L'abstention massive aux législatives de samedi en Tunisie ébranle la légitimité du système ultra-présidentialiste édifié par Kais Saied depuis un an et demi, même si le chef de l'Etat n'est pas directement menacé par une opposition divisée et décrédibilisée, selon les experts.
Le taux de participation de 11,2% couronne une campagne sans véritables débats. Les 1.055 candidats étaient pour la plupart inconnus avec moins de 12% de femmes. Surtout, il leur était interdit d'afficher une affiliation politique.
Presque tous les partis, s'estimant marginalisés, boycottaient le scrutin.
Contrairement à celle élue après la révolution de 2011, la nouvelle Assemblée des députés sera dénuée de réels pouvoirs.
En vertu d'une nouvelle Constitution, votée cet été, elle ne pourra pas destituer le président et difficilement censurer le gouvernement.
Le principal bloc d'opposants, le Front du salut national (FSN), coalisé autour du mouvement d'inspiration islamiste Ennahdha, a dénoncé une "dérive autoritaire" dans la seule démocratie ayant émergé des Printemps arabes.
"Cela représente une très grosse déception car Kais Saied comptait sur la volonté du peuple" dont il se réclame depuis son coup de force du 25 juillet 2021, note l'analyste Abdellatif Hannachi.
Elu à plus de 70% en octobre 2019, M. Saied était sorti du palais présidentiel, avant le scrutin, pour inaugurer des autoroutes ou réconforter les habitants de quartiers pauvres.
"Il a mené campagne au motif qu'il était populaire mais les résultats ne le confirment pas", estime M. Hannachi. "Sa légitimité populaire s'écroule", ajoute le politologue Hamadi Redissi.
Les opposants du FSN et de l'influent Parti destourien libre (PDL, anti-islamiste) d'Abir Moussi réclament le départ de M. Saied. Mais il n'existe "aucun mécanisme pour le contraindre à partir", souligne M. Redissi.
Youssef Chérif, du Columbia Global Center, voit "mal le président démissionner ni même reconnaître l'échec de ces élections".
Même après le très faible score pour le référendum sur la Constitution cet été (30,5% de participation), il a "toujours refusé d'admettre une défaite", souligne-t-il. Et "comme il a tout fait pour remettre en place le système présidentialiste qui existait avant 2011, les législatives sont marginales à ses yeux".
L'opposition est divisée en trois blocs: le FSN autour d'Ennahdha, les partis de gauche et le PDL, le clivage tenant au rôle d'Ennahdha, selon les experts, formation majoritaire au Parlement pendant 10 ans à laquelle beaucoup de Tunisiens imputent les déboires économiques et sociaux du pays.
Les manifestations contre le "coup d'Etat" de M. Saied ont réuni au maximum 6 ou 7.000 personnes et se raréfient.
"L'alternative qu'ils représentent ne mobilise pas les gens", souligne M. Hannachi, pour qui l'abstention de samedi est l'expression d'"un dégoût pour la classe politique".
Lors de la révolution de 2011 qui a renversé le dictateur Zine El Abidine Ben Ali, "les gens étaient optimistes puis ils ont détesté le comportement des partis", dit-il.
"Il y a un fossé de plus en plus grand entre citoyens et politiciens", confirme Youssef Cherif.
La puissante centrale syndicale UGTT est l'un des rares acteurs capables de faire descendre des gens dans la rue.
"Seul un effondrement économique évidemment pas souhaitable pourrait débloquer la situation", estime M. Redissi.
La Tunisie est plongée dans la crise, aggravée par la guerre en Ukraine, avec une inflation de près de 10% et une pauvreté qui s'accroît.
Kais Saied avait promis aux partenaires étrangers "une feuille de route et elle a été mise en oeuvre", souligne M. Hannachi.
Les Etats-Unis, critiques jusque là des réformes de M. Saied, ont qualifié dimanche les législatives de "premier pas essentiel vers la restauration de la trajectoire démocratique du pays".
La communauté internationale se veut pragmatique à l'égard de la Tunisie, compte tenu de la situation régionale et "au vu des problèmes d'immigration et du conflit entre bloc sino-soviétique et bloc américano-européen", selon M. Redissi.
Le soutien étranger est crucial pour une Tunisie très endettée qui a demandé au FMI un prêt d'environ 2 milliards de dollars.
Se bornant à prendre "note" de la faible participation, la France a exprimé lundi "sa préoccupation" pour le report de l'examen du dossier tunisien au FMI, appelant à une "reprise des discussions" en vue d'"un accord définitif".