Le 26 septembre, Paul Gicheru est mort au Kenya. L'avocat kényan était accusé de subornation de témoins à la Cour pénale internationale (CPI), après l'échec de sa grande affaire sur les violences électorales de 2007, qui impliquait l'actuel président du Kenya. Un mois après, la CPI a classé l'affaire, détournant le regard de l'enquête locale sur le décès.
Les charges retenues contre l'avocat kényan Paul Gicheru portaient sur sa participation présumée à la corruption d'un certain nombre de témoins dans l'affaire ouverte par la Cour pénale internationale (CPI) contre William Ruto, aujourd'hui président du Kenya. Gicheru est décédé à son domicile, le 26 septembre, après avoir déjeuné dans un restaurant de la capitale. Son fils, qui était avec lui, a souffert de douleurs abdominales mais s'est rétabli.
Des questions restent sans réponse sur les circonstances de sa mort, mais la CPI s'est abstenue d'exprimer toute inquiétude quant à la disparition soudaine de Gicheru. Le verdict était attendu sous peu lorsqu'il est décédé.
Michael G. Karnavas, qui était l'avocat de Gicheru à la CPI, qualifie de "plutôt inhabituelle" la manière dont les autorités kenyanes ont mené l'enquête sur sa mort, affirmant qu'il n'a eu accès à aucun détail : "Ils ont prélevé des échantillons de nourriture et les ont testés. Mais je ne sais ni ce que le rapport d'autopsie contient réellement... ni le rapport de toxicologie".
Il s'étonne que la CPI ne se soit pas préoccupée de manière proactive de la situation : "Ce que j'aurais attendu, du moins en ce qui concerne le bureau du procureur, ce n'est pas tant d'intervenir, mais au moins d'examiner la situation et que quelqu'un soit présent lors de l'autopsie. Qu'il demande à voir les rapports d'enquête". Rien de tout cela n'a été fait.
Tom Maliti, journaliste et observateur de longue date des procès du Kenya à la CPI, note qu'il y avait "des informations contradictoires venant de la police" immédiatement après le décès, bien qu'"il n'y a pas d'indicateurs évidents que la mort de cet individu était autre chose qu'une mort naturelle". L'avocat de la famille de Gicheru a déclaré que la mort n'était pas suspecte, ajoute Maliti.
Cependant les circonstances mêmes de la mort restent suspectes et questionnent Geoffrey Lugano, politologue à l'université Kenyatta : "La police a pratiqué une autopsie, mais il n'y a pas eu de preuve concluante. Maintenant, quelle était la cause de la mort ? Cela reste encore vague. Il pourrait être mort d'une mort naturelle. Mais on ne sait pas vraiment, en fait, la vérité sur ce qui s'est passé".
"Une série de morts mystérieuses"
Ce doute est renforcé par d'autres décès signalés de personnes prétendument liées à un système de corruption destiné à suborner des témoins dans les procès de la CPI au Kenya. "C'est un schéma de morts mystérieuses", dit Lugano. Au moins une personne, Meshack Yebei, a été brutalement assassiné il y a sept ans. Il avait été témoin de l'accusation mais était présumément impliqué dans le système de corruption. La CPI a confirmé que Yebei était sous sa protection. La défense a déclaré qu'il avait été pour elle un témoin essentiel.
En juillet de cette année, Christopher Koech, un enseignant qui figurait sur la liste des témoins de la CPI dans le cadre des violences post-électorales de 2007, est également décédé dans des circonstances peu claires après avoir été admis à l'hôpital central du comté de Kakamega, où l'on soupçonnait un empoisonnement.
Annulation des charges
Les procès kenyans de la CPI ont échoué suite aux rétractations de témoins. L'un de ces procès concernait William Ruto, l'actuel président du Kenya, qui, lorsqu'il était vice-président, était défendu par un homme qui est devenu par la suite le procureur de la CPI, Karim Kahn.
Lorsque Gicheru est décédé, "le moulin à rumeurs s'est activé", décrit Maliti. "[Gicheru] était censé avoir géré le système de corruption pour le compte de l'homme qui est maintenant président du Kenya. Et cet homme venait de prêter serment en tant que président".
L'enquête de la CPI au Kenya a été ouverte en 2010 par le procureur de l'époque, Luis Moreno Ocampo, et semblait au départ bénéficier d'un soutien solide au sein de la société kényane. Mais lorsque Ruto et Uhuru Kenyatta, autre politicien rival accusé, ont uni leurs forces contre la CPI, ils ont développé une campagne efficace pour la présenter au grand public comme une institution néo-coloniale. Et à La Haye, les affaires se sont progressivement enlisées. Au final, les juges ont décidé d'annuler les charges.
Les dysfonctionnements liés aux procès au Kenya ont donné lieu à un examen interne, abondamment cité dans un examen de la Cour par des experts indépendants. Et lorsque Gicheru s'est livré à la CPI en 2020, pour se dédouaner des allégations selon lesquelles il aurait été le cerveau des systèmes de corruption pour le compte de son proche ami politique Ruto, les personnes proches de l'enquête de la CPI au Kenya y ont vu l'occasion de clarifier leur version des faits.
Il existe d'autres suspects potentiels dans la situation au Kenya contre lesquels des mandats d'arrêt sont émis : Walter Barasa et Philip Bett. Mais selon Maliti, ces hommes n'étaient pas pressés de blanchir leur nom : "Pour eux, il n'y a pas d'intérêt véritable à se débarrasser de l'acte d'accusation de la CPI". Gicheru était dans une catégorie différente : "Il était clair que l'accusation le considérait comme le gestionnaire, comme une personne qui faisait le lien entre les différents rouages de ce système de corruption allégué par l'accusation", dit Maliti.
Pendant le procès de Gicheru, les observateurs kenyans ont observé attentivement si cette affaire de corruption pouvait être un moyen pour les procureurs de La Haye de s'en prendre à nouveau au dirigeant politique du Kenya dont il était proche. Karnavas est d'accord : "Je ne dis pas qu'il [Ruto] était impliqué dans tout cela, mais évidemment, vous savez, si la décision [du juge] était contre nous, nous aurions pu avoir des ramifications conduisant à lui." Pour autant, même si "des témoins ont déclaré qu'on leur avait dit que l'argent qu'ils recevaient venait de William Ruto à Gicheru", dit Maliti, "il n'y a eu aucune tentative [du procureur de la CPI] d'utiliser cette affaire pour dépeindre Ruto sous un mauvais jour, sous quelque forme que ce soit. Je pense que le calcul était que politiquement, ce procès n'avait pas d'impact."
Le rôle insaisissable de Karim Khan
Le procureur actuel de la CPI, Karim Khan, s'est récusé de la procédure Gicheru, mettant ainsi une cloison étanche entre sa fonction actuelle et celle qu'il avait auparavant en tant qu'avocat de la défense de Ruto, et déléguant les décisions à l'un de ses adjoints. Cependant, dans un article récent pour EJIL:Talk!, Goran Sluiter et Thomas Hamilton soutiennent que l'auto-récusation du procureur "ne résout pas toutes les questions".
Pour Sluiter et Hamilton, le problème est que "le procureur a toute autorité sur la gestion et les ressources de son bureau. Il est difficile d'imaginer comment quelqu'un d'autre que M. Khan pourrait, par exemple, décider d'allouer plus de ressources à la situation au Kenya ou, si les preuves le permettent, de rouvrir la procédure contre son ancien client, M. Ruto. Il est tout aussi difficile d'imaginer comment quelqu'un d'autre que M. Khan pourrait faire une déclaration énergique en réaction à la mort de M. Gicheru."
Ce que l'affaire aurait pu nous apprendre
Pour les milliers de personnes qui ont été déplacées ou qui ont souffert de la violence ethnique postélectorale de 2007 et 2008, "la CPI était la seule plateforme permettant d'aborder ces questions", note Lugano.
Mais l'affaire Gicheru a aussi permis de tester la manière dont la CPI traite les efforts présumés des hommes de pouvoir pour saper son autorité. Les observateurs de la Cour n'ont pas trouvé que cette affaire ajoutait "quoi que ce soit de nouveau dans les contours du fonctionnement de la CPI" dit Maliti, sachant que "beaucoup des problèmes de corruption ou d'intimidation des témoins, émanent de failles évidentes du système de protection de la CPI".
Pour Lugano, le procès a toutefois été "crucial" parce que les détails fournis au tribunal "ont donné une légitimité à ces plaintes de disparition et d'interférence des témoins". De cette façon, "il a en quelque sorte fourni une reconnaissance formelle et donné une voix aux sans-voix, aux victimes réduites au silence, et même à la société civile locale et au système judiciaire qui n'avaient pas été capables de tenir tête à cette élite politique".
La CPI a mis fin à la procédure contre Gicheru le 14 octobre. Elle a tracé un épais trait noir sur son dossier. Pour Lugano, avec un verdict contre Gicheru, on aurait pu au moins "commencer à poser des questions sur qui était l'homme, l'homme principal derrière tout cela. Mais maintenant qu'il est parti et que nous ne pourrons jamais le savoir, c'est le trou noir. Personne ne saura."