Sénégal: Abebe Aemro Sélassié, Directeur du département Afrique du FMI - "Les quatre priorités pour protéger l'Afrique contre le pire de la crise"

21 Octobre 2022
interview

C'est un paquet consistant de mesures que le Directeur Afrique du Fonds monétaire international (Fmi) propose aux pays africains pour atténuer la crise mondiale actuelle. " Dans le contexte actuel et devant le peu d'options qui s'offrent à eux, de nombreux pays sont sur la corde raide ", constate Abebe Aemro Sélassié dans cette interview avec le quotidien " Le Soleil ".

Après la crise de la Covid-19, les effets de la guerre entre l'Ukraine et la Russie n'ont pas épargné les pays africains. Est-ce que cela préfigure, selon vous, des jours sombres pour les économies africaines ?

Nous vivons assurément des temps difficiles. Il y a six mois à peine, alors que nous étions aux prises avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous avons mis en garde quant à l'incertitude à venir et les risques mondiaux. Malheureusement, bon nombre de ces risques se sont concrétisés. En outre, les bouleversements récents s'ajoutent à une série de chocs qui se sont produits ces dernières années et ont tous réduit les marges d'action des pays de la région. L'augmentation des prix des produits alimentaires et de l'énergie pénalise les populations les plus vulnérables de la région. La dette publique a atteint des niveaux observés pour la dernière fois au début des années 2000 et les taux d'inflation sont préoccupants.

À plus long terme, je garde confiance dans la résilience, la créativité et le potentiel de la région. Cependant, comme nous le soulignions dans nos dernières Perspectives économiques régionales, dans le contexte actuel et devant le peu d'options qui s'offrent à eux, de nombreux pays sont sur la corde raide.

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Comment atténuer le choc ?

L'inflation mondiale est plus élevée et plus persistante que prévu ; d'où une augmentation globale du coût de la vie pour la plupart des ménages du monde et un resserrement général des politiques monétaires. En outre, les cours mondiaux des prix des matières premières sont de plus en plus volatils, tandis que les effets de la pandémie de la Covdi-19 continuent à peser sur l'activité économique.

Cette contraction de l'activité mondiale a porté un coup d'arrêt à une reprise naissante en Afrique subsaharienne. Nous anticipons un ralentissement sensible de la croissance qui passerait de 4,7 % en 2021 à 3,6 % cette année. Par la suite, elle devrait rester faible en 2023, à seulement 3,7 % en moyenne.

Que faire ? Dans l'optique de protéger la région contre le pire de la crise, nous distinguons quatre priorités principales. La première est de remédier à l'insécurité alimentaire afin de protéger les populations les plus vulnérables, en privilégiant l'acheminement des maigres ressources disponibles vers les personnes qui en ont le plus besoin.

Ensuite, les autorités devront continuer à consolider les finances publiques face au durcissement des conditions de financement. Pour ce faire, il faudra continuer à accroître les recettes publiques, mettre davantage l'accent sur les dépenses essentielles, améliorer l'efficience et gérer la dette, de façon prudente, dans des cadres budgétaires à moyen terme crédibles.

Les autorités devraient prendre des mesures pour maîtriser l'inflation en relevant les taux d'intérêt, de manière prudente et progressive, et en prenant soin de ne pas mettre en péril la reprise économique ou de nuire à la crédibilité à plus long terme.

Enfin, les dirigeants devraient continuer à créer les conditions d'une croissance de qualité, et ce, dans un contexte d'accélération du changement climatique. Il est indispensable d'investir dans des infrastructures résilientes et vertes, notamment pour exploiter les abondantes ressources de la région en énergies renouvelables.

Pour réduire l'inflation, les banques centrales relèvent leurs taux d'intérêt. Comment, en même temps, peut-on stimuler la croissance ?

Les banques centrales des pays d'Afrique subsaharienne doivent opérer un arbitrage de plus en plus délicat. En relevant leurs taux pour maîtriser l'inflation, elles risquent d'étouffer le crédit pour réaliser des investissements indispensables, de comprimer l'activité et de réduire les revenus. Or le ralentissement mondial pèse sur la demande. Par conséquent, les banques centrales qui cherchent à relever leurs taux doivent faire preuve de prudence aussi parce que les pressions exercées par la demande intérieure ne sont pas un important facteur d'inflation pour le moment. Elles doivent également ne pas se montrer complaisantes et se tenir prêtes à agir avec détermination. Dans les pays où la politique monétaire manque de crédibilité, les pressions de demande intérieure sont vives, l'inflation très élevée ou la monnaie se déprécie rapidement. Les pressions inflationnistes peuvent vite devenir intenables lorsque les prix à l'importation et les prévisions de prix augmentent brusquement. La coordination des politiques économiques est utile. La consolidation budgétaire est à envisager dans les pays qui mènent une politique trop accommodante. Des relèvements des taux couplés à une dépréciation de la monnaie peuvent y aider. Les dirigeants doivent aussi éviter toute précipitation, faire preuve de constance et surveiller attentivement l'évolution de l'inflation au cours des prochains mois.

Dans quel sens l'appréciation du dollar influe-t-elle sur l'encours de la dette extérieure des pays africains ?

Les fluctuations des taux de change sont effectivement importantes, car une partie de la dette des pays d'Afrique subsaharienne est libellée en devises. Ainsi, en cas d'appréciation du dollar, la valeur de la dette libellée en dollar augmente quand elle est exprimée en monnaie nationale. Cela entraîne un alourdissement de la dette. Cependant, sur la base des informations disponibles, nous n'avons pas constaté un impact très prononcé de la dépréciation actuelle. Cela s'explique principalement par trois facteurs : environ la moitié de la dette publique de la région est d'origine extérieure et une part nettement plus faible de la dette non concessionnelle totale est, en fait, libellée en dollar. Plus particulièrement, les euro-obligations non concessionnelles ne représentent que quelque 20 % de la dette extérieure et la valeur d'environ 90 % des euro-obligations en circulation est libellée en dollar. Dans certains pays, la dette extérieure n'est pas totalement libellée en dollar. Au Sénégal, par exemple, plus de la moitié du montant des euro-obligations en circulation est libellé en dollar alors que le reste l'est en euro. Enfin, certains pays de la région ont connu une forte appréciation nominale de leur monnaie locale par rapport au dollar en raison d'une hausse des entrées de devises découlant d'un accroissement des exportations de produits de base et ont vu leur ratio dette/Pib diminuer.

Serait-il légitime d'affirmer que cette crise est l'occasion pour les pays africains d'améliorer leurs politiques de l'offre et d'accroître leur productivité afin d'amortir les chocs exogènes ?

Cette crise ouvre la possibilité d'engager des réformes transformatrices en vue d'enregistrer une croissance économique vigoureuse et inclusive, soutenue par un climat des affaires propice à l'investissement. Cela passera par l'ouverture des marchés à la concurrence, par une fourniture d'électricité plus fiable ainsi que par d'autres réformes globales, dont un élargissement de l'inclusion financière et un renforcement de l'intégration aux marchés internationaux. Investir dans la connectivité et l'éducation, y compris dans la maîtrise des outils numériques, peut contribuer à mettre l'outil technologique au service d'économies plus inclusives.

Plus précisément, étant donné les récents chocs exogènes sur les prix mondiaux et leurs effets sur la sécurité alimentaire, la région doit protéger sa production et sa distribution de denrées alimentaires, y compris contre de fréquents chocs climatiques. Cela peut commencer par des investissements publics dans des infrastructures résilientes au changement climatique, dans l'irrigation, par exemple ; ce qui peut non seulement créer des emplois, mais aussi attirer des investissements privés. La proportion de terres arables et les rendements céréaliers sont faibles par rapport à d'autres régions du monde, si bien que même des investissements modestes dans des améliorations peuvent avoir un impact considérable sur les approvisionnements alimentaires.

Les outils numériques jouent aussi un rôle primordial. Ils permettent aux agriculteurs de bénéficier de systèmes d'alerte rapide et d'accéder à des services bancaires mobiles, ainsi qu'à des plateformes d'achat d'engrais et de semences ou de vente de produits qui aident à mettre en contact petits producteurs et grands distributeurs.

Les transferts monétaires à caractère social qui sont ciblés et couvrent une large partie de la population aident les bénéficiaires à acheter de la nourriture et à reconstruire après un phénomène météorologique violent. Ils peuvent aussi aider les familles et les petites entreprises à investir dans des équipements et des technologies qui renforcent leur résilience. En permettant aux bénéficiaires d'utiliser cette aide selon leurs besoins, ces transferts monétaires sont plus efficaces que les subventions à l'agriculture pour réduire les inégalités.

L'accès au financement des marchés privés peut jouer un rôle similaire à celui de l'aide sociale. Pour augmenter ces ressources, il est nécessaire de développer les marchés financiers ; ce qui peut prendre du temps. En attendant, les personnes qui n'ont pas accès aux services bancaires peuvent obtenir un crédit auprès d'institutions de microfinancement ou de partenariats public-privé.

Une plus grande intégration commerciale dans la région et des infrastructures de transport résilientes pourrait encore améliorer l'accessibilité physique et économique des denrées alimentaires. La libéralisation des échanges commerciaux et la diversification des importations ont le potentiel de contribuer à stabiliser l'offre et les prix des denrées alimentaires dans la région. L'accès à des marchés plus vastes pourrait inciter à investir dans des réseaux de production agricole et des chaînes de valeur. Cela pourrait aussi aider à diffuser les connaissances (sur les méthodes de plantation de cultures résistantes à la sécheresse, par exemple), et à stimuler la concurrence. L'accord portant création de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), signé par 54 pays et couvrant la plupart des biens et services, est une initiative concrète qui va dans ce sens.

En attendant, pour remédier à la crise alimentaire urgente et exploiter le futur potentiel de la région, la communauté internationale a aussi un rôle important à jouer. Le Fmi collabore avec les pays pour relever des défis structurels à long terme comme le changement climatique, notamment via le nouveau fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité, qui octroiera des financements à un coût modéré pour tenter de résoudre ces problèmes. À plus long terme, le financement et l'investissement climatiques seront indispensables pour que la région améliore sa productivité et élabore un programme de sécurité alimentaire à même de s'adapter à l'évolution de l'environnement, aux contraintes financières et aux obstacles dans la transition écologique.

Existe-t-il un risque élevé qu'une autre crise de la dette survienne dans certains pays du continent ?

La vulnérabilité liée à la dette est grande et les indicateurs d'endettement de nombreux pays font apparaître des risques ou une forte probabilité de difficultés. La hausse des taux d'intérêt mondiaux et les perturbations sur les marchés financiers aggravent les problèmes ; d'où un assèchement des financements sur les marchés internationaux pour l'Afrique subsaharienne. On ne peut cependant pas parler de crise de la dette généralisée, et le poids de la dette est moindre par rapport à la situation qui a déclenché l'initiative en faveur des pays pauvres très endettés il y a des années. La situation varie aussi d'un pays à l'autre. Quelques pays ont atteint un stade critique et ont dû engager des discussions avec leurs créanciers. Comme toujours, cela s'explique par une conjugaison de facteurs externes et par des carences dans les différents pays. Ces situations doivent être étudiées au cas par cas.

En réalité, de nombreux pays de la région prennent leurs problèmes d'endettement à bras-le-corps. La nécessité d'accroître les recettes intérieures fait consensus, les pays échangent avec les partenaires au développement pour répondre aux besoins urgents, les marchés de la dette intérieure sont une source de financement de plus en plus importante dans toute la région. Le Fmi appuie les efforts déployés par les pays. On dénombre 18 programmes actifs du Fmi (ainsi que quatre accords de précaution ou programmes de référence) dans la région qui peuvent aider à mobiliser des financements et à soutenir la stabilité macroéconomique. Quelques autres sont annoncés. L'avenir de la région joue un rôle déterminant pour l'économie mondiale et les pays d'Afrique subsaharienne ont besoin de financements pour leur développement. La communauté internationale et les marchés financiers devraient rester pleinement mobilisés, pays par pays. Lorsque la dette n'est pas viable, des solutions existent pour y remédier, par exemple, via le cadre commun du G20. Toutefois, pour la majorité des pays, la priorité est de stimuler la reprise et de veiller à ce que les difficultés de financement actuelles n'étouffent pas le futur potentiel. Il ne faut pas confondre les problèmes de liquidité rencontrés par de nombreux pays avec une situation d'endettement non viable pour tous.

Le Président Macky Sall a réitéré la promesse de réallocation de Droits de tirage spéciaux (Dts) en faveur des pays africains. Comment expliquer le retard accusé ?

Le résumé par la présidence du G20 de la troisième réunion des Ministres des Finances et des Gouverneurs des banques centrales du G20, qui s'est tenue à Bali, les 15 et 16 juillet 2022, a pris acte de promesses d'un montant de 73 milliards de dollars sous forme d'une réaffectation volontaire de Droits de tirage spéciaux (Dts). Fin septembre, 44 milliards de Dts (57 milliards de dollars) sur le montant total promis avaient été expressément affectés au fonds fiduciaire pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance (fonds fiduciaire Rpc) et au nouveau fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité. Deux principales modalités ont été retenues pour ce transfert, à savoir le fonds fiduciaire Rpc et le nouveau fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité. La réallocation de Dts via le fonds fiduciaire Rpc est déjà en cours. L'actuelle campagne de levée de fonds s'efforce de mobiliser 12,6 milliards de Dts sous forme de ressources de prêt du fonds fiduciaire Rpc qui peuvent être fournis en prêtant des Dts au fonds fiduciaire Rpc. Le Fmi a levé 8,4 milliards de Dts sur les 12,6 milliards recherchés sous forme de ressources de prêt pour la campagne de levée de fonds 2021. Plus de 90 % de ceux-ci s'inscrivent dans le contexte du transfert de Dts.

Pour que le fonds fiduciaire Rpc continue à accorder des prêts à taux zéro, une levée de fonds est en cours afin de mobiliser 2,3 milliards de Dts sous forme de ressources de subvention auprès des pays membres du Fmi dont l'économie est la plus solide. Les contributeurs ont la possibilité de transférer des Dts sous forme de ressources d'investissement pour le compte de dépôt et d'investissement du fonds fiduciaire Rpc. Pour le moment, le Fmi a reçu des engagements qui correspondent à environ deux tiers des montants des prêts ciblés et à environ un tiers des contributions aux subventions visées. La levée de fonds se poursuit.

Quant au Fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité, son objectif s'établit à 45 milliards de dollars (33 milliards de Dts). À ce jour, nous avons reçu des engagements d'un montant maximum de quelque 38 milliards de dollars (29 milliards de Dts). Des discussions sont en cours pour arrêter précisément ces montants et le calendrier.

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