Tunisie: L'entretien de la semaine | Moez Soussi, expert en évaluation des politiques économiques et des projets, à La Presse - "Il faut que les réformes à engager soient bien ciblées sur l'amélioration de la compétitivité de l'économie"

30 Novembre 2022
interview

"Le secteur bancaire se porte bien. Les établissements bancaires sont parmi les meilleurs sur le plan de la performance financière. Les résultats affichés sur le produit net bancaire sont positifs pour les 23 banques commerciales de la place malgré les difficultés économiques du pays. Il faut noter que les banques tunisiennes sont contraintes par la BCT à travers une politique monétaire restrictive basée sur l'élévation du taux directeur et par la limitation des volumes de refinancement".

Quelle est votre lecture de l'annonce, récemment, de l'agence de notation américaine Moody's qui a décidé de placer la note de dépôts bancaires "Caa1" de 5 banques tunisiennes sous surveillance en vue d'une révision des notes des dépôts bancaires à long terme, de baisser les évaluations de crédit de base (BCA) d'Amen Bank, ATB et BIAT à Caa3, et d'ajuster BCA de la STB ?

La rétrogradation de la notation souveraine de la Tunisie est devenue un réel problème qui ne fait qu'empirer le fardeau de la dette en Tunisie à travers l'accroissement du coût de l'emprunt. Bien évidemment, le problème n'est pas avec les agences de notation, il s'agit d'un problème tunisien purement économique. Sans revenir aux détails et aux causes des alertes adressées par Moody's aux banques tunisiennes, de mon point de vue, j'attribue ces "menaces" au financement massif auquel a fait recours l'Etat auprès des banques tunisiennes par les bons de trésor. Ces bons de trésor, une fois à maturité, sont transformés en bons de trésor affectés sans rembourser la dette. L'engagement des banques dans ce jeu pas tout à fait sain ne fait qu'augmenter le risque, notamment que le débiteur (l'Etat) est loin d'être financièrement solide.

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Moody's envisage de concentrer la période de surveillance sur l'évaluation des progrès accomplis par les autorités pour obtenir l'approbation par le FMI d'un programme qu'elle juge essentiel pour atténuer les risques de financement et de vulnérabilité externe ainsi que les risques sociaux, avant la fin de l'année. Ce nouveau programme pourrait, selon l'agence, augmenter la probabilité de maintenir des sources de financement public suffisantes dans les années à venir pour éviter une crise de la balance des paiements ou budgétaire. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Je ne crois pas que l'accord avec le FMI est tributaire d'une influence ou d'un contrôle particulièrement suivi par une agence de notation. Le FMI a pour lui ses équipes de suivi et traite directement avec les autorités du pays, soit périodiquement, soit à l'occasion de la négociation d'un programme. Bien évidemment réussir les négociations et faire preuve d'efficacité et de fiabilité pour la mise en œuvre des réformes sont un signal qui peut s'interpréter positivement par les agences de notation. Par rapport au lien entre la signature de l'accord avec le FMI et la satisfaction des besoins de financement, d'une part, et l'amélioration de la balance des paiements, d'autre part, cela revient à bien insister sur les canaux de transmission entre les dépenses publiques d'investissement, de gestion et d'intervention et la sphère économique réelle. Pour qu'un tel effet soit atteint, il faut que les réformes à engager soient bien ciblées sur l'amélioration de la compétitivité de l'économie afin de pouvoir renforcer nos exportations et atteindre un taux de couverture des importations supérieur à 80%.

Pouvez-vous donner un aperçu sur l'état de santé du secteur bancaire en Tunisie aujourd'hui ?

Le secteur bancaire se porte bien. Les établissements bancaires sont parmi les meilleurs sur le plan de la performance financière. Les résultats affichés sur le produit net bancaire sont positifs pour les 23 banques commerciales de la place, malgré les difficultés économiques du pays. Il faut noter que les banques tunisiennes sont contraintes par la BCT à travers une politique monétaire restrictive basée sur l'élévation du taux directeur et par la limitation des volumes de refinancement. La situation des banques tunisiennes aurait été nettement meilleure si la politique monétaire était expansive pour booster l'économie. Il faut, par ailleurs, souligner que l'innovation bancaire reste limitée et que la qualité des services est insatisfaisante, d'autant plus que les banques cherchent à maximiser les commissions sur les clients ordinaires. A titre d'exemple, il y a des banques tunisiennes qui pour un seul titre de crédit séparent les opérations de remboursement de prêt et de paiement de l'assurance pour facturer une commission sur chaque écriture.

Les banques publiques, qui occupent une place importante dans le financement de l'économie nationale, connaîtront-elles une transformation, un ajustement et une régulation ?

Je ne vois pas le besoin pour une intervention de l'Etat dans le secteur bancaire qui est suffisamment concurrentiel. D'ailleurs, le secteur des banques commerciales est dirigé et régulé par la Banque centrale qui est une autorité publique indépendante et donc il n'y a aucun risque sur les clients et sur la possibilité de voir des monopoles privés non contrôlés. Historiquement, nous avons vécu l'expérience de la privatisation de la Banque du Sud. Les résultats d'une telle expérience sont très concluants et montrent que la gestion privée d'une institution qui était proche d'un dépôt de bilan a très bien réussi.

Comment réformer le système financier de sorte à constituer un levier stratégique d'attractivité de l'IDE ?

L'attractivité de l'IDE ne dépend que partiellement de la modernité du système financier. La Tunisie ne pose pas de problèmes en ce qui concerne le transfert des fonds et la sécurisation des opérations financières internationales. Le facteur déterminant pour l'attractivité de l'IDE est lié à la compétitivité structurelle de l'économie. Il est question d'améliorer les rendements des facteurs, de réduire les barrières administratives, de mettre à la disposition des investisseurs des informations fiables sur les disponibilités en fonds foncier et en compétences techniques... Il est aussi primordial d'améliorer l'infrastructure routière, les transports maritimes de marchandises et aériens de personnes.

Le dinar connaît une forte dévaluation depuis des années. La monnaie nationale continuera à perdre de sa valeur dans les prochaines années. Quelles sont les limites de ce levier monétaire ?

Malheureusement, le dinar continuera une trajectoire de dépréciation sans limites pour le moment. Entre 2011 et 2022, le dinar a perdu 124% de sa valeur par rapport au dollar. La Tunisie enregistre des taux de croissance très faibles, encaisse des déficits jumeaux (budgétaires et commerciaux) très graves et accuse des taux d'endettement très élevés.

La Tunisie ne dispose pas de modèle économique et a passé 2021 et 2022 sans plan de développement. Plus grave, l'affaire économique n'est pas une priorité des décideurs politiques du pays. La transition politique trébuche et n'est pas sujette d'une large frange des forces vivantes du pays, notamment ces derniers mois qualifiés d'inflation et de pénurie. Les secteurs-clés de l'économie sont très vulnérables et ne disposent pas de capacités de résilience pour sortir de la crise. La Tunisie, à cause du Covid-19, a enregistré le taux de dépréciation le plus grave (-8,6% en 2021) parmi ses partenaires et pays voisins et se trouve à la traîne de la sortie et de la reprise. Dans ces circonstances, le dinar ne peut que se porter très mal. Sur le plan extérieur, la vague d'augmentation des taux d'intérêt, notamment pas le FED et la Banque centrale européenne, va aggraver la situation, car nos taux d'intérêts, moins attractifs, ne pourront pas compenser la dépréciation de change.

Quelle est votre appréciation sur les efforts des banques en matière de transformation digitale ?

Sincèrement, la transformation digitale n'avance pas au même rythme pour toutes les banques. Les services rendus aux clients doivent être améliorés remarquablement, moyennant la numérisation et donc la réduction des coûts des transactions. Alors que certaines banques dans le secteur privé ont réussi à créer le concept de l'agence totalement digitale, les banques publiques restent globalement traditionnelles et ne font que le minimum juste pour être dans le réseau.

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