Tunisie: Rétrospective 2022 | Abdelkader Boudriga, président du cercle des financiers tunisiens à La Presse - "Favoriser l'émergence d'une nouvelle génération qui prend les rênes de l'économie"

28 Décembre 2022

Loin des objectifs de rétablissement macroéconomique, ressassés à longueur de journée dans les médias, l'expert financier prône de nouvelles politiques de dynamisation de la croissance économique. Entretenir la dynamique entrepreneuriale, passer à l'économie de création, retenir les talents, miser sur l'économie sociale et solidaire... seraient, selon Boudriga, la clé de voûte de la relance économique. Car 2023 serait une année difficile. Et pour l'expert, ce sont les jeunes entrepreneurs innovants qui ouvrent une brèche d'espoir, alors que l'heure est grave. "Cet Etat corporatiste a connu des réussites, mais aussi des échecs. Je pense qu'il faut un vrai changement de paradigme. Le vrai potentiel se niche dans cette dynamique entrepreneuriale autour des start-up et des entreprises PME", affirme Boudriga. Il apporte son éclairage. Entretien.

Selon les prévisions du FMI, le taux de croissance économique devrait s'établir en 2022 à 2,2%. Comment évaluez-vous cette évolution, surtout que la Tunisie a raté sa reprise technique en 2021?

En termes de chiffres et d'indicateurs, c'est vrai qu'on est dans une situation qui est assez difficile et délicate, dans le sens où on n'arrive pas, depuis pratiquement 12 ans, à dépasser les 3% de taux de croissance. Sur les 12 dernières années, hormis l'année 2020 qui est une année exceptionnelle, on a réalisé une moyenne de 1,6%. Même en 2021 on n'a pas réussi à faire la reprise technique pour revenir au même niveau de PIB que 2019. Peut-être qu'en 2023 (c'est-à-dire après trois ans de l'apparition de l'épidémie), on retrouvera le niveau pré-Covid du PIB. Mais en même temps, on est dans une situation similaire à plusieurs autres pays caractérisée par une inflation élevée qui cohabite avec une sorte de récession économique.

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Donc, on est proche d'une situation de stagflation. Pourquoi en est-on arrivé là? Pour diverses raisons. La première, nous avons des problèmes structurels liés au modèle de développement, ce modèle intermédiaire qui n'arrivait plus, depuis plusieurs années (même avant 2011) à assurer des niveaux de croissance élevés. La baisse de la productivité des facteurs a, aussi, contribué au ralentissement de l'activité économique, outre l'instabilité politique qui règne depuis 12 ans (d'ailleurs la situation politique n'a pas l'air de s'améliorer).

Il faut dire que l'instabilité politique a des conséquences en termes d'efficacité des gouvernements, de confiance, mais aussi de capacité à mettre en place les réformes requises. Il faut transformer le pays pour nouer avec une croissance supérieure à 5 ou 6%. Et puis, structurellement, il y a aussi la question de la démocratie et du modèle de participation plutôt proche d'un modèle Bottom up qui fait appel à tous les acteurs. Un tel modèle implique des inefficacités qui se manifestent au niveau des politiques publiques, de l'instabilité politique, et même de l'incapacité à imposer la règle de droit...

Donc, il y a des inefficacités qui sont liées à la transition démocratique et à la participation qui est, toutefois, souhaitable. Le fait de ne pas avoir tenu compte de ces risques a fait que ces défaillances structurelles surgissent. Bien sûr, il y a des causes structurelles liées au déficit public, à l'endettement de l'Etat, la caisse de compensation et la gestion des entreprises publiques. Ce sont toutes des causes structurelles. Mais ce ralentissement de l'activité économique s'explique aussi par des causes conjoncturelles liées à la pandémie Covid-19.

Et là encore, on n'a pas réussi à saisir les changements et les transformations qui ont eu lieu dans le monde pour pouvoir profiter et exploiter les nouvelles opportunités qui s'offrent. Ces changements même s'ils peuvent nous exposer à de nouveaux risques (donc créent des fragilités), ils ouvrent un boulevard à de nouvelles possibilités, à un potentiel d'opportunités. Malheureusement, c'est pour cette raison qu'on a raté la reprise technique. On n'a pas su s'adapter et on n'avait pas, en tant que pays de manière générale, l'agilité nécessaire pour s'adapter.

La deuxième cause conjoncturelle, c'est la crise russo-ukrainienne qui a eu des conséquences importantes sur les chaînes d'approvisionnement dans le monde, mais aussi sur les prix, la croissance, les dynamiques de croissance, notamment en Europe qui est le premier partenaire de la Tunisie. Il y a, forcément, un impact direct sur la Tunisie, notamment en termes de croissance, mais aussi en termes d'inflation importée et de pression sur les taux de change. En somme, le pays fait, aujourd'hui, face à des problèmes endogènes et exogènes. La première catégorie est liée aux problèmes structurels, notamment l'instabilité politique (on n'a pas trouvé le bon modèle politique qui garantit la participation de tout le monde, mais de manière transparente et efficace), à l'incapacité à avoir un gouvernement efficace et à imposer la règle de droit. L'inefficacité s'est même traduite à travers l'incapacité à produire une loi de finances dans les délais de manière transparente et participative.

Quelles sont les conséquences du retard enregistré dans l'approbation de l'accord avec le FMI? Et quelles sont les répercussions économiques au cas où l'institution financière n'approuve pas l'accord négocié ?

Les résultats sont clairs et nets. Sans accord avec le FMI, la situation sera difficile. La seule solution dans ce cas serait de s'endetter sur le marché local, ce qui aurait des effets néfastes: un effet d'éviction sur l'économie, un risque d'inflation puisqu'il y aura certainement de la création monétaire. L'inflation et la création monétaire engendrent des pressions énormes sur le dinar, donc l'épuisement des réserves en devises et la dépréciation du dinar. Comme il faut rembourser des dettes en devises arrivées à échéance, il faut s'emprunter, dans ce cas, en monnaie locale pour effectuer les remboursements en devises. Cela va créer énormément de pression, une dépréciation et un dérapage du dinar.

Ce scénario risque-t-il de se produire?

Si l'accord n'est pas approuvé par le FMI, oui. Parce que la seule solution serait d'aller sur le marché domestique et de s'endetter en dinars. Il n'y a pas d'autres solutions. Sauf si on va mettre en place un modèle qui nous permet de réaliser 10% de croissances ce qui n'est pas envisageable aujourd'hui. Même si c'est le cas, je dis toujours qu'il est souvent difficile qu'un pays sous programme avec le FMI s'en sorte indemne. Le FMI joue son rôle. Sa mission est de s'assurer de la stabilité du système financier et du système de paiement à l'échelle internationale. Mais, souvent, les pays qui entrent dans un programme FMI connaissent des difficultés pendant de longues années. J'aurais préféré ne pas solliciter le FMI en 2012 et 2013 et compter sur ses propres efforts. On l'a fait et c'était une solution de facilité et, pourtant, on n'a pas réalisé ce qu'on est appelé à faire. On était, aussi, incapable de produire une loi de finances dans les temps, alors qu'on a signé un accord staff-level agreement en octobre dernier. Est-ce que cela va nous permettre d'obtenir l'approbation du FMI en janvier? C'est tout ce que je souhaite pour le pays. On souhaite qu'on arrive à conclure cet accord le plus tôt possible.

Est-ce que la Tunisie risque de sombrer dans la stagflation en 2023 ? Et est-ce qu'on est déjà en situation de stagflation?

Pratiquement oui. Parce que les taux de croissance enregistrés sont loin des taux souhaités et ciblés. A l'échelle mondiale et notamment européenne, les perspectives ne sont pas très bonnes. Il y a aussi des risques liés à l'instabilité politique, mais aussi à la non-approbation d'un accord avec le FMI. Sur un autre plan, on ne voit pas réellement qu'il y a une vraie stratégie pour relancer la dynamique économique. Tout cela présage d'une situation où il n'y aura pas vraisemblablement assez de croissance. Peut-être qu'on atteindra les 2,2%, voire 2,4%.

Du côté de l'inflation, il n'y a pas des perspectives qui sont très positives. La Banque centrale essaie de faire des efforts, mais ce n'est pas suffisant parce que justement il y a le risque que tout resserrement de la politique monétaire contraint la dynamique de croissance économique. Très probablement, on sera dans une situation proche d'une situation de stagflation. C'est une situation atypique et dangereuse parce que les politiques monétaires ne sont plus des politiques efficaces. D'un côté, il faut augmenter les taux directeurs (ou utiliser d'autres instruments) pour maîtriser l'inflation et de l'autre côté, la croissance est molle. Le resserrement de la politique monétaire risque de rallonger l'épisode de stagnation de l'activité, ce qui se traduit par un risque d'erreur élevé en termes de design de politique monétaire.

A l'incertitude politique, s'ajoute une autre incertitude relative à l'efficacité de la politique monétaire. On n'est pas sûr des résultats des choix qu'on fait. Dans une situation similaire enveloppée de tant d'incertitudes où, de surcroît, des facteurs exogènes interviennent et entrent en jeu, on ne voit pas aujourd'hui d'environnement qui permet de présager que la situation économique va s'améliorer en 2023. Bien sûr la situation n'est pas évidente, je suis en train d'analyser ce qu'on est en train d'observer: Pas de vision économique, des difficultés à trouver un accord avec le FMI, un espace budgétaire très limité qui ne permet pas à l'Etat d'intervenir et de booster l'économie et on est, par ailleurs, toujours dans un modèle qui a atteint ses limites en termes de développement économique, une fuite de talents, et un environnement international qui n'est pas propice économiquement (même s'il présente des opportunités, il nous expose à des fragilités énormes).

Lorsque j'analyse de manière objective et neutre la situation, je dirais peut-être que pour la première fois, dans l'avenir proche et à court terme, nous aurons une année très difficile. Sauf miracle, ou un changement important des mindset et des mentalités, ou au niveau de la conjoncture internationale qui pourrait être à l'avantage de l'économie tunisienne. Mais aujourd'hui, l'étau se resserre autour de l'économie tunisienne. Il reste un petit espoir, c'est la diversification de l'économie tunisienne et la dynamique entrepreneuriale au niveau des petites entreprises qui sont dans l'innovation et dans les technologies et qui comptent sur elles-mêmes indépendamment de ce qui se passe en termes de politique économique structurée.

Car en Tunisie, on a deux mondes: un monde formalisé classique, historique représenté par le secteur privé, les corps intermédiaires et le secteur public et un autre monde caractérisé par une dynamique différente menée par de jeunes entrepreneurs et de petites entreprises qui se battent tous les jours pour innover, trouver des marchés, exporter et qui souvent, malheureusement, opèrent en dehors du système, notamment en matière de financement, paiement en devises... Pour moi, c'est ce deuxième monde qui pourrait sauver le pays.

Si on est dans l'urgence économique, alors quelles sont les priorités économiques auxquelles il faudra s'attaquer en 2023?

La Tunisie a besoin d'une vraie rupture, une vraie transformation. Le monde économique et social tel qu'on a connu pendant les 40 ou 50 dernières années était caractérisé par la relation triptyque secteur privé, secteur public et organisations professionnelles. Cet Etat corporatiste a connu des réussites, mais aussi des échecs. Ce monde-là, on a essayé au cours des 10 dernières années de le transformer, le changer, malheureusement, on n'y a pas réussi. Je pense qu'il faut un vrai changement de paradigme. Le vrai potentiel se niche dans cette dynamique entrepreneuriale autour des start-up et des entreprises PME (qui représentent d'ailleurs 80% des entreprises et qui contribuent le plus à la dynamique de création d'emplois, et toutes les études le démontrent). Ces acteurs-là, sont exclus du système bancaire et financier en Tunisie. Ils ne sont représentés par aucune organisation, parce qu'ils se débrouillent tous seuls. Ces entreprises, ont besoin d'un environnement des affaires qui soit concurrentiel, équitable et ouvert à la compétitivité (c'est ce qu'on appelle la contestabilité des marchés).

Vous faites allusion à l'économie de rente?

Pas forcément. La non-contestabilité du marché n'est pas exclusivement la caractéristique de l'économie de rente. Elle se manifeste aussi dans les marchés où il n'y a pas d'économie de rente. Les PME et les startup sont des opérateurs qui ne peuvent pas se financer auprès des banques parce que ces dernières ne sont pas les structures les mieux adaptées à les financer (les tickets sont très petits et ils n'ont pas de garantie). Il faut imaginer un autre système qui permet de financer ces acteurs et je pense, notamment, à la mésofinance qui peut avoir un avenir. Il faut, aussi, fournir des marchés à ces PME. Je suis contre l'idée d'octroyer des incitations directes ou des suspensions. Si on veut que les PME réussissent, il faut leur donner des marchés.

Mais il y a un décret qui stipule l'octroi d'une préférence de 20% des marchés publics au profit des opérateurs tunisiens ?

C'est une disposition qui a été intégrée dans un décret qui date de 2005. Et récemment, on a attiré l'attention à la nécessité d'appliquer cette disposition. Mais sur les 20%, on attribue seulement 3%. Ce gap représente environ 4.000 millions de dinars de marchés publics par année. Ce qui est énorme parce que c'est grâce à ce montant-là qu'on peut créer énormément d'emplois. L'autre piste, c'est l'économie sociale et solidaire qui représente dans certains pays 20% du PIB. C'est une autre façon d'organiser l'activité économique et partager la valeur créée. L'économie sociale et solidaire n'est pas uniquement la création de valeur, c'est aussi un mécanisme qui permet de partager la valeur créée. Finalement, notre challenge, c'est comment sortir de ce modèle d'économie intermédiaire.

Vous n'avez pas, pourtant, évoqué la nécessité de rétablir les équilibres macroéconomiques ?

Ce n'est pas parce que les équilibres macroéconomiques ne sont pas importants que je ne les ai pas évoqués, mais ce n'est pas cela qui va nous permettre de revenir au niveau de croissance de 2006 et 2007. Renouer avec des taux de croissance élevés est le nerf de la guerre. Pour atteindre des taux de 5 et 6%, il faut se tourner vers les petites entreprises et la dynamique entrepreneuriale autour des start-up, vers l'économie sociale et solidaire parce qu'elle permet de créer la valeur et la partager, mettre en place un programme pour retenir les talents qui sont indispensables pour le progrès de chaque pays, notamment si on veut passer à une économie de création de valeur. Ce type d'économie est essentiellement basé sur l'innovation et la créativité et donc nécessite des ingénieurs et des gens créatifs. Aujourd'hui, il y a une piste importante qui est l'économie culturelle, l'économie de contenu. C'est là où on peut réaliser de la croissance.

Mais sans talents, comment peut-on mettre en place un tel modèle. Si la finalité est de faire des taux de croissance élevés, il faut miser sur l'économie de création. Et pour ce faire, il faut une nouvelle génération et une dynamique entrepreneuriale. Dans le monde entier, aucune transformation n'est possible sans la création de nouveaux champions qui vont challenger le système et, au cours des dix dernières années, on n'a pas créé de nouveaux champions. Le défi, c'est comment créer ces nouveaux champions, comment retenir les talents et passer à une économie d'innovation. Peut-être qu'il faut qu'une nouvelle génération émerge et prenne les rênes de l'économie du pays.

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