement Kasserine et Sidi Bouzid, où l'effort de développement par l'investissement public était très faible et où les quartiers populaires l'emportent en matière de poids aussi bien démographique que spatial avec une structure sociale homogame, quasi-tribale et peu évolutive.

Une des explications possibles, c'est que, dans ces villes, le quartier populaire demeure encore dans sa forme solidaire et sert de marqueur sociologique très fort, où l'on cultive l'esprit collectif protecteur et patriarcal des habitants attachés à la liberté et refusant tout encadrement pratiqué de l'extérieur sur leur groupe anthropologique homogène. Si les quartiers des régions de l'intérieur demeurent autarciques vis-à-vis de la ville contrôlée, c'est qu'ils ne sont pas intégrés à l'économie officielle et comptabilisée. Ils ont créé une "république parallèle" et se sont mis en relation dans des réseaux invisibles, à la marge de ceux tracés par les technocrates de l'administration, mettant ainsi en défaillance chronique le système d'encadrement total souhaité.

Ces espaces répondent aux caractéristiques qui font généralement d'une formation socio-spatiale autoproduite, un quartier-village tel que défini par Grafmeyer en 1994 : une homogénéité des peuplements et des modes de vie ; une forte identification à un petit territoire regroupant l'essentiel des relations de sociabilité ; une existence centrée sur l'environnement humain du quartier plus que sur la maison et une densité des interconnaissances dans un espace local où se déploient d'efficaces réseaux d'entraide qui sont aussi des instruments de contrôle social du voisinage.

Cycle vicieux de marginalisation géographique et institutionnelle!

En effet, si nous sommes en Tunisie face à une double concentration spatiale de l'économie : la capitale et les grandes villes de la côte face au reste du territoire ; cette double agrégation de la population et de la richesse est à la base des disparités au sein même des villes les plus développées et dans le reste du territoire, puisque la majeure partie des habitants de ces quartiers est issue des régions de l'intérieur du pays en plus des citadins déshérités. Le même phénomène se reproduit dans les villes de l'intérieur du pays entre les capitales régionales et les villes chefs-lieux et leurs territoires d'influence, tout en étant soumis/es à la prédation économique et sociale de la côte et de la capitale. Si la croissance démographique suit géographiquement la croissance économique, cela va créer une surcroissance de l'urbanisation dans les grandes villes et imposera de fait un investissement social urbain (une politique appropriée de la ville) important dans les espaces-hôtes, ce qui n'a pas été prévu à temps.

Avec une économie peu organisée et fonctionnellement désarticulée n'intégrant pas la totalité de la population, une partie de la société a produit inéluctablement une tendance lourde vers une économie appelée de la débrouille, qui est sous-structurée et qui était forcément suivie par la création d'un paysage urbain déséquilibré. La politique économique n'a pas été suffisamment structurée autour de la question territoriale et urbaine et on n'a pas réussi à installer des contre-tendances volontaristes qui corrigeraient la tendance inégalitariste actuelle. La seule assistance ponctuelle, aussi bien dans le temps que dans l'espace, n'a rien changé au paysage urbain désarticulé, ni aux conditions économiques et sociales dans lesquelles vit encore une partie de la population tunisienne.

Les jeunes de ces quartiers sont devenus le bois de charbon d'une lutte de classes longtemps camouflée par le discours policé des serviteurs de l'ordre établi. S'ils ne tombent pas dans la délinquance (larcins, crimes individuels et organisés), ils seront récupérés par le secteur informel et la contrebande, pour ceux qui veulent gagner dignement leurs vies, les travaux les plus pénibles leur sont réservés exclusivement. Les éléments, qui échappent à ce destin par le biais d'une promotion sociale devenue hasardeuse avec la crise de l'enseignement public (100.000 décrochages scolaires par an dans les milieux pauvres depuis 2011), sont obligés de rattraper leurs semblables des couches moyennes, et en cherchant à se trouver une nouvelle identité sociale, ils quittent leurs quartiers et investissent ailleurs dans les grandes villes de la côte en général où le retour sur investissement est plus garanti. La migration interne explique entre autres ce phénomène : des régions entières ont réalisé un taux de croissance démographique négatif durant les dernières décennies (cas de Jendouba et de Béja au nord-ouest de la Tunisie et de Kasserine au centre-ouest).

Pour une politique républicaine et intégrée de la ville

L'écart entre, d'une part, la politique officielle de la garantie du droit à la ville et, d'autre part, les revendications de la population concernée de la somme des droits économique, sociaux, environnementaux et civiques explique l'incompatibilité entre le fonctionnement du système officiel et le monde désiré par les citoyens notamment des quartiers !

La politique de la ville est censée répondre à deux ambitions fortes : la réduction des écarts de développement entre les quartiers défavorisés et leurs villes hôtes et l'amélioration des conditions de vie de leurs habitants, en luttant notamment contre toute forme de discrimination.

A l'opposé de la démarche actuelle, qui se limite à une logique partielle de travaux publics (route, éclairage et assainissement, etc.), il est indispensable d'élargir les réalisations vers tous les secteurs des services publics : éducation, santé, transport... en plus des droits économiques et sociaux : emploi, logement et environnementaux: cadre de vie...

Ainsi, les domaines d'actions prioritaires d'une vraie politique de la ville devraient porter sur : l'éducation et la petite enfance, le logement et le cadre de vie, l'emploi et l'insertion professionnelle, le renforcement du lien social, la sécurité et la prévention de la délinquance. La politique de la ville est par essence interministérielle car elle mobilise l'ensemble des politiques de droit commun et des services publics. Elle devrait disposer aussi de moyens d'intervention spécifiques pour répondre à l'ensemble des difficultés que rencontrent les habitants des quartiers défavorisés.

Pour garantir une intervention efficace, il est préférable de définir une géographie prioritaire clairement délimitée, et de mobiliser les acteurs publics dans le contexte d'une gouvernance à l'échelle communale et intercommunale selon le cas, autour des "conventions de ville obligeantes" couvrant les volets urbain et social, sur des actions priorisées : activité économique, emploi, cohésion sociale et amélioration du cadre de vie et sur un renforcement de la participation des habitants, avec la mise en place de conseils citoyens tirés au sort ou élus qui soient encadrés par des animateurs de préférence urbanistes diplômés associés à des sociologues de l'urbain.

En se basant sur une logique partenariale, l'intervention des pouvoirs publics dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville devrait être formalisée dans un contrat de ville. Chaque contrat de ville s'inscrit, pour une période de développement quinquennal en cohérence avec la politique de planification en vigueur du pays, dans une démarche intégrée qui tient compte des enjeux de développement économique, de développement urbain et social.

Tout contrat de ville doit reposer sur trois axes, à savoir :

Premièrement, la cohésion sociale, en prévoyant des mesures de soutien aux associations et aux équipements sociaux, culturels ou sportifs pour favoriser le lien social sur le territoire.

Deuxièmement, le cadre de vie et le renouvellement urbain: en concevant tout un programme, la réhabilitation ou la reconstruction de logements sociaux, le soutien aux copropriétés et l'accession à la propriété, la réalisation d'équipements collectifs et le développement de l'attractivité des quartiers.

Et troisièmement, le développement économique et l'emploi : en mobilisant les dispositifs du service public de l'emploi pour faciliter l'insertion professionnelle des habitants des quartiers. Si la tâche semble difficile, il est urgent de la commencer quand même.

Pour ce faire, nous estimons qu'appliquer les orientations sus-indiquées dans une approche globale des problèmes urbains nécessiterait la promulgation d'une loi de réorganisation urbaine, de mise à niveau économique et d'intégration totale des quartiers, qui servira de socle juridico-institutionnel pour l'intervention des pouvoir publics.

Cette loi permettra de définir les degrés de priorité des différents investissements et actions, comme elle permettra d'intervenir dans toute la ville, là où il y a une situation de sous-intégration alarmante !

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