Ile Maurice: Patricia Adèle-Félicité - "Il y a définitivement un appauvrissement de la classe moyenne"

28 Décembre 2022

Depuis les trois dernières années, la classe moyenne s'est appauvrie et les personnes gagnant entre Rs 14 000 et Rs 20 000 n'arrivent plus à faire bouillir la marmite. Or, celles-ci ne sont pas prises en compte dans la majorité des services d'aide sociale de l'État, qui se concentrent sur la pauvreté absolue. Ces services devraient s'étendre à cette catégorie de personnes aussi, estime la secrétaire générale de Caritas île Maurice, organisation qui œuvre à relever l'homme et à l'autonomiser.

Depuis la pandémie du Covid-19, avez-vous noté une paupérisation des familles les plus vulnérables et un appauvrissement de la classe moyenne ?

Définitivement, d'autant plus qu'à Caritas, nous suivons la situation depuis les trois dernières années avec notamment l'impact du Covid-19 et l'échouement du MV Wakashio. Nous avons vu une augmentation dans les demandes d'aide et un changement de profil de nos bénéficiaires, déterminé par notre enquête menée en juin dernier.

Cette étude de profils a concerné combien de bénéficiaires ?

Il y a eu une diminution du nombre de bénéficiaires en raison des restrictions sanitaires touchant nos services de formation mais une augmentation de familles ayant besoin d'un secours d'urgence. Autrefois, Caritas accompagnait environ 10 000 familles par an à travers tous ses services. Depuis ces trois dernières années, il y a 7 000 familles, qui se tournent vers nous, surtout pour une aide d'urgence. Nous avons mené une enquête auprès de 5 000 d'entre elles, qui se tournent vers nous régulièrement et 85 % de ces 5 000 familles sont dans l'insécurité alimentaire, c'est-à-dire qu'elles cherchent de la nourriture.

%

Parmi, il y a des familles qui travaillent mais qui n'arrivent plus à joindre les deux bouts, celles vulnérables et des familles de la classe moyenne, dont les membres étaient employés dans le secteur des services et où l'un des deux parents a perdu son emploi ou encore ceux qui travaillent toujours mais qui n'obtiennent plus de paiement d'heures supplémentaires, qui les aidaient à faire tourner le ménage. Un autre point à souligner est que 200 de ces personnes perçoivent déjà une allocation du ministère de la Sécurité sociale et pourtant, elles n'arrivent pas à boucler leur fin de mois. Ceux ayant le plus souffert de ces situations sont les enfants, qui ne prennent plus qu'un seul repas par jour. Cette situation criante a fait que nous avons dû redémarrer nos programmes d'aide alimentaire pour les écoliers en juin et je dois dire qu'il y a eu une belle initiative de certains parents, notamment à Pointe-aux-Piments, qui se sont organisés pour offrir le petit déjeuner et un panier pour midi aux enfants, avec l'aide de nos équipes. Cette situation nouvelle a fait que nous avons dû réactualiser nos connaissances et les capacités de nos 52 équipes, soit 500 personnes sur le terrain, à travers cinq sessions de formation dans cinq régions pour qu'elles arrivent à mieux mobiliser les ressources en nature et en argent, à mieux les gérer et à prendre soin des donateurs aussi. Il était important pour nous de leur donner les outils pour répondre à ces nouvelles demandes. Caritas a trois pôles d'intervention : l'accompagnement au développement, qui comprend le secours d'urgence, l'écoute et l'encadrement des enfants ; le service de formation, qui comprend les cours d'alphabétisation fonctionnelle, de Life skills, de pâtisserie-boulangerie, de techniciennes de maison, l'accompagnement scolaire ; et finalement le logement, soit l'accompagnement des familles pour avoir accès à un logement social. Puis, il y a les abris de nuit et la maison de relais.

Cette étude du profil des bénéficiaires et la formation de vos équipes de terrain ont débouché sur quoi ?

Nous avons mis en place des projets de sécurité alimentaire pour rendre les familles autonomes et leur permettre de générer des revenus additionnels. Nos équipes continuent à faire des collectes de vivres tous les deux mois auprès des supermarchés, qui nous ont donné accès à leur local. Nous avons noté une baisse dans la quantité et la qualité des dons. De nos jours, les gens donnent surtout des pâtes alimentaires alors qu'avant, il y avait des produits alimentaires de base de qualité. Nous avons lancé une campagne pour inciter les donateurs à offrir cinq aliments de base, à savoir l'huile, le lait, le beurre, le riz et le fromage ; et depuis novembre, il y a certaines entreprises, qui veulent faire des dons en plus du CSR pour nourrir des familles. Nous leur avons proposé ces cinq aliments pour compléter les produits manquants de nos collectes et elles ont joué le jeu.

Depuis le Covid-19, nous essayons d'éliminer les food packs pour diminuer les coûts logistiques d'empaquetage, de cartons et de transport. Partout dans l'humanitaire aujourd'hui, on donne des coupons alimentaires pour respecter la dignité des personnes que nous aidons. Avec nos partenaires, nous avons travaillé pour donner le choix à nos bénéficiaires d'avoir accès à des produits frais en remplaçant les food packs par ces coupons alimentaires, avec des restrictions toutefois sur l'alcool et les cigarettes. Nous réclamons les tickets de caisse pour nous assurer que ces coupons soient utilisés à bon escient. Je salue les supermarchés et les commerces de proximité, avec qui nous avons une très bonne collaboration à cet effet.

Vous parlez de diminution dans la quantité et la qualité des dons. Est-ce à dire que le Mauricien a perdu de sa générosité ?

Je ne peux pas dire cela. À Caritas, nous voyons tout de même la générosité des Mauriciens. Par exemple, lorsque le premier confinement a été imposé le 19 mars 2020, dès le lendemain, nous avions reçu suffisamment de dons pour nous préparer à aider les familles dans le besoin. Nous avons travaillé sur la réintroduction des dons individuels déductibles de la taxe et le ministère des Finances l'a accepté. Un individuel peut aujourd'hui déduire jusqu'à Rs 50 000 de ses revenus taxables. Ce faisant, nous voyons revenir les parrains, qui soutenaient nos services et on continue à faire campagne à cet effet. La manière dont Caritas travaille est que plus nous recevons des dons, plus nous pouvons donner. Nous avons des équipes sur le terrain, qui recherchent toujours de l'aide et lorsqu'une entreprise nous offre une centaine de coupons alimentaires, par exemple, nous devons faire le tri et voir ceux qui en ont le plus besoin car il faut reconnaître que nous avons moins de moyens que les années précédentes car les dons CSR des entreprises ont diminué de 75 %, surtout du côté des petites et moyennes entreprises, et même du côté des grosses fondations. Autrefois, nous recevions l'aide de cinq à six de ces fondations alors qu'aujourd'hui, il n'y en a que deux ou trois qui nous aident. Pour réduire l'insécurité alimentaire, nous avons mis l'accent sur l'agriculture durable et nous avons fait un partenariat avec deux ingénieurs, qui sont venus enseigner les bases de l'aquaponie, soit l'élevage de poissons, et la culture de légumes. Six familles bénéficiaires à Mahébourg ont pu mettre ce projet en place après l'échouement du MV Wakashio. Ce projet a été financé par le Global Environment Facility Small Grants Programme du Fonds des Nations unies pour le développement. Nous voudrions répliquer ce genre de projets pour les personnes qui n'ont pas de cour ou de terrain. Elles peuvent le mener à bien sur le toit de leur maison.

Nos jardins communautaires, mis en place par six à sept de nos équipes, connaissent un succès et là, nous travaillons avec Mission Verte pour former 100 familles à l'éco-agriculture ou l'agriculture bio. Grâce à des parrains comme MOL Charitable Trust, Ferney et la HSBC, nous avons pu offrir cinq à huit poules pondeuses par famille à une centaine d'entre elles comme supplément alimentaire. Nos équipes sur le terrain ont noté que ce projet est devenu thérapeutique car des familles se mettent ensemble en temps de crise, elles socialisent et font cette activité avec leurs proches. Cela leur permet d'oublier momentanément leurs problèmes.

Quel autre feedback vos équipes sur le terrain vous rapportent ?

Après une étude des besoins sur le terrain, nous avons réalisé que nous sommes loin de comprendre la détresse des familles. Vous pouvez passer devant une jolie maison en dur, qui paraît cossue mais à l'intérieur, il y a la solitude, la maladie, des problèmes relationnels, financiers et sociaux. Plusieurs de nos équipes reviennent du terrain bouleversées car si pendant le Covid-19 et même avant, on a vu une résilience des familles pauvres, la classe moyenne, qui n'était pas dans la pauvreté absolue, est tombée à genoux. Il y a une honte pour ces familles de la classe moyenne à venir solliciter de l'aide. Plusieurs d'entre elles, qui s'étaient fait enregistrer sur la liste de Caritas, demandent à enlever leur nom de cette liste lorsque nous les contactons. Leur dignité les empêche de se tourner vers nous. Nos équipes de quartier nous le signalent et nous allons vers ces familles malgré tout. Beaucoup de choses se font dans l'anonymat aussi.

Comment voyez-vous l'avenir ?

Nous avions l'espoir avec la réouverture des frontières et la reprise du tourisme et nous avons mis beaucoup d'énergie dans l'accompagnement de nos équipes. Il y a eu une amélioration de la situation mais il y a toujours l'incertitude en raison de la vie chère et l'avenir incertain. Nous continuerons à mettre l'accent sur l'autonomisation et la formation et nous allons étendre nos formations par des cours de cuisine, par exemple. Nous avons relancé les cours d'alphabétisation et de Life skills pour que les gens aient confiance en eux et se fixent des objectifs pour avancer. Nous avons de très bonnes relations avec la National Social Inclusion Foundation, qui accompagne nos centres d'éveil et abris de nuit. Je tiens à faire ressortir quelque chose : tous les programmes mis en place par l'État concernent la pauvreté absolue mais on ne peut parler de pauvreté absolue pour ceux qui gagnent entre Rs 14 000 et Rs 20 000 par mois. Or, le panier de la ménagère aujourd'hui tourne autour de Rs 24 000 et ce sont ces personnes qui sont particulièrement dans le besoin. Il ne faut plus se concentrer sur la pauvreté absolue seulement car l'autre tranche de la population n'est pas prise en compte par les différents programmes d'aide. Il faudrait revoir ces paramètres pour l'aide sociale.

Et l'avenir pour Caritas île Maurice ?

Depuis les années 80, nous faisons de l'accompagnement psychosocial pour le développement de la personne et nous allons continuer. Nous avons des ongoing projects et ils vont se maintenir. Nous allons réintroduire les soutiens alimentaires pour ceux qui sont scolarisés et Caritas travaille avec d'autres partenaires dans des domaines spécifiques pour partager les ressources et être complémentaires. Nous devons venir de l'avant avec des projets d'autonomisation et générateurs de revenus. Nous avons renouvelé notre conseil d'administration et on se donne les moyens d'être professionnels et d'avoir des compétences pour gérer les nouvelles demandes, en adéquation avec nos principes de remettre l'homme debout. Chacun peut apporter sa contribution. Comme j'aime le dire, ensemble on va plus loin, surtout si on fait confiance aux familles elles-mêmes. Elles veulent s'en sortir et il ne faut pas croire le contraire et mettre tout le monde dans le même panier. Le plus pauvre veut améliorer ses conditions de vie dans la dignité.

Les bénéficiaires de Caritas sont-ils concernés par la drogue, qui fait des ravages dans l'île ?

Oui, les addictions font des ravages. Ce ne sont plus les tontons que nous voyons dans les abris de nuit mais surtout des jeunes de 18 ans à monter, qui quittent les shelters et tombent dans les addictions. Ce problème d'addiction affecte toutes les familles. On travaille avec Lakaz A, PILS et le Centre de Solidarité par rapport à ces différentes problématiques.

AllAfrica publie environ 600 articles par jour provenant de plus de 100 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.