Tunisie: "Peuple es-tu là ?" au Musée Safia-Farhat - L'appel au réveil ?

23 Octobre 2022

Et de cinq ! Mine de rien, le musée Safia-Farhat au Centre des arts vivants de Radès présente au public sa cinquième exposition collective temporaire. Une exposition devenue tradition et qui, plus est, signe généralement la " rentrée artistique", toute foisonnante cette année.

Cette fois, l'exercice est des plus difficiles pour les artistes : questionner la notion de "Peuple", polysémique, populaire, "mot en caoutchouc" comme diraient certains, sur laquelle se sont attelés des penseurs de disciplines diverses : philosophes, sociologues, linguistes, historiens, etc. Bien qu'usée et usitée, la notion est toujours actuelle, voire au cœur de l'actualité d'une manière ou d'une autre. Car "peuple" est un terme éminemment politique, en lien étroit avec le pouvoir, en corrélation avec les notions d'Etat, de Nation, de Territoire et bien d'autres. Un terme utilisé pour "servir au maintien de l'ordre" comme l'a si bien analysé Alain Badiou. L'exercice est encore des plus difficiles quand il est sous une forme interrogative "Peuple, es-tu là ?". Non seulement le terme a plusieurs acceptions souvent controversées, mais Aicha Filali, directrice du Centre et du Musée et commissaire de l'exposition, s'interroge sur l'existence (l'être) même de ce dit " peuple" : une existence douteuse pour un " corps " qui n'existerait peut-être pas. Comment répondre à cette question et représenter par des moyens plastiques et des approches inédites et originales cette " nébuleuse" ? Comment interroger cet énoncé performatif et l'interpréter ? À dire vrai, le défi relève de la performance !

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"La notion de "peuple" a souvent croisé l'univers artistique de façon très variable, sans que les uns et les autres ne lui accordent le même statut, le même sens, ni les mêmes objectifs. Entre parler AU peuple et parler DU peuple (et lequel), les artistes ont été conviés à décliner cette notion de "peuple" de la façon la plus libre", lit-on dans la présentation de l'exposition. Vingt-quatre artistes de renommée, dont la plupart constituent le " noyau dur " des expositions du Musée, ont accepté l'invitation et tenté de répondre à leur manière à la question. Nous avons nommé Nadia Jelassi, Imed Jemaiel, Insaf Saada, Nabil Saouabi, Saber Sahraoui, Emna Ghezaiel, Adnene Haj Sassi, Besma Hlel, Mohamed Ben Soltane, Slimen Elkamel, Slim Gomri, Mohamed Ben Slama, Abdesslem Ayed, Raouf Karray, Sadri Khiari, Safa Attyaoui, Ymen Berhouma, Omar Bsaïes, Hela Djebby, Halim Karabibene, Faycel Mejri, Isil Kurmus et Ekram Tira, sans oublier la "cheffe d'orchestre" Aïcha Filali. Chacun d'eux a essayé de présenter une proposition, mais en restant plus ou moins fidèle à son style habituel, en restant dans sa " zone de confort" artistique. On pouvait facilement deviner l'artiste en voyant l'œuvre. De la peinture à la photo, en passant par la broderie sur tissu, l'installation, le dessin, la vidéo, avec des techniques et des médiums différents qui font toute la richesse de cette exposition. Face aux œuvres, nous restons dans l'incertitude, la réception (et non plus de la création). Nous sommes confus : le consensus n'est pas pour aujourd'hui ! Les artistes n'ont pas finalement "élucidé" ce "peuple".

Toutefois, ce dernier semble bien exister, sous une forme multiple. Nous parlerons alors de peuples qui coexistent. A chacun son peuple, la définition et la vision/version qu'il en donne, toute personnelle, toute subjective, toute relative. A chacun son discours aussi pour justifier son "acte de langage plastique" (pour emprunter la notion à la linguistique). Dérision, humour et second degré sont au rendez-vous fort heureusement, mais ton grave également. Il faut dire que cette exposition est née d'une inquiétude. Après "Vivre et créer dans l'incertitude" (2021) dans laquelle le collectif d'artiste a interrogé son existence et sa pratique en temps de crise(s) (ladite révolution et la pandémie du Covid-19), là, le souci et les préoccupations s'agrandissent... La sonnette d'alarme est-elle tirée dans le monde de l'Art aussi ? Au même titre que les politiciens et le reste du "peuple", les artistes usent de leur droit de "prise de la parole", représentent--sans être représentants du "peuple"--, prennent position(s), s'approprient cette notion, jouent avec les codes et les matériaux, racontent cet "amas d'humains", construisent leur "peuple", difficile à penser par essence... Ils ont finalement composé plusieurs "peuples" ; certains ont plutôt opté pour la connotation politique, d'autres, pour la connotation sociale pour finalement verser dans la même "chose".

"Peuple, es-tu là ?". Nous n'avons certainement pas eu une réponse exhaustive, mais nous avons découvert, ri et réfléchi devant et avec ces œuvres très intéressantes dont les artistes ont des partis pris et des soubassements intellectuels et même idéologiques. Il ne faut pas se leurrer, "Peuple, es-tu là ?" n'est pas une simple interrogation : c'est un appel au réveil, celui d'une "nation" à la recherche de ses repères perdus ou de sa nouvelle identité, une "nation" dont l'existence est menacée.

"Peuple, es-tu là ?" mérite vraiment le déplacement. Elle reste ouverte au public jusqu'au 30 octobre courant.

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