Sénégal: Idrissa Diabira, DG de L'Adepme - " Moins de 15 % du portefeuille bancaire financent les Pme "

1 Novembre 2022
interview

L'Agence de développement et d'encadrement des Petites et moyennes entreprises (Adepme) vient de prendre part au Choiseul Business Africa Forum à Casablanca. Son Directeur général, Idrissa Diabira, y est intervenu pour évoquer l'expérience sénégalaise de digitalisation des Pme. Dans cet entretien, il revient sur les divers partenariats menés par l'Agence au cours de ces derniers mois, la vulgarisation de l'E-Pme et les contraintes bancaires au financement des entreprises, la nouvelle trajectoire de croissance avec le gaz et le pétrole, la conjoncture internationale...

Vous avez signé un accord avec le Fonds de solidarité africain, il y a eu le lancement d'Eter avec la Banque mondiale, puis un autre accord avec la Bad. On peut dire que 2021 aura été une année de relance...

On change d'échelle cette année ; nous entrons dans notre troisième décennie. Nous avons multiplié par plus de 30 notre budget entre 2012 et 2022. De 400 millions de FCfa en 2012, si j'inclus l'ensemble de nos partenaires, ce sont plus de 13 milliards de FCfa que nous mettons en œuvre, dont 90 % avec les partenaires techniques et financiers. C'est la manifestation de la volonté du Chef de l'État d'avoir des institutions d'excellence. Sans la conviction que nos institutions sont le levier de notre transformation, nous n'aurions pas atteint nos objectifs. C'est aussi la confiance de l'État et des partenaires au développement. De même, c'est la démarche de haute performance publique dans laquelle nous sommes engagés. Nous sommes certifiés, nous sommes comparés, dans le cadre d'Itc, à d'autres institutions. Nous poursuivons une démarche d'amélioration continue et nous portons un modèle africain d'accompagnement des Pme au même titre que les Américains qui ont mis en place le Small business administration. Pareil pour les Asiatiques (Malaisie).

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Quelles sont les contraintes qui pèsent sur la vulgarisation de l'E-Pme ?

Le constat est que les entreprises sénégalaises sont à la traîne en matière d'adoption technologique. Une étude de la Banque mondiale sur les sources de croissance liées à l'économie numérique indique que l'indice d'adoption de mesures technologiques par les entreprises sénégalaises est encore faible. Les grandes entreprises également. Que ce soit dans leurs fonctions générales ou l'administration, les ressources humaines et la comptabilité, elles ne disposent pas forcément d'outils numériques qui soient intégrés. Moins de 5 % des entreprises sénégalaises utilisent des plateformes numériques pour vendre. Près de 99 % des entreprises sénégalaises paient encore avec du cash. Ce sont autant de facteurs qui empêchent l'entreprise d'être plus compétitive, de se développer, de trouver de nouveaux clients et de nouveaux marchés. La Covid-19 a montré que les entreprises les plus résilientes sont celles qui étaient déjà digitalisées ou celles qui avaient lancé des modalités de digitalisation pour faire face aux contraintes nées de la pandémie. Dans le secteur de l'éducation, cela a été manifeste : celles qui se sont digitalisées ont pu poursuivre leurs cours, voire les développer, pour trouver de nouveaux clients. Dans la restauration, on a vu la même chose. On a un exemple concret, à l'échelle mondiale, de l'effet de la digitalisation sur la survie de l'entreprise, sur la possibilité d'ouvrir de nouveaux horizons pour son développement. E-Pme permet, de manière plus massive, d'accompagner les entreprises pour qu'elles se digitalisent, pour qu'elles deviennent plus compétitives. C'est donc un élément essentiel pour porter la croissance et l'emploi au Sénégal.

La croissance du Pib est projetée à 8 % en 2023, avec notamment les premiers effets de l'exploitation gazière. On a beaucoup insisté, ces dernières années, sur leur contenu local... Demain sera ce que nous en ferons. Il dépend de nous que cette croissance annoncée soit inclusive. La nouvelle trajectoire de croissance du Sénégal (2014-2019), plus de 6 % en moyenne, ne tient pas au hasard. Les premières années, on a évoqué beaucoup de raisons pour expliquer ces performances, alors qu'en 50 ans le Sénégal n'avait jamais connu une telle trajectoire de croissance. Cela traduit la volonté étatique et que les investissements publics ont été essentiels. N'eût été la Covid-19, cette tendance se serait confirmée. Nous sommes en relance. La baraka nous a fait avoir du pétrole et du gaz. Nous allons entrer dans une trajectoire de croissance à deux chiffres. La loi sur le contenu local et son application devraient rendre cette croissance inclusive. Oui, le pétrole et le gaz nous permettent, à travers des investissements extrêmement importants, d'avoir des revenus nouveaux. Il y a aussi que les éléments en matière de contenu local, bien appliqués, vont permettre à nos entreprises de gagner de nouveaux marchés, d'accéder aux retombées de la filière. Si le contenu local est appliqué correctement, l'enjeu est que cela ne se limitera pas à l'exploitation gazière, mais à tous les à-côtés intéressant les entreprises comme le catering, la fourniture d'informations, la santé, l'hébergement, toutes sortes d'opportunités. En Afrique, le contenu local, c'est 20 % contre 70 % en Norvège. On a de la marge. L'enjeu est le renforcement de nos entreprises pour qu'elles puissent cadrer avec ces opportunités.

À propos de l'écosystème du financement des entreprises, y a-t-il la possibilité de voir l'arrivée de nouveaux acteurs ?

Le financement est à l'entreprise ce que le carburant est pour la voiture. L'univers du financement des entreprises change malgré tout. Les concertations sur le crédit, en 2010, indiquaient les principaux freins à l'accès aux financements. L'asymétrie d'information en était le premier. Ensuite, il y a le climat des affaires, l'absence de mécanismes de garantie, de prise de participation. Dix ans plus tard, ces principaux freins sont redressés. Nous avons un outil de garantie avec le Fongip (Fonds de garantie des investissements prioritaires), un outil de prise de participations avec le Fonsis (Fonds souverain d'investissements stratégiques), divers fonds de capital-risque qui se développent. Le Sénégal est le deuxième pays en Afrique francophone et le quatrième en Afrique en matière d'investissements ; le climat des affaires s'est amélioré. Nous avons une unité de scoring et de mesure du risque implanté à l'Adepme. C'est justement celle que nous avons double certifiée, notamment son procédé d'évaluation et de suivi-évaluation. Et je peux rajouter le dispositif de refinancement bancaire de la Bceao qui a été lancé en 2018. Tous ces ingrédients doivent nous permettre de changer d'échelle. Il reste certaines règles à pousser, à mon avis. Les structures d'appui et d'encadrement sont reconnues dans le dispositif de refinancement. On en a des leaders comme l'Adepme. Mais, il faut que la Bceao donne des objectifs planchers plus élevés pour toutes les banques de l'Uemoa. Ce sont moins de 15 % du portefeuille bancaire qui financent les Pme, contre 40 % au Maroc et près de 50 % en France et ailleurs. C'est insuffisant et il faut qu'on soit plus directif...

Vous voulez dire que la Banque centrale devrait être plus engagée...

La Banque centrale du Nigeria a imposé que les banques commerciales consacrent 20 % de leur portefeuille aux Pme. Il faut que le portefeuille qui finance nos Pme soit plus important. Nous venons de signer, avec le Fonds de solidarité africain, une ligne de financement de 20 milliards de FCfa. Cela montre que notre rôle de trait d'union entre institutions financières et Pme est connu et reconnu. Je pense que la démultiplication de ces partenariats va aller crescendo. Et nous suggérons aussi aux partenaires au développement de venir davantage couvrir le risque sur ce public-là, je veux dire les Pme. Ce devrait être le sens de l'aide au développement.

On fait toujours le lien entre la formalisation des entreprises et le fisc. Est-ce pertinent ?

On peut établir le lien. Mais, on doit le faire différemment de ce que nous avons fait depuis 30 ans. Dans la zone Uemoa, le Sénégal est le premier pays à avoir initié les Centres de gestion agréée (Cga). C'est sur cette base que la loi communautaire a été mise en place. Aujourd'hui, les Cga sont l'ombre d'eux-mêmes et le nombre d'entreprises qui sont accompagnées par les Cga est dérisoire. Pourquoi ? Parce que la fiscalité a été mise en avant. Le message perçu, c'était : fiscalisez-vous ! Le changement de paradigme consiste à dire aux entreprises : grandissez ! Nous vous accompagnons à grandir. Et dans les éléments qui vous aident à grandir, il y a effectivement un certain nombre de préalables qui tiennent à la formalisation (administrative, fiscale) dans le domaine de l'emploi, du financement, etc. C'est dans un pacte, dans une alliance à faire grandir les entreprises que l'on parviendra à avoir davantage d'entreprises qui se fiscaliseront parce qu'elles vont y trouver leur compte. Une entreprise qui a la perspective de grandir, quand vous lui dîtes qu'il faut tenir sa comptabilité, payer ses impôts, la finalité, c'est la croissance. Si vous lui dîtes juste qu'il faut faire du sport pour faire du sport, se fiscaliser pour se fiscaliser, l'incitation n'est pas suffisante. Les exemples que nous avons dans les programmes où nous accompagnons des entreprises qui, au départ, n'ont que leur Ninea à se formaliser, montrent que 50 % ont de meilleurs résultats nets ; elles emploient des personnes avec des résultats productifs ; elles grandissent et deviennent importantes pour l'accroissement de la fiscalité. Donc, formalisation des entreprises et fiscalité sont liées, mais nous devons changer le prisme en mettant en exergue le fait que les entreprises doivent grandir.

La conjoncture internationale est morose avec une inflation mondiale, le conflit en Ukraine, l'incertitude. Cela aura nécessairement un impact sur vos programmes...

Même si cela doit étonner, ce qu'on voit comme un désordre sur le plan international pourrait être une bonne nouvelle. C'est Joseph Ki-Zerbo qui disait que " celui qui dort sur la natte d'autrui dort par terre ! " Il faut qu'on dorme sur notre propre natte. Les crises qui se succèdent le démontrent : chacun dort sur sa propre natte. Ces crises sont pour nous l 'opportunité de réformer notre appareil productif et apporter les réponses dont on a besoin. Nous avons collaboré avec la Fédération nationale des professionnels de l'habillement. Nous voyons l'opportunité d'encadrer le talent et le professionnalisme des acteurs de ce secteur, une filière très importante. Il n'y a pas un endroit, un quartier où vous n'avez pas des tailleurs, des professionnels de la confection. Le label Sénégal dans l'habillement a du sens ici, bien sûr, mais aussi en Afrique et ailleurs. Il faut qu'on le prenne en main. À propos des masques lors de la Covid-19, la contribution de ces acteurs a été positive. La vie chère nous fait penser aux boulangers. Le fait de pouvoir faire comme les " Mamelles Jaboot ", exploiter le mil, céréale de base de chez nous, avec des valeurs nutritives et gustatives indéniables ; le niébé, le sorgho, autant de produits locaux qui doivent être valorisés. L'État a traduit un certain nombre de souverainetés. Et n'eût été la crise, nous aurions eu des difficultés à avoir cet électrochoc jusqu'au niveau des populations qui disent majoritairement qu'il nous faut compter sur nous-mêmes. Nous n'avons pas le choix. Derrière toute menace, il y a une opportunité. Il faut saisir l'opportunité de se transformer et de changer les modalités. Les citoyens doivent savoir que dans leur consommation, ils donnent ou pas des emplois à leurs frères, à leurs sœurs. Leurs choix déterminent également notre indépendance et notre souveraineté. Ces choix, à nous de les faire collectivement, d'avoir cette pédagogie nécessaire et de nous en servir pour que nos entreprises soient productives, qu'elles fournissent ce que nous consommons, mais aussi pour exporter.

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