Une femme tient son bébé dans ses bras, face à la mer en pleine nuit. Cette image, la toute première de Saint Omer, hante l'esprit de Rama (Kayije Kagame), professeure d'université, enceinte depuis peu, qui s'apprête à écrire un roman en traçant un parallèle avec Médée, personnage de la mythologie grecque dont Pier Paolo Pasolini, entre autres, s'est inspiré pour l'un de ses longs métrages.
Perturbée et fascinée par une affaire d'infanticide ayant eu lieu à Berck-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, l'autrice décide de se rendre à Saint-Omer pour assister au procès de Laurence (Guslagie Malanda), l'accusée, jeune femme brillante qui impute son geste inexplicable à la sorcellerie. Le témoignage de cette dernière, à la fois clair et glaçant, viendra remuer bien des choses chez Rama. Son rapport ambigu à la maternité, autant à titre de future mère qu'en tant que fille d'une femme avec qui les rapports n'ont jamais été simples, sera d'évidence bousculé.
Ayant déjà fait sa marque dans le domaine du documentaire, Alice Diop (Nous) se lance maintenant dans la fiction en mettant à profit son expertise. En s'inspirant d'une véritable histoire d'infanticide ayant fait les manchettes en France il y a quelques années, la cinéaste française propose un drame très fort, qui confronte le spectateur à ses certitudes, d'autant que sa mise en scène est entièrement conçue pour mettre le propos de l'avant. Et le trouble qu'il suscite.
Des traits de société
Le récit de Saint Omer consiste essentiellement en un procès, que la cinéaste filme souvent en plans fixes et en plans séquences. Cette approche peut sembler austère, voire radicale, mais elle se révèle ici d'une redoutable efficacité, le spectateur n'ayant d'autre choix que de porter son attention sur ce qu'il voit et, surtout, sur ce qu'il entend. De façon subtile, Alice Diop braque aussi sa caméra sur quelques personnages clés de l'histoire, plus particulièrement la présidente (Valérie Dréville) et l'avocate (Aurélia Petit), sans oublier les réactions de l'auditoire, souvent exprimées intérieurement.
S'étant intéressée à un procès qu'elle a elle-même suivi en présentiel après avoir vu une photo de l'accusée dans Le Monde, Alice Diop aborde avec finesse certains traits de société. Elle évoque notamment les a priori collectivement entretenus envers les citoyens venus d'ailleurs et le racisme " ordinaire " qui en découle.
Au procès, on se demande en outre comment l'accusée, franco-sénégalaise, a bien pu, au cours de ses études, s'intéresser au philosophe austro-hongrois Ludwig Wittgenstein alors qu'elle aurait logiquement dû choisir un penseur " plus près de sa culture ". Saint Omer est d'autre part nourri du regard que porte Rama, une intellectuelle française afrodescendante, sur Laurence, une femme dont le parcours pourrait être similaire au sien.
À cet égard, il convient de souligner les performances remarquables des deux actrices principales. Guslagie Malanda, dans le rôle difficile de l'accusée, parvient à moduler toutes les facettes d'une personnalité complexe sans aucun effet dramatique. En contrepoint, Kayije Kagame exprime magnifiquement le tourment d'une femme dont on suivra également la démarche à l'extérieur de la cour d'assises. On ne saurait passer sous silence non plus les présences très vibrantes des femmes de loi. Le plaidoyer de l'avocate, au cours duquel cette dernière tente de comprendre sans excuser, est un grand moment.
Grâce à une approche naturaliste, très dépouillée, une mise en scène dénuée de tout artifice, Alice Diop expose un cas de figure pratiquement inextricable. Elle force ainsi le spectateur à remettre en cause les idées reçues, sans pour cela orienter son jugement d'aucune façon.
Lauréat du Grand Prix du jury à la Mostra de Venise l'an dernier, Saint Omer est un film extraordinairement puissant.