Ile Maurice: Crise sociétale - La subornation des valeurs

17 Décembre 2022

Dans toute société, de la plus primitive à la plus évoluée, l'homme est porteur des valeurs innées ou acquises, et cultivées selon son environnement social et naturel. S'il est croyant, c'est-à-dire, croire en un être supérieur - même les primitifs nourrissaient une telle croyance -, bien de ces vertus procèdent de sa foi. Du fait que ces qualités nous habitent encore de nos jours et gèrent en général nos actions, nos relations et nos décisions, on peut déduire qu'elles sont devenues intrinsèques à notre nature.

Que ce fut par l'oralité, l'écriture et bien après par la plus importante, l'imprimerie, qui l'a rendue plus accessible, cette transmission a enrichi les hommes. La sagesse des aînés, les enseignements religieux, les mœurs et traditions, la philosophie des penseurs et les facettes des autres connaissances et cultures ont façonné des sociétés. Si elles nous donnent une identité, elles nous aident à déverrouiller nos rigidités, vitalisent notre quotidien et prônent des élans vers les autres. Au fil du temps, elles ont survolé les différences sociales, nous ont aidés à organiser notre mode de vie, ont inspiré nos façons d'agir et d'interagir avec nos semblables, nous rendant ainsi plus responsables et sociables.

Grâce à nos attitudes raffinées, on a harmonieusement mélangé les diversités pour bâtir une société hétérogène et cultivée. Si des guerres, des conflits, des tentatives d'extermination des races, des bagarres communales et la haine des extrémistes, etc. nous ont inquiétés ou traumatisés, ils n'ont pu anéantir ces particularités fondatrices - presque génétiques - de notre espèce. Et dans bien des circonstances, ces violences ont été un wake up call à des collectivités pour se fédérer et consolider leur appartenance à l'humanité.

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Au final, la sagesse a prédominé grâce à des hommes de bonne volonté et des forces vives qui, stimulés par une détermination contraire à ces manquements de principes, de laisser-aller dans les mœurs et l'éthique, ont conçu et proposé des idées pour transformer et sécuriser le monde. Il semble que l'Histoire ait tracé un road map pour guider les différents peuples de diverses tendances de leur imaginaire vers un réel où les traditions, cultures, connaissances, le respect et l'acceptation de l'autre sont des forces unifiantes d'une discipline collective et responsable en dépit des glissements occasionnels qui perturbent cette marche. Nous sommes, au fond, les enfants de l'Histoire.

Mais un tandem d'intrus va envahir le calme et bouleverser notre existence. Le modernisme incontrôlé et envahissant et son compère, le magicien d'or : le capitalisme, tous deux inventions occidentales, surtout américaines. Ils sont la cause de nombreux problèmes dans le monde, que ce soit en Occident ou dans d'autres pays. "Le désordre mondial a pris naissance en Occident" (René Guénon).

Cependant, ce sera inexact de prétendre que le modernisme est entièrement un mal. Les progrès scientifiques, technologiques et dans d'autres domaines sont bénéfiques à l'humanité dans une grande mesure. Mais l'effet le plus néfaste de cette invasion est le capitalisme effréné ou le "capitalisme honteux" pour reprendre les mots d'André Malraux dans un entretien avec Jean Daniel en 1958, c'est-à-dire à une époque où l'engouement pour l'argent obstruait tout élan de fierté.

En effet, de par ses ramifications monétaires, il a instillé chez beaucoup une nouvelle doctrine économique qu'on peut appeler l'"aveuglantisme". L'aveuglantisme consiste à fermer les yeux sur l'immoralité d'une activité ou d'une démarche qui rapporte de l'argent en rapport avec l'avidité. Le souteneur, l'usurier, le fabricant et vendeur d'armes ou de drogue, le tueur à gages, le mercenaire à la solde des dictateurs, le dénicheur de contrats faramineux, les esprits corrompus sont les plus actifs dans de telles transactions.

Cette mentalité mercantile oblitère la morale jusque dans son essence et a renversé les matrices sociales, a fait naître une autre culture dans les mœurs où règnent en maître (i) le matérialisme, (ii) l'individualisme, (iii) l'égoïsme, (iv) la cupidité, (v) la dictature de, par et pour l'argent, (vi) un relâchement de la droiture.

C'est alarmant ce déséquilibre de "human values". Cela est très visible dans plusieurs pays, plus encore dans ceux du tiers-monde. Ainsi, l'amour de l'argent a asséché les autres sources de bonheur et plus tristement les valeurs. On ne peut s'empêcher de penser à nos aïeuls : ils vivaient dans des conditions précaires en comparaison aux nôtres, sans avenir planifié mais ils rationalisaient leurs épreuves, se remontaient le moral, se consolaient mutuellement avec des mots mais ils restaient honnêtes.

Une des causes de ces bouleversements caractériels est qu'on est passé trop subitement de l'époque pré-moderne à la modernité sans transition, sans préparation, sans le "psychological framing" du sociologue.

Le cas exceptionnel du Japon

Le Japon est le premier - sinon le seul - pays qui a

(a) d'abord mesuré les apports de la modernité,

(b) ensuite anticipé ses méfaits. Avec pour point de départ la devise du philosophe Fukuzawa Yukichi "Sortons d'Asie et entrons en Occident", visant à libérer cette nation du "shôgunat" dont les décrets des années 1630 avaient "fermé complètement le Japon", des délégations culturelles furent envoyées en Occident et des échanges entrepris.

(1) De 1871 à 1873 la "Mission Iwakura" visita 12 pays d'Europe et les États-Unis pour par la suite conseiller le gouvernement nippon sur le transfert des connaissances.

(2) En 1882, Ito Hirobumi passa plus d'un an et demi en Europe à étudier les constitutions des pays européens afin d'inspirer celle du Japon.

(3) En l'espace de 20 ans, plus de 1 700 savants occidentaux - ingénieurs, experts, scientifiques, penseurs, techniciens, etc. - furent recrutés par le gouvernement japonais comme professeurs des universités et pour faire des recherches. Et près de 1 000 jeunes reçurent des bourses d'État pour se parfaire en Occident.

(4) Parallèlement, des écrits-clés de la pensée occidentale - livres, documents politiques sur les droits, la liberté et le religieux - furent traduits, vu leur importance,de l'anglais, du français, du hollandais et de l'allemand pour en faciliter l'acquisition aux Japonais, sans oublier les dictionnaires.

Ces traductions concernaient les sciences, la philosophie, l'anthropologie sociale, les doctrines et bien d'autres connaissances et systèmes de pensées. D'ailleurs, la mission Iwakura avait reconnu "le rôle très important de la religion dans la construction d'une nation" (Nobutaka Miura).

Mais des penseurs japonais, motivés par des philosophes de l'école de Kyoto, soucieux de leur identité nationale et sans doute ayant prévu le "désordre" à venir à cause de cette modernité tous azimuts, avaient organisé un grand colloque en 1942 - en pleine guerre mondiale - pour "dépasser la modernité". Il s'agissait tacitement de la modernité occidentale.

Et paradoxalement pour "ce dépassement de la modernité", le Japon se renouvellera par un ressourcement de son ancienne culture nationale : le "shintoïsme", religion authentiquement japonaise avec des compléments du bouddhisme et du confucianisme.

Plus que le sentiment nationaliste, c'est le côté moral, l'héritage et l'unification culturels qui dominent cette décision. En clair, maintenir la pérennité des traditions et préserver l'âme du Japon : le courage, l'abnégation, l'honneur, l'intégrité, le "hagakuré" - code de conduite morale - et le patriotisme grâce à un régime autoritaire mais efficace. Ce que Nobutaka Miura appelle "la japonité".

Ainsi, le symbolisme presque mystique du cerisier, du chrysanthème et du kamikaze historique et providentiel (typhon qui en deux occasions - 1274 et 1281 - détruisit les flottes mongoles qui envahissaient le Japon) fut renforcé.

Malheureusement, les colonies des puissances occidentales même libérées et devenues indépendantes n'ont pas connu des étapes d'évolution et de révolution culturelles à l'instar du Japon pour faire face à la modernité. Elles vont donc s'y jeter les yeux fermés sans en avoir imaginé à l'avance les à-côtés et les conséquences.

Donc, les États émergents, sans paramètre déontologique bien établi, sont emportés par la marée montante de cette nouvelle vague d'influence occidentale au point d'en faire LE modèle du progrès. Leurs dirigeants, mus par l'enthousiasme de faire vite, récusent l'observation de Guénon, "le désordre" - en réalité une mise en garde - et suivent la bannière, plusieurs imitent les fraudeurs qui ont révulsé l'opinion en Europe, sans se préoccuper des torts que peuvent causer leurs démarches au patrimoine socio-historique de leurs pays.

Et on dépasse les bornes, on détruit les principes de sagesse ou de tolérance et de ce qu'en créole on appelle "lamourprop". On fausse les vérités en fonction des sentiments et des relations, surtout là où la moelle pécuniaire est en jeu. Ce qui explique l'accroissement des profiteurs, ces rejetons d'un ménage à trois - l'égoïsme, la cupidité et le favoritisme - dans l'entourage du pouvoir.

Celui-ci pèche par son indulgence et pêche par sa générosité exagérée ayant fait sienne la devise de Saint-Simon, "L'argent est au corps politique ce que le sang est au corps humain", mais de manière contraire et partisane.

Et ceux-là, fronçant les sourcils devant le dilemme "To be or not to be... come rich, that is the question" et outrepassant la morale car "conscience does make cowards of us all" ont tranché et ont foncé. Ainsi on a "décomplexé l'argent" (Régis Debray). Qu'importe les moyens et la provenance... Et les abus prennent corps dans les institutions.

Désormais le slogan est "On n'en a jamais assez trop, il faut en avoir plus", que ce soit argent, pouvoir, influence, popularité par un usage abusif du mécanisme "contrats", secrètement emballé, au coût de millions. Sciemment on érige des cloisons qui protègent les fourberies et le mal du regard des "voyeurs". Cette mentalité vorace vole et viole la dignité de l'homme insouciant de sa grandeur d'âme. Un accaparement de l'être qui le détache de son héritage spirituel.

Et pourtant dans ce monde ont vécu un Gandhi et un Lal Bahadur Shastri, tous deux victimes de leur moralisme.

Cette avidité insatiable pour l'argent est aussi une des causes du "désordre mondial" dont parle Guénon. Comme une épidémie venant d'outreAtlantique, elle va d'abord infecter l'Europe et via elle les (ou ex) colonies. Elle était bien placée pour la répandre d'autant plus qu'elle était contaminée dans son for intérieur.

"Le modernisme incontrôlé et envahissant et son compère, le magicien d'or : le capitalisme, tous deux inventions occidentales, surtout américaines. Ils sont la cause de nombreux problèmes dans le monde... "

Le plan Marshall conçu initialement pour aider l'Europe, dévastée par la guerre, à se reconstruire a, par un processus d'influence et de persuasion, américanisé ce continent - trop reconnaissant et obéissant - et l'a transformé en un État outre-mer (le 51e ) des USA. Les sousjacentes culture et mentalité yankee aidant. C'est le grand maître, dans son temple à Washington, qui décide de tout en politique et en ceci et cela. Le langage diplomatique esthétise cette soumission dégradante : on collabore, dit-on.

L'Europe a, par conséquent, abandonné sa mission historique - étant elle-même dépendante - surtout envers le tiers-monde, d'où la remarque du général de Gaulle en 1947 : "... nécessaire de refaire la vieille Europe... avec cette conception du droit des gens et des individus... sur laquelle repose notre civilisation." À noter les mots refaire/notre. Il s'agit de la civilisation européenne dans sa pureté et son essence. En vain.

Car près de 40 ans après on peut lire dans "Sélection du Readers' Digest" (Oct 1985, page 51) ceci : "L'Europe a perdu la foi en elle-même et en ses principes traditionnels" et ce, après un sondage effectué auprès de 12 000 personnes de différentes nationalités européennes.

Inéluctablement avant même la fin du siècle - sécurité oblige, on a créé un Hitler rouge - la vieille Europe s'est convertie pour de bon et se maquille à l'américaine.

Si la "grande Europe" a sauté dans ce golden gang wagon, rien de surprenant que le tiers-monde en fasse autant. Cela est probant en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient malgré les fortes influences religieuses et même dans les États insulaires.

"Certains dirigeants modernes, de quelque nationalité soient-ils, ont eux aussi la même religion, utilisent la même bible, celle éditée à fort knox, et un nouvel atout : le droit à l'indifférence."

Donc, après des années de luttes, d'humiliations, de discriminations et d'exploitations des ressources naturelles par le pouvoir colonial, les libérateurs se prennent pour des dieux. Autoritaires, ils gèrent les affaires de l'État comme un "private business", récusent les contravis, minimisent les actifs immatériels - culture, honnêteté, intégrité et tempérance. Le réel noie tous les rêves proposés durant les campagnes de libérations. L'accès à l'argent devient la seule réalité.

Voltaire le disait déjà : "Entrez dans la Bourse de Londres. Là le juif, le mohamétan et le chrétien traitent l'un avec l'autre comme s'ils étaient de la même religion." Certains dirigeants modernes, de quelque nationalité soient-ils, ont eux aussi la même religion, utilisent la même bible, celle éditée à Fort Knox, et un nouvel atout : le droit à l'indifférence. Les exceptions se comptent sur les doigts d'une main.

En conséquence directe, un mercantilisme débridé s'est "reptilé" dans les esprits, aiguise l'appétit des abonnés de ce réseau économique, des parvenus - dépendant de leur tribu, classe ou caste - bien installés dans ce wagon-salon avec l'aval du pouvoir. Dans certains pays, les opposants trop récalcitrants sont parfois éliminés physiquement.

Il est de notoriété internationale que dans bien des pays de ce monde les dépenses de l'État sont alourdies par une controversable circulation de l'argent, le dénominateur commun des gourmands.

Tout projet de développement est une opportunité pour s'enrichir ou enrichir les proches cupides qui végètent dans les intestins du pouvoir. On ne fait aucune différence entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. Ainsi on SE sert de son pays. Ceux qui se trouvent dans l'œil de ce cyclone d'usurpation s'y complaisent et en profitent au maximum, insensibles au mépris de ceux qui en subissent les rafales. Ils soupirent, disent "f", passent... outre et tournent le dos.

Aussi il n'est guère surprenant que les extravagances des dépenses, le marchandage, l'opacité de ces largesses sélectives et les actes de barbarie dans certains cas, inquiètent les bienpensants et les méditatifs car ces comportements, ces pratiques corrompent les principes de l'héritage culturel et l'absoluité de la morale individuelle.

Jamais l'honnêteté, la conscience, la morale personnelle - "lamourprop" - la probité et la justice n'ont été cotés si bas à la bourse des valeurs. Jadis, Sainte-Beuve a écrit : "Même si la morale légale fait défaut, il y en a une supérieure : la morale humaine." (cité de mémoire).

Cupidité, égotisme, égoïsme : ce bouillon d'excès fait argent de tout, à tous les niveaux, aux dépens de la morale - légale ou humaine.

Par exemple, sont monnayés :

(a) L'art : "Gagner de l'argent, c'est de l'art" (Andy Warhol).

(b) Le talent : un joueur de foot touche PAR JOUR ce qu'un ouvrier moyen du tiers-monde gagne en 20-25 années de service. (c) L'amitié : un émir généreux offre 40 MILLIONS de dollars à un roi.

(d) Le sentiment : un chef d'État asiatique offre un collier valant 27 MILLIONS de dollars à son épouse.

(e) Le prestige : pour passer des courses de chameaux aux courses d'automobiles on construit une piste de 27 MILLIARDS DE DOLLARS. Même les Américains, inventeurs de ce sport, furent ébahis.

(f) Le mépris de la vie : fabricants et vendeurs d'armes incitent un président à faire une guerre.

Si ces faits ont défrayé les chroniques, ils montrent aussi que l'homme est souvent un égoïste qui jouit exagérément de l'opportunisme et de dons naturels ou divins.

Que peut-on y faire ? D'abord que les habitants des pays infectés luttent contre vent du favoritisme et marée de scandales. Et puis, espérer ! Qu'un jour un dirigeant, touché par ce que Bergson appelle "un soulèvement de l'âme" se pose en prophète, élève la voix, condamne ces excès et montre la voie de l'abnégation positive et des valeurs qui ont soutenu l'humanité dans sa marche, se dévoue à déraciner la mentalité matérialiste et élaguer les branches gourmandes du flamboyant.

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