Le gouvernement italien a publié le 3 janvier 2023 un décret imposant de nouvelles règles contraignantes aux navires qui opèrent en Méditerranée, dans une logique d'entrave aux opérations de recherche et de sauvetage. Le 7 janvier, le Geo Barents a ainsi été obligé de gagner le port d'Ancône en Italie, alors éloigné d'environ 1 500 km, après n'avoir effectué qu'un seul sauvetage. Jérôme Tubiana, chargé de plaidoyer migration pour MSF, revient sur les conséquences funestes de cette stratégie politique.
Ce décret impose un retour en Italie dès le premier sauvetage effectué. En quoi est-ce une entrave aux secours en mer ?
C'est le point central de ce décret : après un sauvetage, les bateaux de secours sont désormais censés se diriger immédiatement vers l'Italie, peu importe si d'autres embarcations en détresse se trouvent à proximité. C'est ce qu'il vient de se passer, le Geo Barents a été contraint de se rendre à Ancône avec 73 rescapés à son bord. C'est absurde. Dans les faits, il y a le plus souvent plusieurs bateaux en détresse dans une même zone, parfois à proximité immédiate, dont nos équipes reçoivent le signalement à quelques heures d'intervalle. En général, la période intense de sauvetage ne dure pas plus de 48 heures, même si d'autres bateaux en détresse peuvent aussi être rencontrés sur la route pendant que le Geo Barents remonte vers un lieu de débarquement sûr. Les cas où les bateaux de secours n'effectuent qu'un seul sauvetage sont rares.
Lorsque j'étais à bord du Geo Barents, en août 2022, les équipes MSF ont réalisé 7 sauvetages en l'espace de quelques jours dans les zones de recherche et de sauvetage libyenne et maltaise. Que se serait-il passé si nous avions dû rentrer au port après notre premier sauvetage ? Des personnes seraient mortes noyées, tout simplement. Après une série de trois sauvetages, nous avons reçu le signalement d'un zodiac en détresse au bout de 12 heures seulement. Il était surchargé et en train de se dégonfler. Il n'aurait pas pu rester à flot encore longtemps. Quant aux embarcations qui ont suivi, dès le lendemain, après plusieurs jours de mer, elles étaient à court de carburant et loin de toutes côtes...
Il y a eu au moins 1 373 morts en Méditerranée centrale en 2022. Le nombre de migrants et demandeurs d'asile qui meurent sur cette route, considérée comme la plus dangereuse au monde, risque d'augmenter si les opérations des bateaux de secours sont freinées ou bloquées pour des raisons politiques. D'autre part, l'idée des autorités italiennes, selon laquelle de telles mesures pourraient permettre de réduire les flux migratoires en direction de l'Italie est illusoire.
Transfert refusé
" Les autorités italiennes ont ensuite refusé qu'on transfère les rescapés sur l'Ocean Viking, qui devait également se rendre à Ancône. Cela aurait permis au Geo Barents de retourner porter secours plus rapidement à des embarcations en détresse. "
Ces dernières années, les personnes sauvées en mer par les bateaux des ONG représentaient à peine 15 % des arrivées en Italie par la mer. Autrement dit, la grande majorité des personnes qui arrivent dans ce pays de l'Union européenne y parviennent d'elles-mêmes ou bien sont secourues par d'autres navires, commerciaux ou de marines nationales, qui respectent leurs obligations légales. Les embarcations que secourent les ONG sont surtout celles qui ont le moins de chances de rejoindre par elles-mêmes les côtes italiennes et dont les passagers ont le plus de chances de mourir en mer.
En quoi ce décret est-il en contradiction avec les lois existantes ?
C'est une question que des juristes, mandatés par MSF et d'autres associations, sont en train d'examiner en détail. Les associations qui effectuent des opérations de sauvetage en Méditerranée agissent selon les principes du droit maritime international, qui imposent aux navires de porter assistance aux personnes en détresse. Ce nouveau décret se place en contradiction avec la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) et la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (Convention SAR), entre autres, des textes extrêmement clairs et complémentaires, dont l'Italie est signataire.
Ce cadre légal n'a d'ailleurs pas été créé spécifiquement pour porter secours à des exilés, il a été conçu pour secourir tout être humain en situation de détresse en mer, quelle que soit sa nationalité, sa provenance ou sa destination. Et ces personnes doivent être secourues par le bateau le plus proche. Les équipes MSF pourraient se retrouver confrontées à un dilemme si deux embarcations en détresse étaient signalées à proximité immédiate du Geo Barents. Elles devraient enfreindre soit le décret italien, soit le droit international. Dans le premier cas, les risques sont réels pour les associations, avec de possibles amendes d'un montant pouvant aller jusqu'à 50 000 euros et une séquestration du navire en cas de récidive. Dans le second, on serait dans une situation de non-assistance à personne en danger. A priori, un droit international bien établi devrait toutefois primer sur une mesure nationale contestable. Mais, ce qu'on nous demande, c'est de laisser des gens se noyer.
Les autorités italiennes mettent-elles en œuvre d'autres mesures pour freiner les opérations de sauvetage ?
Jusqu'ici, les ports assignés aux associations étaient généralement situés en Sicile ou dans le sud de l'Italie, donc relativement proches des zones de recherche et de sauvetage. Malte serait encore plus proche, mais les autorités maltaises ont totalement renoncé à leur rôle de coordination dans leur zone maritime, ne répondant même plus aux demandes des ONG et n'acceptant aucun débarquement. Ce sont donc les autorités italiennes qui gèrent de facto cette zone. Mais parallèlement au décret, les autorités italiennes ont commencé à assigner des ports de plus en plus distants, dans le centre ou dans le nord de l'Italie. En décembre 2022, par exemple, l'Ocean Viking, affrété par SOS MÉDITERRANÉE, a été envoyé à Ravenne, dans le nord de l'Italie.
Le week-end du 7 janvier 2023, le Geo Barents s'est donc vu assigner le port d'Ancône pour son débarquement. Ancône, cela représente trois jours et demi de navigation depuis le lieu du sauvetage, contre une journée et demie pour le port de Catane en Sicile. Les autorités italiennes ont ensuite refusé qu'on transfère les rescapés sur l'Ocean Viking, qui devait également se rendre à Ancône. Cela aurait permis au Geo Barents de retourner porter secours plus rapidement à des embarcations en détresse. Il s'agit clairement d'une stratégie cynique d'entrave aux opérations de recherche et de sauvetage. Jusqu'ici, cela se matérialisait essentiellement par des temps d'attente anormalement longs avant qu'un lieu sûr ne soit assigné pour le débarquement des migrants. Lorsque j'étais à bord du Geo Barents, nous avons attendu par exemple plus d'une semaine avant qu'on nous assigne le port de Tarente comme lieu de débarquement, situé à 24 heures de navigation de notre position, et le débarquement a finalement eu lieu treize jours après notre premier sauvetage.
Même si le droit ne mentionne pas explicitement un débarquement dans le port le plus proche, il est clairement dit que les personnes secourues doivent passer le moins de temps possible en mer, donc être débarquées dans le lieu sûr le plus proche de la zone de secours. Ceci est d'abord justifié par le bien-être des personnes, déjà éprouvées par leur trajet en mer à bord de bateaux de fortune et dans des conditions difficiles.
D'autre part, les personnes secourues en Méditerranée centrale ont souvent vécu de nombreuses années en Libye, dans un contexte où les migrants sont systématiquement emprisonnés, en particulier par des trafiquants qui les torturent pour extorquer de l'argent à leurs proches. Les autorités italiennes ont d'ailleurs implicitement reconnu cette vulnérabilité particulière au début du mois de novembre, en laissant finalement débarquer la totalité des rescapés du Geo Barents, après une vaine tentative de sélection des migrants selon des critères médicaux. La conclusion des médecins dépêchés par les autorités italiennes était claire : toutes ces personnes avaient potentiellement besoin de soins médicaux et psychologiques et ces soins ne pouvaient être fournis à bord d'un bateau, même médicalisé.
Les délais de plus en plus longs pour l'assignation d'un lieu sûr de débarquement, tout comme les distances de plus en plus longues pour atteindre ce port, avant de revenir dans les zones de recherche et de secours, ont aussi des conséquences sur d'autres vies à secourir. Ces jours passés à attendre ou à faire du va-et-vient, ce sont des jours perdus pour secourir des personnes en détresse et donc, certainement, plus de personnes qui meurent en mer.