Tunisie: Création d'emplois et croissance économique en Tunisie - Deux lignes qui ne se croisent pas ?

26 Décembre 2022

Le constat ne cesse de se confirmer depuis un bon moment et paraît toujours inquiétant : les inégalités géographiques entre les zones rurales et urbaines ainsi qu'entre les régions intérieures et côtières ont persisté, la création d'emplois est faible, l'augmentation des dépenses publiques a fait grimper le déficit budgétaire qui, combiné à un déficit croissant de la balance courante, a mis en évidence la non-viabilité du modèle de développement économique... Puis est arrivée la pandémie du Covid-19, qui a aggravé les perspectives économiques et exacerbé les déséquilibres existants.

Aujourd'hui, la Tunisie est confrontée à une croissance économique limitée, à des déficits budgétaires et de la balance courante, et à des résultats sur le marché du travail qui sont insatisfaisants pour la majorité de la population. Pour identifier les éléments responsables des ces performances insuffisantes, dans son dernier rapport sur le "Paysage de l'emploi en Tunisie", la Banque mondiale se penche sur la problématique de l'absence de croissance économique pour décortiquer la situation et mettre le doigt là où ça fait mal.

Des gains estompés

En reculant un peu dans le temps, l'institution de Bretton Woods indique, qu'avant la révolution, la croissance économique a été soutenue par les gains de productivité du travail et par la création d'emplois par la suite. Entre 2006 et 2011, la production par travailleur, une mesure de la productivité du travail, a augmenté de près de 3% par an et a été le principal moteur de la croissance économique, avec une contribution de 104,6 %. La démographie, représentée par la part de la population en âge de travailler dans la population totale, a contribué à hauteur de 20%.

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Et l'emploi, mesuré par le rapport entre les personnes ayant un emploi et la population en âge de travailler, a contribué de façon négative (-24,5 %), étant donné que la création d'emplois n'a pas suivi l'augmentation de la population en âge de travailler. Entre 2011 et 2017, après la révolution, les gains de productivité du travail se sont estompés (+0,2 % par an en moyenne), la croissance de la valeur ajoutée ayant été dépassée par la création d'emplois. L'emploi a augmenté à un taux de 1,7 % par an en moyenne et a contribué à 80,4 % de la croissance économique, devenant ainsi le principal moteur de la croissance économique.

La démographie a eu un effet négatif négligeable sur la croissance, car le nombre de personnes âgées a augmenté plus rapidement que la population en âge de travailler. La BM estime donc que sur la période la plus récente (2011-17), la Tunisie est le pays dont la contribution de la productivité du travail à la croissance économique est la plus faible parmi les pays de comparaison et se distingue parce qu'elle affiche le plus grand effet positif de la création d'emplois sur la performance économique.

Baisse continue de la pauvreté, mais...

La réduction de la pauvreté s'est poursuivie sans interruption entre 2000 et 2015 et s'est accélérée entre 2010 et 2015, grâce à une expansion des transferts publics et des emplois dans le secteur public. Mesuré par rapport au seuil de pauvreté national, le taux de pauvreté, estimé à 25,4 % en 2000, a baissé à 23,1 % en 2005 et à 20,5 % en 2010. Et entre 2010 et 2015, le taux de pauvreté a diminué de 5% pour atteindre 15,2% en 2015. En effet, au lendemain de la révolution, la Tunisie a renforcé le programme de transferts monétaires, connu sous le nom de Programme National d'Aide aux Familles Nécessiteuses.

A cet égard, le nombre de ménages bénéficiaires a augmenté de façon spectaculaire, passant de 176.000 en 2011 à 234.000 en 2015, et le montant du transfert a été porté de 72TD en 2010 à 150TD en 2015 (en termes réels). En outre, une assurance maladie à prix réduit a été fournie à un nombre croissant de ménages vulnérables, et de généreuses subventions à la consommation ont continué à protéger le pouvoir d'achat. Par ailleurs, l'emploi dans le secteur public a considérablement augmenté avec la loi de 2012 favorisant l'accès à l'administration publique des blessés de la révolution et des personnes couvertes par l'amnistie de 2011 ainsi que lors des années suivantes.

Les disparités persistent

Pourtant, d'importantes disparités en termes de niveau de vie persistent entre les zones urbaines et rurales ainsi qu'entre les régions intérieures et côtières. En 2015, environ 26% de la population des zones rurales était pauvre, contre 10% dans les zones urbaines. La pauvreté est élevée dans le CentreOuest (30,8%) et le NordOuest (28,4%) par rapport aux zones côtières (Banque mondiale et INS 2020).

Bien que l'incidence dans ces dernières, le Grand Tunis (5,3 %), le Nord-Est (11,6 %) et le Centre-Est (11,5 %) soit faible par rapport au reste du pays, il existe des poches de pauvreté. De même, les écarts géographiques persistent sur le plan des inégalités. Une grande partie de l'inégalité est due aux disparités entre les zones urbaines et rurales et entre les régions. En 2015, dans les zones urbaines, l'indice de Gini était estimé à 35, tandis que, dans les zones rurales, il était de 31,9, et l'écart s'est creusé au fil du temps.

Élasticité emploi-croissance la plus élevée

Depuis la révolution de 2011, l'élasticité emploi-croissance s'est redressée et est supérieure à l'élasticité moyenne des pays à revenu intermédiaire. L'élasticité de l'emploi à la croissance, laquelle mesure la hausse de l'emploi si l'économie croît de 1 point de pourcentage, est passée de 0,28 pour la période 2006-11 à 0,89 pour la période 2011- 17. C'est pourquoi un point de pourcentage de croissance est associé à une hausse de l'emploi de 0,90 point de pourcentage.

Cette élasticité est plus élevée par rapport aux tendances historiques en Tunisie (0,61 et 0,57 pour les périodes 1980-89 et 1990-99, respectivement), aux groupes de revenus de comparaison (0,35 pour la période 2011- 17), aux estimations régionales (Afrique du Nord) et mondiales (0,51 et 0,30 pour la période 1999-2003, respectivement), et aux estimations pour les pays de comparaison (à l'exception de la Jordanie).

Un déficit net d'emploi d'environ 18.000 postes par an

Si la croissance économique avait été un peu plus élevée, par exemple 3,5% par an, l'emploi aurait augmenté à un taux annuel d'environ 3%, contre le 1,6% annuel observé. L'industrie manufacturière est le secteur dont l'élasticité de l'emploi est la plus élevée depuis 2011, suivie par les autres services (notamment l'immobilier, les services d'assistance commerciale et les activités sociales et culturelles), l'hébergement et la restauration, et les services financiers. Pourtant, la création d'emplois reste insuffisante pour suivre l'augmentation de la population active, en particulier chez les diplômés universitaires. Entre 2006 et 2017, l'économie tunisienne a créé des emplois à un taux annualisé de 1,4 %, en moyenne. Sur la même période, la population active a augmenté de 1,7 % par an et la population en âge de travailler de 1,2 % par an.

Cela signifie que la Tunisie a connu, en moyenne, un déficit net d'emploi d'environ 18.000 postes par an. Les chiffres globaux cachent cependant d'importantes différences selon le niveau de scolarité. La création d'emplois chez les Tunisiens non scolarisés ou titulaires d'un certificat d'études primaires a été plus rapide que leur entrée dans la vie active, ce qui a contribué à la baisse du chômage chez les personnes peu instruites. En parallèle, l'emploi des Tunisiens ayant suivi un enseignement secondaire et, surtout, supérieur, n'a pas été suffisant pour suivre l'augmentation de leur nombre dans les rangs de la population active, ce qui a affecté les diplômés universitaires de manière disproportionnée.

Le commerce, la fabrication de produits non textiles, l'administration publique, l'enseignement et les services de santé ont été les principaux moteurs de la croissance de l'emploi après la révolution. Estimé à 0,9 % avant la révolution, le taux de croissance annualisé moyen de l'emploi s'est accéléré pour atteindre 1,6 % en 2011-17. Entre 2006 et 2011, le taux de création d'emplois a été considérable dans le secteur du bâtiment (4,5%). En revanche, en 2011-17, les services bancaires et d'assurance (5,2%) et l'hébergement et la restauration (3,2%) étaient les secteurs en tête du classement en termes de taux de création d'emplois. Toutefois, de par l'importance de la taille initiale, l'administration publique, les services de santé et d'enseignement (+11.700 par an), le commerce (+11.550 par an) et la fabrication de produits non textiles (près de +10.000 par an) ont contribué à plus de 60% de l'ajout net d'emplois pour la période 2011-17.

Une masse salariale hypertrophiée

L' augmentation d e s embauches dans le secteur public, accompagnée d'une hausse des salaires et de l'expansion des transferts publics, a accru le déficit budgétaire. Pour faire face au défi de l'insécurité et des revendications sociales qui ont suivi la révolution de 2011, les embauches dans le secteur public ont considérablement augmenté. En 2012, le nombre de fonctionnaires a augmenté de plus de 88.000 (près de 20%) par rapport à 2011 et, sur la période 2011- 17, le nombre de fonctionnaires a augmenté de près de 200.000 (45% sur toute la période) (INS 2017, 2019). L'augmentation du nombre de fonctionnaires, conjuguée à la hausse des salaires et à l'intensification du programme de transferts en espèces, a entraîné une hausse du déficit budgétaire, qui est passé d'une moyenne de -2,4 % du PIB en 2000 et 2010 à -5 % du PIB, en moyenne, entre 2011 et 2019.

La masse salariale hypertrophiée a contribué à supplanter les autres dépenses publiques ; en 2020, elle a consommé environ 75 % des recettes fiscales, et elle représentait près de trois fois l'ampleur des investissements publics et près de six fois le montant des dépenses publiques consacrées aux programmes sociaux (FMI 2021).

En outre, les déficits des comptes courants se sont creusés en raison du déclin des exportations et des investissements, de l'absence de reprise de la croissance économique et de l'augmentation de la consommation. En raison de l'incertitude politique, de l'insécurité liée aux attentats terroristes et de la lenteur des progrès des réformes structurelles, la contribution des investissements et du commerce net à la croissance du PIB a diminué à partir de 2011.

Le taux de croissance annuel moyen des exportations est tombé à 3,6 % en 2000-10 et à 1,0 % en 2011-19, tandis que le taux de croissance annuel moyen des investissements est passé de 3,1 % à -0,1 %. La consommation publique et privée est récemment devenue le moteur de la croissance du PIB, ce qui implique une réorientation de l'économie vers une voie de développement économique moins durable, par opposition à une croissance tirée par les investissements et le commerce. La détérioration des exportations nettes, associée à une baisse des recettes du tourisme et à un flux à peu près constant de transferts de fonds, a récemment porté le déficit de la balance courante à plus de 10 % du PIB.

La pandémie du Covid-19 a aggravé les perspectives économiques. Le PIB de la Tunisie a diminué de 8,8% en 2020. La plus forte réduction a été observée dans le secteur des services, notamment dans l'hébergement et la restauration et dans les transports. La réponse budgétaire au ralentissement économique a fait grimper à la fois le déficit budgétaire et la dette publique en 2020. Les estimations pour le deuxième trimestre de 2021 indiquent une augmentation de 16,2% par rapport au même trimestre de 2020, grâce aux activités d'hébergement et de restauration, au textile, au raffinage du pétrole et au secteur du bâtiment. Les estimations récentes pour le troisième trimestre 2021 ne montrent qu'une faible hausse (0,3%) par rapport au même trimestre en 2020, l'effet positif de la plupart des secteurs s'étant estompé.

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