Selon Maurice Soudieck Dione, Professeur agrégé de Science politique, au-delà de la confrontation entre pouvoir et opposition, l'année 2022 a consacré un rééquilibrage des forces politiques entraînant une certaine violence en partie liée à des décisions juridiques controversées.
Interpellé dans le cadre du rétro de l'actualité politique par Sud quotidien, l'enseignant chercheur à l'université Gaston Berger de Saint-Louis a toutefois tenu à préciser au sujet du débat sur le troisième mandat que si le président Macky Sall présente une troisième candidature qui viole la Constitution, le pays risque de connaître des lendemains incertains avec des tensions et des violences. S'agissant de la relance de la procédure judiciaire dans l'affaire Sweet beauty opposant Adji Sarr à Ousmane Sonko, Maurice Soudieck Dione indique que cette affaire doit être judiciairement élucidée dans la transparence et le respect des droits des parties en conflit, pour que les différents candidats à la Présidentielle de 2024 puissent travailler à présenter aux Sénégalais les solutions alternatives.
L'opposition a fait une percée remarquée lors des élections locales du 23 janvier 2022 et des Législatives du 30 juillet de la même année.
Tenues le 23 janvier 2022, les élections locales ont marqué une avancée significative de l'opposition, notamment la coalition Yewwi askan wi (Libérer le peuple), qui a obtenu des scores appréciables. En effet, dans les circonscriptions où elle a été présente, la coalition Yewwi askan wi a obtenu 717 001 suffrages soit 24,70% des voix, contre 1 224 365 pour Benno Bokk Yaakaar soit 42,17% des voix. La coalition d'opposition Yewwi askan wi a remporté les départements suivants : Keur Massar, Rufisque, Mbacké, Bignona, Oussouye, Ziguinchor ; et les villes suivantes : Dakar, Rufisque, Guédiawaye et Thiès. Cette tendance évolutive de l'opposition s'est confirmée lors des élections législatives du 31 juillet 2022.
La confrontation entre pouvoir et opposition, de même que le processus de rééquilibrage des forces politiques entraînent une certaine violence en partie liée à des décisions juridiques controversées. En effet, la décision de la Direction générale des élections (DGE) d'invalider illégalement la composante des titulaires de la coalition Yewwi askan wi a été confirmée de manière tout aussi illégale par le Conseil constitutionnel. Car la loi électorale établit le principe de l'unicité de la liste des candidats avec une composante de titulaires et une composante de suppléants. En invalidant la composante des titulaires de la liste, le Conseil constitutionnel s'arroge un pouvoir qu'il n'a pas : il investit des suppléants comme titulaires à la place de la coalition Yewwi askan wi.
C'est pour protester contre cette décision que la coalition Yewwi askan wi a voulu organiser une manifestation le 17 juin 2022, mais ce rassemblement a été interdit ; des affrontements s'en sont suivis entre manifestants et forces de sécurité, faisant trois morts et de nombreux blessés. Certains leaders de la coalition ont été arrêtés avant l'heure prévue de la manifestation et dans des lieux éloignés du lieu prévu du rassemblement, notamment Déthié Fall, le mandataire de la coalition Yewwi askan wi, et Mame Diarra Fam, tous deux députés à l'Assemblée nationale, en violation flagrante de leur immunité ; en plus du maire de la Ville de Guédiawaye, Ahmet Aïdara, arrêté avant la manifestation dans sa commune, située à des kilomètres du lieu prévu pour le regroupement. L'opposition avait encore prévu une manifestation pour le 29 juin, qui a ensuite été annulée.
Finalement, les élections législatives ont mis en concurrence huit coalitions : la coalition au pouvoir, à savoir Benno Bokk Yaakaar (Unis autour d'un même espoir) ; Bokk Gis-Gis Liggeey (Une vision commune au service du travail) ; les Serviteurs ; Wallu Sénégal (Sauver le Sénégal) dirigée par le Parti démocratique sénégalais (PDS) de Me Abdoulaye Wade ; Aar Sénégal (Préserver le Sénégal) ; Bunt bi (La porte); Natangue askan wi (La prospérité du peuple) ; et enfin la coalition Yewwi Askan Wi (Libérer le peuple) dirigée notamment par Ousmane Sonko et Khalifa Ababacar Sall, l'ancien maire de Dakar.
La stratégie politique mise en œuvre par l'inter-coalition Yewwi-Wallu qui n'est pas un cadre juridique, mais une alliance politique pratique et pragmatique, a permis de tirer profit du scrutin majoritaire à un tour au niveau des départements pour maximiser ses chances d'obtenir des sièges. En effet, il y a 46 départements au Sénégal et huit circonscriptions dans la diaspora qui élisent 112 députés au scrutin majoritaire à un tour, où le vainqueur même avec une seule voix de différence remporte tous les sièges. Les 53 autres sièges des 165 députés à élire sont pourvus au scrutin proportionnel sur la base du total des voix des coalitions de partis additionnées au niveau national. C'est ainsi que l'alliance politique entre Yewwi askan wi et Wallu Sénégal a obtenu des résultats très appréciables.
En effet, au regard de la décision n° 20-E-2022 Affaires n° 28-E-22 et n° 29-E-22 du 11 août 2022 portant résultats définitifs du scrutin pour les élections législatives du 31 juillet 2022, on peut constater. Inscrits : 7. 036. 466. Votants : 3. 270. 110. Suffrages valablement exprimés : 3. 260. 886. Quotient national : 61 526,151. Taux de participation : 46,6%. La coalition Benno Bokk Yaakaar obtient 1. 518. 137 soit 46,55% des voix. La coalition Wallu Sénégal obtient 471. 517 soit 14,45%. La coalition Yewwi askan wi obtient 1. 071. 139 soit 32,84% des voix. Au scrutin majoritaire départemental, Benno Bokk Yaakaar obtient 57 sièges ; Wallu Sénégal 16 sièges ; Yewwi askan wi 39 sièges. Au scrutin de liste nationale, la coalition Benno Bokk Yaakaar engrange 25 sièges ; la coalition Wallu Sénégal 8 sièges et la coalition Yewwi Askan wi 17 sièges. Les coalitions AAR Sénégal, Bokk gis gis liggeey et Les Serviteurs obtiennent chacune un député.
L'opposition réunie totalise 53,45% des voix. Les suffrages cumulés de Yewwi askan wi et de Wallu Sénégal font 47,29% contre 46,55% des voix pour Benno Bokk Yaakaar. Au total, Benno Bokk Yaakaar obtient 82 députés contre 83 députés pour l'opposition. Le député Papa Diop rejoint la coalition Benno Bokk Yaakaar et lui permet d'obtenir de justesse une majorité à une voix près. La décision de Madame Aminata Touré, tête de liste nationale de la coalition Benno Bokk Yaakaar, d'être député non inscrit après avoir été écartée pour occuper la présidence de l'Assemblée nationale, relativise encore la majorité obtenue par la coalition au pouvoir. Il s'agit du retournement d'un paradigme majeur de la vie politique sénégalaise où la majorité présidentielle s'est toujours adossée à une majorité parlementaire forte et écrasante.
La percée de l'opposition s'explique essentiellement par des raisons socio-économiques et des raisons politiques. En effet, l'opposition a mis en évidence les difficultés vécues par les Sénégalais, notamment le renchérissement exponentiel des denrées de consommation courante, le chômage des jeunes, la pauvreté, les problèmes dans la gestion des ressources naturelles, du foncier, des services publics, notamment la santé, l'éducation, la justice etc. L'opposition brandit également l'argument de la lutte contre une troisième candidature du Président Sall, illégale au regard de la Constitution. On note ainsi une certaine présidentialisation des enjeux des élections locales et législatives.
La question de la troisième candidature du Président Abdoulaye Wade avait déjà provoqué des tensions, des violences et une dizaine de morts en 2012. Les polémiques juridiques et politiques étaient liées au fait que le Président Wade avait été élu sur la base de la Constitution du 7 mars 1963 qui ne limitait pas le nombre de mandats, avant d'adopter une nouvelle Constitution le 22 janvier 2001. Dès lors, les contradictions étaient liées à la comptabilisation ou non du premier mandat acquis en 2000. La situation est tout à fait différente pour le Président Sall, élu en 2012 sur la base d'une Constitution qui limitait à deux le nombre de mandats pouvant être exercés successivement, avec la mention suivante : " Le mandat est renouvelable une fois ".
C'est pour mettre un terme à tout retour à la grave crise politique vécue en 2012 que le référendum du 20 mars 2016, qui a révisé la Constitution sans en adopter une nouvelle, a confirmé et conforté l'article 27 dans la limitation à deux du nombre de mandats, tout en le verrouillant encore dans sa rédaction, en disposant : " Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ". Pour raffermir la constance du Constituant sur la limitation des mandats à deux depuis 2001, la Charte fondamentale a tout de même rajouté deux autres verrous à travers la réforme de 2016, considérant que la limitation des mandats à deux elle-même ne peut pas être modifiée. En ce sens, l'article 103 dispose en son alinéa 7 :
" La forme républicaine de l'État, le mode d'élection, la durée et le nombre de mandats consécutifs du président de la République ne peuvent faire l'objet de révision ". Le paragraphe 8 ajoute un autre verrou : " Le paragraphe 7 du présent article ne peut être l'objet de révision ". Dès lors, si le Président Sall persiste à présenter une troisième candidature qui viole la Constitution, le pays risque de connaître des lendemains incertains avec des tensions et des violences.
La relance de la procédure judiciaire dans l'affaire Sweet beauty opposant Adji Sarr à Ousmane Sonko.
Les événements de mars 2021 ont profondément ébranlé les institutions du pays. C'est l'une des crises politiques les plus graves de l'histoire du Sénégal avec un lourd bilan de 14 morts, de nombreux blessés et de nombreux dégâts matériels. Mais il faut dire qu'il y avait un fond de mécontentement populaire lié aux mesures de confinement de la population prises pour lutter contre la pandémie de COVID 19. Cependant, l'écrasante majorité de la population active évoluant dans le secteur informel, les conséquences économiques du confinement ont alors été désastreuses.
Mais les événements de mars 2021 ont également fait référence à des revendications portant sur le respect des règles de la concurrence démocratique et de l'État de droit, avec des soupçons d'instrumentalisation de la justice pour liquider des adversaires, comme dans les affaires politico-judiciaires qui ont conduit à l'incarcération de Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall. Dès lors, les accusations de viol de la masseuse Adji Sarr contre Ousmane Sonko sont considérées comme un complot visant à mettre ce dernier en prison et à l'exclure du jeu.
Cette affaire doit être judiciairement élucidée dans la transparence et le respect des droits des parties en conflit, pour qu'on puisse tourner cette page et que le pays puisse se focaliser sur les vrais problèmes ; que les différents candidats à la Présidentielle de 2024 puissent travailler à présenter aux Sénégalais les solutions alternatives qu'ils proposent pour la gestion du pays.